FOCUS : Anton Bruckner, hier et aujourd’hui. La fin d’un mythe?

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Peu de compositeurs ont bénéficié d’une histoire discographique aussi riche et aussi complexe qu’Anton Bruckner. En 1928 déjà, c’est-à-dire à un moment où la 9e Symphonie de Beethoven venait d’être enregistrée pour la deuxième fois, la firme Polydor consacrait huit disques 78 tours à la 7e Symphonie de Bruckner avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin dirigé par Jascha Horenstein. Elle recommençait, aryanisation aidant, dix ans plus tard, mais avec Carl Schuricht. A la même époque c’était le tour des 4e et 5e Symphonies et même deux fois chacune, par Karl Böhm et Eugen Jochum.Sacré en 1937 héros germanique, le compositeur autrichien était entré au Walhalla où, non loin de Regensburg, l’Allemagne honore ses grands hommes depuis le milieu du XIXe siècle. Le régime anticipait ainsi l’Anschluss qui moins d’un an plus tard va remplacer l’Internationale Brucknergesellschaft de Vienne par la Deutsche Brucknergesellschaft de Leipzig pour publier en exclusivité les versions originales (Originalfassung) des symphonies sous la direction du musicologue autrichien Robert Haas, membre du parti nazi depuis 1933. Selon lui, toutes les éditions publiées du vivant du compositeur l’avaient été sous l’influence d’élèves et d’amis qui avaient abusé de sa naïveté et de sa bienveillance. Elles devaient être remplacées par des partitions basées sur les seuls manuscrits originaux, éliminant ainsi la plupart des modifications, coupures et corrections des partitions imprimées dont le compositeur et sa musique auraient été victimes. Ces versions «  originales  » furent présentées comme reconstituant ce que le héros germanique du Walhalla aurait réellement voulu et que des influences «  extérieures  », voire juives (avec notamment Ferdinand Löwe et Hermann Levi) ont perverti. Comme ces partitions réalisées sous l’autorité d’un musicologue compétent et idéologiquement sûr comme Haas étaient éditées en Allemagne, elles s’imposèrent sans difficultés auprès de la plupart des chefs d’orchestre allemands et autrichiens de l’époque. Après la guerre, les symphonies de Bruckner ne quittèrent leur univers germanique que grâce aux chefs d’orchestre que le nazisme avait contraints à émigrer (Jascha Horenstein, F. Charles Adler, Walter Goehr, Otto Klemperer, Bruno Walter), à deux chefs hollandais (van Beinum et van Otterloo) et au suisse Volkmar Andreae, mais à la fin de l’ère du 78 tours (1950), à peine une douzaine d’enregistrements avaient été réalisés. Convenant particulièrement bien à des œuvres d’une telle dimension, le disque Long Playing, puis le CD ont été des facteurs déterminant de leur diffusion, si bien qu’on dénombre aujourd’hui un total de quelque 1800 enregistrements (1) consacrés aux onze symphonies, une proportion importante provenant de versions dites «  historiques  » de toutes sortes, japonaises en particulier (2), publiées en CD comme des reliques. On s’aperçoit alors que les versions «  définitives  » de Robert Haas (n°1, 2, 4 à 8) et de son successeur d’après-guerre, Leopold Nowak, n’ont pas effacé de nombreuses autres éditions -plus d’une quarantaine- non seulement celles de l’époque de Bruckner (3), mais aussi celles issues de travaux récents de musicologues non satisfaits de la situation imposée par la Société Bruckner de Vienne. Partageant cette insatisfaction, de nombreux chefs d’orchestre ont dirigé et dirigent de plus en plus ces autres versions, Knappertsbusch hier, Eliahu Inbal, Roger Norrington, le japonais Akira Naito aujourd’hui.

Vers une nouvelle édition
Déjà latente, cette remise en question a été clairement définie en 1994 dans la revue américaine The Musical Quarterly, 78/3, par une étude de Bryan Gilliam, un musicologue de la Duke University (Caroline du Nord), sous le titre  : The Annexation of Anton Bruckner : Nazi Revisionism and the Politics of Appropriation. Au début de 1996, l’éditeur de cette revue, Leo Botstein, reprenait le sujet avec trois études dont une de Benjamin Marcus Korstvedt (4) qui, un an plus tard, mettait ouvertement en cause dans l’ouvrage collectif Bruckner Studies publié par l’université de Cambridge (5), la partialité des éditions de Haas.

