Hommage à Rothko

par

Morton Feldman
(1926-1987)
Rothko Chapel
Erik Satie
(1866-1925)
Gnossiennes n°1, 3 et 4, Ogives n° 1 et 2
John Cage (1912-1992)
Four2, ear for EAR (Antiphonies), Five, In a Landscape
Kim Kashkashian (alto), Steven Schick (percussion), Sarah Rothenberg (celesta et piano), Lauren Snouffer (soprano), Sonja Bruzauskas (mezzo), L. Wayne Ashley (tenor), Houston Chamber Choir dir.: Robert Simpson
2015-DDD- 70’24- Textes de présentation en anglais - ECM New Series 2378

En 1964, le célèbre couple de collectionneurs texans d’origine française John et Dominique de Menil eut l’idée de demander au peintre Mark Rothko de concevoir une série de tableaux dans le but d’orner un lieu de recueillement spirituel ouvert à toutes les conceptions religieuses et philosophiques. Rothko donna suite à la commande et en 1967 les quatorze toiles de grandes dimensions étaient, destinées à orner le bâtiment -conçu par les architectes Philip Johnson, Howard Barnstone et Eugene Aubry -étaient achevées. Rothko se suicida en 1970 et ne put donc voir la chapelle finie qui fut inaugurée en 1971. Le hasard voulut que le compositeur Morton Feldman assistât à la cérémonie d’inauguration de la Rothko Chapel, occasion que mirent à profit les Menil pour lui demander de composer une oeuvre en hommage au peintre disparu qui était par ailleurs son ami. Quand parut Rothko Chapel, il ne faisait aucun doute -en Europe, du moins- que l’avenir de la musique ne pouvait appartenir qu’au sérialisme dont les tenants se revendiquaient uniquement de la filiation de l’Ecole de Vienne, principalement Schönberg et Webern, tout en accordant une place de première importance à Stravinsky. On ne sera donc pas étonné de voir un héraut de l’avant-garde pure et dure comme Boulez (et la même chose vaut pour Elliot Carter) n’avoir que mépris pour le minimalisme prôné à la même époque par des compositeurs américains tels que Steve Reich, Philip Glass ou Terry Riley. Alors que l’avant-garde européenne voyait le développement de la musique dans la complexité et la rupture, leurs confrères américains optaient pour la consonance, la simplicité harmonique, les longues phrases musicales hypnotiques et répétées avec d’infimes variations rythmiques ou harmoniques.
Le présent enregistrement prend d’une certaine façon le contrepied de ce qu’on affirmait à l’époque, en voyant Erik Satie -généralement considéré comme un marginal intéressant quoique légèrement loufoque- comme le père fondateur de ce qui constitue une grande part de la musique d’aujourd’hui, au point de déboucher sur le succès considérable et parfois tout à fait inattendu de compositeurs comme Górecki ou Pärt (et l’on sait que la firme discographique ECM n’est pas pour rien dans la phénoménale popularité du compositeur estonien).
Le cas de Feldman est un peu particulier. Même si on l’a souvent rattaché au minimalisme, le compositeur new-yorkais en diffère par le fait qu’il ne cherche pas à amener son public dans un état de quasi hypnose ou de transe, mais écrit une musique qui demande l’attention totale de l’auditeur. L’essence de sa méthode de composition n’est pas non plus la répétition, souvent dans un schéma prévisible, des minimalistes (même s’il lui arrive d’y avoir recours), mais la succession continue d’épisodes, le plus souvent de niveau dynamique faible, dans un tempo lent et une atmosphère intime, presque comme une confidence murmurée qui exige qu’on tende l’oreille de peur que quelque chose nous échappe. Mais le plus étonnant est la façon dont cette musique exige et attire une audition absolument impliquée, avide d’en percevoir les plus infimes nuances et sa façon d’abolir le temps du métronome et de l’horloge.
Cette version de Rothko Chapel n’est peut-être pas le dernier mot en manière de dynamique absolument réduite, mais elle séduit par l’engagement et la qualité des interprètes. L’altiste Kim Kashkashian aborde la partition avec sincérité et franchise là où d’autres seraient plus éthérés (on peut en dire autant du percussionniste Steven Schick et du Houston Chamber Choir). Justice est rendue à la singulière beauté de l’oeuvre, et la poignante conclusion où la belle phrase lyrique d’inspiration hébraïque de l’alto est d’abord entendue sur fond de vibraphone avant que le choeur ne les rejoigne est véritablement émouvante.
Le choeur et son chef Robert Simpson s’illustrent également dans deux belles et sereines pièces de John Cage -qu’une longue amitié lia à Feldman depuis leur rencontre en janvier 1950 à Carnegie Hall lors d’un concert où Mitropoulos avait dirigé le Philharmonique de New York dans la Symphonie op. 21 de Webern- qui démontrent que John Cage était bien plus que l’original voire le plaisantin que certains ont cru bon de voir en lui. La pianiste Sarah Rothenberg clôt d’ailleurs l’enregistrement sur In a Landscape (1948), une paisible pièce pour piano de Cage où l’influence de Satie se conjugue à celle du bouddhisme zen auquel le compositeur adhéra dès les années 1940.
Dans l’intéressante notice qui accompagne le disque, Sarah Rothenberg voit dans Cage et Satie deux influences majeures sur Feldman, et l’interprétation qu’elle donne de plusieurs pièces de jeunesse du fantasque ermite d’Arcueil frappe d’emblée par son côté sérieux et austère, une espèce de grandeur dépouillée qui impressionne fort.
Patrice Lieberman

Son 10 - Livret 9 - Répertoire 10 - Interprétation 9

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