A la Scala, le triomphe du mythique duo Zakharova-Bolle dans La Dame aux camélias

par

Svetlana Zakharova, Roberto Bolle

A rideau ouvert, le spectateur voit entrer une femme de chambre, triste sous sa cape grise, son bagage à la main ; butant sur une affiche de vente aux enchères, Nanine (car tel est son nom), campée par Monica Vaglietti, s’assied sur un canapé où figure le portrait de sa maîtresse, la belle Marguerite Gautier. Alors qu’un piano égrène quelques bribes de la Troisième Sonate de Chopin, déambulent curieux et acheteurs potentiels du mobilier, dont un gentilhomme sévère, Monsieur Duval. Surgit Armand, son fils, qui, submergé par le désespoir, finit par s’évanouir avant de pouvoir narrer sa propre histoire.

C’est ainsi que débute La Dame aux camélias, ballet en un prologue et trois actes que le chorégraphe John Neumeier conçut en 1978 à l’intention de Marcia Haydée, directrice et étoile du Ballet de Stuttgart. Pour constituer la partition musicale, il suivit les conseils du musicologue Gerhard Markson en choisissant diverses pièces de Fryderik Chopin ; car Marie Duplessis, l’authentique égérie, mourut en 1847, deux ans avant le compositeur. C’est pourquoi ici le pianiste Roberto Cominati dialogue avec l’orchestre milanais dirigé par Theodor Guschlbauer dans quatre des ouvrages concertants, tout en se partageant d’autres pages en solo avec le co-répétiteur de scène Marcelo Spacarotella. Dans les décors et costumes que Jürgen Rose élabora pour la création, la reprise du spectacle est due à Kevin Haigen (l’un des premiers interprètes du rôle d’Armand), Radik Zapirov et Janusz Mazon. Par deux fois, elle a été présentée à la Scala en mars 2007 et en octobre 2008 avec Roberto Bolle qui, dix ans plus tard, en est toujours le protagoniste.
En une optique cinématographique, le jeune homme évoque sa liaison avec Marguerite Gautier, la courtisane vilipendée, que personnifie magistralement Zvetlana Zakharova. L’action est accélérée par quatre ‘pas de deux’, dont trois nous mettent en présence d’un Armand impulsif jusqu’à l’effronterie, dont Roberto Bolle s’ingénie à dégager l’incontestable sincérité ; car, à coup d’arabesques désespérées et de ronds de jambe rageurs, il se débat face à l’inéluctabilité du destin. En lever de rideau, sa partenaire semble se jouer de ses élans d’affection avant de céder à l’empire de la passion. Dans la maison de campagne, une jeunesse dorée arbore de blanches tenues que pimente le rouge jockey d’un Gaston Rieux plaisantin (Gioacchino Starace) ; mais brutalement, un coup de poing est asséné sur le piano de scène. Surgit l’homme en noir, Monsieur Duval : tandis que, dans la fosse d’orchestre, Roberto Cominati enchaîne quatre des plus sombres Préludes de l’opus 28, Mick Zeni qui livre une composition saisissante, sait passer de l’austère componction à une compassion douloureuse, alors que la malheureuse traduit son désarroi par de convulsifs fouettés. La Première Ballade en sol mineur atteint le paroxysme du tragique, alors que les amants à nouveau réunis se laissent consumer par la passion destructrice qui les ronge inexorablement. Continuellement, l’infortunée a devant les yeux le drame de Manon et du Chevalier des Grieux qui a été représenté au Théâtre des Variétés ; en ces deux créatures personnifiées par les remarquables Nicoletta Manni et Marco Agostino, elle nie énergiquement la perspective en miroir de sa propre destinée. Ses rivales, l’Olympia de Caterina Bianchi, la Prudence d’Antonella Albano, semblent évoluer dans un univers qui lui est aussi étranger que celui où paraissent ses prétendants, le Duc de Riccardo Massimi ou le Comte de N. d’Antonino Sutera. Et les scènes de bal dans les tons rouge vif, or et noir magnifient le Corps de ballet, réglé à la perfection par Frédéric Olivieri.
Une dernière image de choc : Nanine remet au jeune homme le journal intime de sa maîtresse. Armand imagine l’accompagner pour la dernière fois au théâtre où l’on reprend ‘Manon Lescaut’. Mais terrassée par la phtisie, Marguerite quitte la salle pour mourir seule dans le dénuement total… Au rideau final, dix minutes d’applaudissements tapageurs saluent les deux étoiles qui associent sans relâche à leur succès l’ensemble des danseurs qui, selon le désir de John Neumeier, avaient chacun une véritable identité.
Paul-André Demierre
Milano, Teatro alla Scala, le 20 décembre 2017

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