A Bastille, un Lac des Cygnes saisissant 

par

Pour toute la période des fêtes jusqu’au 31 décembre, le Ballet de l’Opéra National de Paris affiche dix-huit fois Le Lac des Cygnes en reprenant la production somptueuse que Rudolf Nureyev avait conçue à son intention en décembre 1984 et qui n’a pas pris une ride. Dans des décors d’Ezio Frigerio, des costumes de Franca Squarciapino et des éclairages de Vinicio Cheli, le rideau s’ouvre sur une scène dépouillée incluant un large escalier surmonté d’un praticable et de gigantesques colonnes encadrant un écran où est projeté un lac aux coloris évanescents qu’aurait pu peindre un Claude Monet. Alors que le jeune Siegfried est immergé dans de sombres pensées, une princesse égarée est enlevée dans les airs par un terrifiant homme /vautour ; l’on perçoit immédiatement que cet espace clos symbolise la psyché du prince et ses fantasmes, ce qui le contraint à affronter la réalité sans pouvoir l’appréhender. Le jeune homme est délibérément manipulé par un personnage étrange, son précepteur Wolfgang, qui lui dicte faits et gestes tout en lui tendant l’arbalète pour la chasse aux volatiles, avant de se transformer en génie maléfique. Naturellement s’y adjoint le concept de la femme-oiseau, Odette cygne blanc se métamorphosant en Odile cygne noir. Sert de révélateur le pas de deux du troisième acte confinant au trio, alors que le Prince tente de happer la créature fascinante que protège son père sorcier en la reprenant continuellement. Face à ces trois personnages qui acquièrent à niveau égal le rang de protagoniste (quand, précédemment, la ballerine seule attirait les regards), Rudolf Nureyev prête attention au corps de ballet qui se voit doté d’une véritable consistance, ce que démontreront les seize hommes livrant la Polonaise du premier acte et les vingt-quatre femmes-cygnes luttant contre une inexorable malédiction. Le blanc immaculé de leur tutu sera dévoré par les voiles obscurs dont s’enveloppera Rothbart et le noir fulgurant qu’arborera une Odile sarcastique, tandis que les factions de courtisans et les groupes folkloriques se contenteront des demi-teintes.
Sous la direction du chef estonien Vello Pähn, l’Orchestre de l’Opéra rend justice à la partition de Tchaikovsky, même si affleurent quelques approximations dans le registre des bois et des cuivres. Au fil des représentations, les distributions changent ; mais l’excellence du Corps de ballet n’est plus à démontrer, ce dont attestent la qualité des ensembles de cygnes blancs et de chevaliers ainsi que l’éclat du Pas de trois du premier acte incorporant Sae Eun Park, Séverine Westermann et le jeune Fabien Révillion. François Alu qui mène la Csardas avec Léonore Baulac s’empare le lendemain du double rôle Wolfgang/Rothbart et subjugue sous les traits du magicien alors que, le soir précédent, Karl Paquette s’avérait plus convaincant en Intendant. Mathias Heymann prête à Siegfried une technique de sauts et de bonds ébouriffante ; mais Mathieu Ganio a davantage la dimension d’un prince en proie à la mélancolie. La dualité Odette/Odile est difficile à restituer pleinement, à moins d’être une Plissetskaya ; mais Myriam Ould-Braham touche par la fragilité sacrificielle de son cygne blanc, quand Amandine Albisson exhibe le cynisme provocateur du cygne noir puis le tragique du dénouement au moment où le jeune seigneur se laissera abattre par les éléments, tandis que, dans les cieux, le rapace triomphant emportera sa victime… Devant des salles archi-combles, l’ensemble de la production remporte un triomphe ô combien mérité.
Paul-André Demierre
Paris, Opéra Bastille, les 10 et 11 novembre 2016

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.