Ce débat et sa conclusion (la nécessité d’entreprendre une nouvelle édition utilisant objectivement toutes les sources disponibles aujourd’hui), avait déjà été évoqué dans notre livre Le destin juif et la musique (Fayard, 2001) (6), suscitant deux réactions d’Harry Halbreich dans Crescendo (n°55/2001 et n°56/2002). Mettant en garde contre ce «  révisionnisme anglo-saxon  », il demandait de «  renvoyer Messieurs Schalk et Loewe à un juste oubli  » car Bruckner disposait «  d’une des éditions critiques les plus solides dont un compositeur ait jamais bénéficié  ». Cette opinion d’un brucknérien particulièrement érudit n’a cependant pas empêché qu’une unanimité internationale se développe et qu’une nouvelle édition soit décidée par la Musikwissenschaftlicher Verlag Wien (www.mwv.at) en plein accord avec l’Internationale Bruckner Gesellschaft et l’ Österreichische Nationalbibliothek, les deux piliers des anciennes éditions. La parution d’un premier volume (la deuxième version de la 4e Symphonie) était prévu pour la fin de 2012.

Il n’est donc pas étonnant qu’un ouvrage examinant en détail toute cette problématique s’intitule The New Bruckner (7), tant les stéréotypes accumulés durant un demi-siècle sont remis en question, en particulier celui de l’artiste germanique exemplaire dont la génialité est issue de la terre (Boden), du peuple (Volk) et de la race (Blut) en opposition avec l’esthétisme fin de siècle d’une Vienne corrompue dont Gustav Mahler était le modèle définitivement rejeté. Son auteur, Dermo Gault, a obtenu son doctorat à l’université de Belfast en 1994 avec une thèse sur les symphonies de Bruckner et a suivi depuis, toute l’évolution de la musicologie brucknérienne, aboutissant aux conditions suivantes  :

1. Le zèle de Robert Haas à créer l’image du Bruckner qu’il imaginait, ne correspond plus aux critères déontologiques et scientifiques actuels, même si le résultat musical incontestablement séduisant de son entreprise a fait son succès.
2. On ne peut continuer à séparer par un mur les solutions apportées aux nombreux problèmes que posent les compositions de Bruckner en affirmant qu’elles sont mauvaises quand elles sont contemporaines de Bruckner et bonnes quand elles viennent des années 30.
3. Cette déformation avait déjà été dénoncée par Leopold Nowak mais son action correctrice s’avère aujourd’hui nettement insuffisante.
4. L’étude minutieuse des documents originaux (en particulier les Stichvorlage c’est-à-dire les épreuves d’imprimerie des premières éditions) montre que dans la majorité des cas Bruckner a revu et annoté lui-même très soigneusement les épreuves des éditions imprimées de ses partitions alors qu’on les a rejetées en les présentant comme élaborées contre sa volonté.
5. La correspondance montre que l’estime de Bruckner pour Franz Schalk et Hermann Levi n’était pas de la soumission et qu’il pouvait s’exprimer avec force et rudesse lorsqu’il n’était pas d’accord. Franz Schalk était beaucoup plus jeune que Bruckner  : il n’avait que 18 ans à l’époque de la 6e Symphonie. Dans son testament, Bruckner confie ses partitions à Joseph, de six ans l’aîné de Franz Schalk. Bref, le rôle des frères Schalk faisant de leur aîné d’une quarantaine d’années, une victime paraît avoir été largement déformé lorsque l’on réunit toute la documentation disponible aujourd’hui, la correspondance en particulier.

Le mérite de la nouvelle édition entreprise est de mettre un terme au culte monolithique de l’Originalfassung  que Robert Haas et son époque avaient imposé et que les publications de Leopold Nowak n’avaient que partiellement élargi. Bien plus que d’un révisionnisme anglo-saxon, il s’agit aujourd’hui de la reconnaissance par les gardiens mêmes du temple, de la nécessité de restituer la musique de Bruckner dans sa diversité et ses hésitations à l’aide d’une équipe internationale disposant d’un maximum d’éléments d’appréciation.

Un ouvrage monumental et exhaustif

Van ZwolCornelis van Zwol, Anton Bruckner. Leven en werken.Uitgeverij Thoth, Bussum, 2012, 44,50 €.

