A Genève, une Carmen bien morose

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Pour l’ouverture de sa dernière saison à l’Opéra des Nations, le Grand-Théâtre de Genève choisit de reprendre Carmen, absente de son plateau depuis dix-huit ans.

« L’œuvre de Bizet…vous emporte loin du Nord humide, de toutes les brumes de l’idéal wagnérien… Cette musique est gaie, mais pas d’une gaîté française ou allemande… Quel bien nous font les après-midis dorés de son court bonheur ! ». Voilà ce qu’écrivait en 1888 Friedrich Nietzsche dans Le cas Wagner.


Et ici, qu’avons-nous ? A l’avant-scène est déployé un gigantesque éventail qui se replie pour nous révéler un espace de jeu où tout est noir. Dans une multinationale du meuble, l’on a acheté de longues tables dont l’une servira de passe-plat pour nous livrer la gitane alors qu’une autre, entourée de banquettes, deviendra plateforme de danse ; leur enchevêtrement devrait ensuite évoquer la montagne et le repaire des contrebandiers, avant d’être rassemblées pour constituer une passerelle vous amenant aux arènes. Quelle pauvreté visuelle que cette scénographie épurée voulue par Reinhild Hoffmann et son esthétique du Tanztheater qui nous avait valu, la saison dernière, une affligeante évocation de Maria Callas. Quant aux costumes d’Andrea Schmidt-Futterer, ils adoptent ce noir prédominant, tout en concédant un beige kaki à la garde descendante, un blanc sale aux gamins de la rue, des bas violacés aux spectatrices de la corrida qui ont la judicieuse idée de se jeter des oranges, des parements dorés au toréador et un jaune délavé à la Carmen du dernier tableau. Petit Chaperon bleu, Micaëla glisse une pâle lumière dans une action qui ne met en exergue aucune véritable direction d’acteur, à moins que, concept ô combien éculé, le spectre de la mort, efflanqué d’une douairière à faux-cul provenant de nulle part, n’en constitue le véritable ressort.

Mais au moins, par chance, le soleil émerge de la fosse, car le chef américain John Fiore sait faire sonner l’Orchestre de la Suisse Romande dans le Prélude, d’une rare brillance, et les trois entractes qui ont chacun un coloris spécifique. Quel dommage que la dynamique et le volume ne sachent ensuite s’estomper pour accompagner le chant, ce qui oblige une partie du plateau à vociférer ; et même dans les premières scènes, le Chœur du Grand-Théâtre de Genève peine à trouver ses marques avant de reprendre cohérence et éclat pour le dernier acte. Par contre, la Maîtrise du Conservatoire populaire (préparée par Magali Dami et Fruzsina Szuromi) glisse une note de fraîcheur avec sa bande de gosses aussi cocasses que touchants.

Sur scène, l’attention se porte en premier lieu sur la qualité des seconds plans : ainsi, le tandem Le Dancaïre-Le Remendado constitué par Ivan Thirion et Rodolphe Briand, est d’une drôlerie à toute épreuve avec une diction parfaite qui en fait les garants du style de l’opéra-comique ; dans la même lignée s’inscrit le jeune baryton Jérôme Boutillier qui campe un fringant Moralès. Une fois de plus, sous-employée dans un répertoire qui n’est pas le sien, Melody Louledjian dessine au moins une Frasquita aguicheuse. Lui donne la réplique Héloïse Mas qui est une Mercédès toute aussi déterminée à parvenir à ses fins ; pour deux soirées, elle s’empare du personnage de Carmen dont elle restitue la prosodie française ; mais sa retenue plutôt distante va de pair avec un phrasé qui, pour le moment, est trop uniforme. Dans la première distribution, la mezzo russe Ekaterina Sergeeva révèle un personnage aux velléités lascives évidentes ; mais elle s’empêtre dans une langue qu’elle ne  maîtrise pas et qui la contraint à hurler ses ‘forte’. Pire est le Don José de son compatriote Sergey Khomov qui produit un sabir des plus exotiques ; mais il a au moins les moyens d’un grand lyrique que pourraient posséder le jeune Sébastien Guèze, si la voix avait une réelle assise technique ; l’on souffre autant que lui, tant l’émission est instable, l’aigu plafonne et les sons détimbrés perdent l’intonation. Ildebrando D’Arcangelo se contente de livrer un Escamillo bellâtre, sûr du métal mordoré de son timbre mais bien avare de nuances dans le phrasé. Mary Feminear veut donner vie à une Micaëla décidée en chantant fort continuellement, tandis qu’Adriana Gonzalez lui redonne une certaine ingénuité et un bien meilleur français. Et l’on donnerait cher pour comprendre ce que veut nous raconter l’impossible Zuniga de Martin Winkler !

Pour conclure, qu’il me soit permis une réflexion : lorsque l’on réunit un ‘cast’ dit international, pourquoi vouloir utiliser une édition musicologique avec dialogues parlés quand la version Guiraud avec récitatifs chantés aurait minimisé la « casse » ?

Paul-André Demierre
Genève, Opéra des Nations, les 10 et 12 septembre 2018

Crédits photographiques : © Magali Dougados

 

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