A Amsterdam, Guillaume Tell frise la perfection !

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Le chef-d’oeuvre ultime de Rossini (1829) est définitivement inscrit dans le grand répertoire international, et tous les ténors veulent se mesurer au rôle d’Arnold ou les sopranos, à celui de Mathilde. Eu égard aux difficultés vocales et scéniques qu’il représente, il n’est cependant pas fréquemment monté, et c’est tout à l’honneur du Nederlandse Opera d’avoir osé la gageure. Surtout que cette coproduction avec le Metropolitan Opera de New-York frise la perfection. La mise en scène du directeur artistique Pierre Audi se caractérise par une sobriété visant l’efficacité avant tout. Pas d’effets clinquants ni de costumes extravagants ni d’effets modernistes inutiles: seuls le bétail suspendu à l’envers des cintres, certains couvre-chefs chinois des choeurs, ou les vêtements anachroniques durant le ballet peuvent susciter l’étonnement. Tout cela n’était que peccadilles par rapport à une direction d’acteurs ferme et précise, à une vision dramatique très pensée et surtout à un respect absolu des codes du “Grand Opéra” dont Guillaume Tell est une oeuvre fondatrice, à l’instar de La Muette de Portici d’Auber, créée un an auparavant. Les imposantes scènes d’ensemble, qui font toute la nouveauté de cet opéra, sont remarquablement conduites et le public a pu vibrer au finale du premier acte, à la conjuration sur le mont Rütli ou à la fameuse scène de la pomme qui suit le ballet du IIIe acte. Les nombreux duos passionnés (Tell-Arnold, Arnold-Mathilde) témoignent d’une égale maîtrise, et celui qui a ouvert l’acte III, perle lyrique de la partition (“Sur la rive étrangère”) a profondément ému. Sans oublier l’immortel trio “Lorsque l’Helvétie est un champ de supplice”, si joliment pastiché par Offenbach dans La Belle Hélène, et qui retrouvait ici sa vigoureuse fraîcheur. Pierre Audi a réalisé un final ouvert surprenant. Après le grandiose et lumineux hymne à la liberté qui termine l’opéra, les choristes s’en sont lentement allés vers le fond, laissant le fils de Guillaume seul en scène: la liberté n’est jamais acquise mais continue à se mériter dans l’avenir. Si la mise en scène se révéle ainsi en plein accord avec la dramaturgie du “Grand Opéra”, les chanteurs ont tout aussi intelligemment souligné l’intense écriture d’un Rossini qui renouvelait complètement son style, ouvrant la voie à l’avenir de l’opéra en créant un genre nouveau. A tout seigneur tout honneur: le Guillaume de Nicola Alaimo posséde une prestance certes facilitée par sa haute taille mais surtout une autorité formidable grâce à une voix de stentor qui a brillé bien sûr dans les ensembles, mais qui a su aussi émouvoir dans son apostrophe si touchante à son fils (“Sois immobile”), autre grand moment de la soirée. Jemmy, rôle plus important que l’on ne le croit, est bien incarné par la juvénile Eugénie Warnier tout comme la belle mezzo d’Helena Rasker, parfaite Hedwige. Les “méchants” péchent peut-être un rien par un manque de stature (le Gessler de Christian Van Horn et le Rodolphe de Vincent Ordonneau), mais les deux basses de Walter Furst (Marco Spotti) et du père Melcthal (Patrick Bolleire) sont loin de démériter, tout comme le charmant petit chasseur de Julian Hartman. Arnold est un rôle terrible et craint, ne fût-ce que par sa présence quasi constante sur scène, et par sa grande scène de l’acte IV: “Asile héréditaire” avec ses redoutables suraigus. John Osborn, connu par son intégrale en CD sous la direction d’Antonio Pappano, nous avait déjà impressionnés par la puissance de son Raoul des Huguenots à La Monnaie en juin 2011. Et quel lyrisme rare aussi, dès son air du premier acte! Il a pleinement confirmé notre admiration: voilà un ténor par lequel le “Grand Opéra” retrouve toute sa force. Au salut final, c’est pourtant Marina Rebeka qui remporte le succès à l’applaudimètre: la soprano lettonne a en effet touché le public par une incarnation aussi émouvante que dramatique d’un rôle en or. De l’air sublime “Sombre forêt” jusqu’à son énergique intervention après la scène de la pomme en passant par l’admirable duo du premier tableau de l’acte III, déjà mentionné, elle fait un parcours sans faute, cerise sur le gâteau d’une distribution sans failles. Paolo Carignani, également fort acclamé, dirige un orchestre du Nederlandse Opera des tout grands jours, où l’on a pu remarquer les violoncelles tendres et poétiques, les vents délicats ou les cors virtuoses (prélude II), orchestre précis, haut en couleur, mais qui jamais ne couvre les solistes: du grand art. Une soirée magnifique, qui a redonné tout son éclat au Grand Opéra français.
Bruno Peeters
Amsterdam, de Nederlandse Opera, le 15 février 2013

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