A Montreux, un chef idéal pour Stravinsky

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Le Septembre Musical de Montreux fête son 70ème anniversaire ; car ce visionnaire que fut Manuel Roth avait décidé de fonder sur la Riviera vaudoise un festival qui pût être le pendant de celui de Lucerne (inauguré en 1938) sur le bord du Lac des Quatre Cantons. A l’affiche ont figuré les noms les plus prestigieux à commencer par la phalange des Paray, Wand, Krips, Cluytens, Benzi, Kletzki, Munch et Markevitch ayant pour solistes les Casadesus,Thibaud, Cortot, Milstein, Haskil, Ciccolini, Kempff et Szering.Cette année, pour les trois premiers concerts, Tobias Richter, l’actuel directeur, fait revenir le Royal Philharmonic Orchestra, créé lui aussi en 1946 par Sir Thomas Beecham, et placé sous la baguette de son chef principal et directeur artistique, Charles Dutoit, qui, pour la petite histoire, aura 80 ans dans cinq semaines. Chacun des programmes est conçu de manière identique : une grande page symphonique, un concerto et l’un des trois premiers ballets de Stravinsky.
Dans Les Hébrides de Mendelssohn, Charles Dutoit profite de la cohésion de chaque section pour mettre en lumière telle tournure mélodique, même si la continuité du propos peut donner l’impression de passer au second plan. Par contre, l’Ouverture de Guillaume Tell est traitée comme un vaste crescendo expressif vous tenant constamment en haleine. L’on n’en dira pas autant de l’Andante semplice extrait de la Deuxième Symphonie que Wilhelm Furtwängler élabora entre 1944 et 1945 : échafaudé comme un mouvement brucknérien, il commence par un dessin limpide qui devient vite grandiloquent avant de retomber…
Quant aux solistes, il faut d’abord évoquer la personnalité de Martha Argerich, jamais contente d’elle-même, comme toujours ! Une fois de plus, elle empoigne l’un de ses chevaux de bataille, le Concerto en la mineur de Schumann dont elle s’ingénie à différencier la thématique en glissant tel accent inattendu et en modelant, pour l’Intermezzo, de délicates perles qui miroiteront ensuite dans la Mazurka op.24 n.2 de Chopin donnée en bis. Dans le Concerto de Brahms, le violoniste Leonidas Kavakos atteint les mêmes sommets par une conception mûrement échafaudée qui lui fait rechercher la moindre nuance afin de laisser affleurer la richesse de la veine mélodique, ce qui caractérise aussi les ornements greffés à la Gavotte en rondeau de la Troisième Partita de Bach. Mais que dire de la prestation du prodige du clavier hautement publicisé, Daniil Trifonov ? Son interprétation du Deuxième Concerto de Rachmaninov allie la boursouflure à la raideur sur un fond orchestral trop épais ; mais elle sonde l’Adagio sostenuto pour y déceler enfin quelques bribes de véritable musique.
Néanmoins, le plat de résistance de ces trois soirées est constitué par les trois premiers ballets d’Igor Stravinsky. Depuis toujours, l’on sait que Charles Dutoit en est l’un des interprètes d’élection. De L’Oiseau de Feu et de Petrouchka, il nous présente les versions originales de 1910 et 1911. Dès Les premières mesures de L’Oiseau, il exige des cordes graves une précision du trait qui provoque le scintillement des bois et les glissandi de cordes, ce qui est monnaie fort peu courante. Et toutes les transitions amenant l’apparition du volatile, le khorovod des princesses ou la Danse infernale de Katchei ridiculisent l’idée de certains chefs s’ingéniant à ne présenter que la suite d’orchestre de cette fascinante partition. Petrouchka cultive la luxuriance du bariolage dans les deux tableaux de foire, tandis que le piano, secondé par les vents acides, suggère à la pointe sèche le dénuement du malheureux polichinelle. Et la trilogie s’achève par Le Sacre du Printemps, ouvrage essentiellement composé sur les rives du Lac Léman en 1912 : là aussi, Charles Dutoit déploie une indomptable énergie pour susciter la débauche de couleurs aveuglantes et la puissance tellurique du rythme qui vous rivent à votre siège jusqu’à l’instant où vous pouvez émettre un ‘hourra’ libérateur.
Paul-André Demierre
Montreux, Septembre Musical, les 26, 27 et 28 août 2016

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