1844-2014 : Renaissance de l'orientalisme musical

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Le Désert de Félicien David
Intitulée "Nature et Artifice", c'était une magnifique aventure que présentait La Cité de la Musique, à Paris, du 5 au 15 mai. Le cycle "Déserts" proposait diverses articulations musicales autour de ce thème ô combien porteur de rêves et de fantasmes. Cela valait le voyage. Revisité par de nombreux compositeurs, il passe allègrement d'anonymes du XIVe siècle à Pascal Dusapin, en s'arrêtant à Gesualdo (Repons), à Carl Philipp Emanuel Bach (Les Israélites dans le désert) ou à Steve Reich (The Desert Music) : un parcours passionnant. Spéciale était la soirée du 6 mai, à laquelle j'assistai : le concerto "égyptien" de Saint-Saëns y voisinait avec la célèbre (mais très inconnue de nos jours) ode symphonie Le Désert de Félicien David. Le cinquième concerto de Saint-Saëns, fort joué ces derniers temps, formait plus qu'un amuse-bouche : une savoureuse entrée. Le jeu sec et perlé de Bertrand Chamayou rappelait celui de l'auteur, menant la danse avec une ironie de magicien ... oriental bien entendu. La "résurrection" du Désert cadre avec la redécouverte de Félicien David entreprise par le Palazzetto Bru Zane et qui nous valut déjà la reprise du grand opéra Herculanum à Versailles (mars), de l'oratorio Moïse au Sinaï à Clermont-Ferrand (mars), celle de l'opéra-comique Le Saphir à Venise (avril), en attendant Christophe Colomb à La Côte-Saint-André (août). Sans oublier la récente parution chez Naxos de Lalla Roukh, chef-d'oeuvre pétillant, et d'autres enregistrements de mélodies ou de musique de chambre. L'heure est donc à Félicien David, depuis toujours estampillé "l'auteur du Désert". Qu'en est-il de ce fameux Désert, créé en 1844, et qui fit une si forte impression, déchaînant même l'enthousiasme de Berlioz ("un grand compositeur est apparu"). Il faut avouer que les premières mesures, de longues tenues de cordes soutenant les vers récités du confrère saint-simonien Auguste Colin ("A l'aspect du désert, l'infini se révèle") reflètent cette idée d'immensité, de vide, d'étrangeté lointaine. Viennent quelques soupirs de cors, puis le choeur psalmodie sur "Allah" : nous voilà ailleurs. L'oeuvre, d'une durée de 50 minutes, comprend trois parties. La première se poursuit par la subtile et obsédante Marche de la caravane, avec un très heureux contrepoint de hautbois repris par les cordes, et se termine par l'évocation terrifiante d'une tempête de sable. La deuxième partie, la plus belle peut-être, n'est qu'un immense mouvement lent, nocturne. David y dépeint la magie de la nuit en plein désert, au moyen de deux interventions du ténor solo, d'une émotion intense, à peine interrompues par une fantaisie arabe et une danse des almées, jolies pièces purement orchestrales. Un lever de soleil, un peu facile mais neuf pour l'époque, introduit la dernière partie qui culmine par le très original Chant du muezzin, chanté en arabe. Tout finit par une reprise de la marche de la caravane, et un dernier hommage choral à la gloire d'Allah. Tel est ce Désert, qui impressionna fort l'auditoire de 2014, et tous se sentaient heureux de redécouvrir une partition vantée par tous les livres mais plus jamais montée. L'ovation s'adressa aussi aux interprètes, le très subtil orchestre de chambre de Paris (superbe prélude de la deuxième partie), le choeur Accentus, le narrateur Jean-Marie Winling, la chef Laurence Equilbey, ainsi qu'aux deux ténors, Cyrille Dubois et Zachary Wilder. Le premier a envoûté le public par un chant sublime et raffiné qui fit de l'Hymne à la nuit le point culminant de la soirée, et le second a parfaitement rendu la mélopée islamique, triomphant aisément de sa tessiture fort aiguë. Il est heureux que ce concert soit enregistré : le disque remplacera aisément l'unique version existante de Guido Maria Guida (Capriccio), estimable mais ne rendant qu'imparfaitement justice à cette oeuvre importante car fondatrice d'un courant capital de la sensibilité musicale au XIXe siècle : l'orientalisme.
Bruno Peeters
Paris, Cité de la Musique, le 6 mai 2014

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