La Hollande possède avec Cornelis van Zwol non seulement un brucknérien inconditionnel mais sans doute l’un des plus compétents qui se puisse trouver ainsi qu’en témoignent les 782 pages de ce livre. Présent à chaque symposium, collaborateur de l’Institut Bruckner de Linz, il a accumulé une gigantesque information dont il nous offre, après quinze années de travail, un panorama extraordinairement détaillé. La biographie occupe, en effet, 634 pages qui vont d’une généalogie remontant au XVe siècle jusqu’aux derniers instants du musicien, le 11 octobre 1896. La typographie est serrée mais agréablement illustrée et sans notes de bas (ou de fin) de page, assurant ainsi une lecture agréable.

La seconde partie ne comporte pas l’analyse musicale des œuvres. Sans doute a-t-on trouvé que cela mènerait trop loin et que, dans un pays comme la Hollande, les symphonies de Bruckner étaient suffisamment connues par leur omniprésence dans la vie musicale. Le texte se concentre, en revanche, sur une description détaillée de la genèse de l’ensemble des œuvres dans l’ordre des 23 volumes (8) de la Gesamtausgabe actuelle, avec pour chacune d’elles, un inventaire complet des exécutions du vivant de Bruckner, des éditions jusqu’à nos jours et des problèmes majeurs d’interprétation. On sait quel dédale cela signifie pour certaines symphonies. Une telle information est donc plus que nécessaire fournissant ainsi un état complet de la question au moment où l’on annonce une nouvelle édition s’efforçant de clarifier totalement les incertitudes ou les dilemmes qui subsistent. Sans doute ne faut-il pas en attendre de grands bouleversements mais plutôt une stimulation à ne pas laisser enfermer la musique de Bruckner dans certains stéréotypes. On peut espérer aussi que cela encouragera l’exécution de pages moins connues et la libération de documents voire de partitions (notamment des mélodies) retenues dans des collections privées. L’ouvrage de Cornelis van Zwol s’achève par la bibliographie d’usage et une annexe consacrée aux sociétés ou associations Bruckner en Autriche, Allemagne et aux Pays-Bas (9).

Frans Lemaire

(1) Une discographie extraordinairement complète, répertoriant même chacune des éditions faites d’un même enregistrement, est tenue par John F.Berky, un professionnel américain de la radio  : http://www.abruckner.com

(2) Grand admirateur de Furtwängler, le chef d’orchestre Takashi Asahina (1908-2001) a été un défenseur acharné de la musique de Bruckner et un nombre considérable de ses interprétations publiques ont été publiées en CD.

(3) En particulier Loewe 1880 et Schalk 1890 pour la 4e Symphonie, Schalk 1896 pour la 5e, Gutmann 1885 pour la 7e, Schalk 1892 pour la 8e et Loewe 1903 pour la 9e Symphonie.

(4) Anton Bruckner in the Third Reich and After  : An Essay on Ideology and Bruckner Reception (Musical Quarterly, 80/1, p.132-160).

(5) «  Return to the pure sources  »: the ideology and the critical- legacy of the first Bruckner Gesamtausgabe, dans Bruckner Studies, p. 91-109, Cambridge University Press, 1997.

(6) L’antisémitisme n’est pas absent du sens donné à la musique de Bruckner par le régime nazi et par Robert Haas, en prétendant en particulier que la musique de Bruckner a été victime de l’hostilité des milieux juifs de Vienne pour sa musique et des tentatives maladroites de ses amis juifs de la modifier pour la conformer au goût de l’époque.

(7) Dermot Gault, The New Bruckner. Compositional Development and the Dynamics of Revision, 276 p., Ashgate, 2011.

(8) Le 24e volume est consacré aux lettres, 360 de Bruckner lui-même et une centaine de ses interlocuteurs ou contemporains.

(9) À la fin des années '50, une tentative de création d’une Société Bruckner en Belgique, en association avec l’Internationale Bruckner Gesellschaft fut abandonnée à la suite des réactions décevantes des milieux professionnels tant côté francophone que flamand. Sans doute la Bruckner Society of America aurait-elle mérité d’être mentionnée également, la collection de son bulletin Chord and Discord depuis 1932 étant accessible sur le web. Une société française a existé du temps de Paul Gilbert Langevin. Elle semble vouloir renaître en annonçant un site internet (http://anton-bruckner.fr/index.html).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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