A Paris : un concert en temps de guerre

par

Deszö Ranki

Orchestre National de France, Daniele Gatti (direction), Dezsö Ránki (piano)
On quitte Bruxelles, ville morte, ce samedi, pour rejoindre Paris qui, huit jours après les tragiques attentats, peine encore à se remettre du choc. Il y a étonnamment peu de monde dans les rues, les commerces n’attirent plus grand monde, alors que restaurants et cafés sont bien moins remplis qu’à l’accoutumée, et la circulation inhabituellement fluide.

Arrivés à la Maison de la Radio magnifiquement rénovée, ceux qui souhaitent assister au concert de l’Orchestre National de France sont dirigés vers une discrète entrée arrière où ils sont invités à ouvrir leurs sacs, puis à écarter les pans de leurs manteaux et déboutonner leurs vestons pour vérifier qu’ils n’auraient pas sur eux de ceinture explosive. Après ce premier filtrage et une fois déposés les manteaux au vestiaire, nouveau contrôle et passage sous le portique du détecteur de métaux, avant de pouvoir enfin pénétrer dans l’Auditorium récemment refait et plutôt modestement rempli pour une affiche de cette qualité (mais on me dit que, de façon générale, les concerts de Radio-France n’attirent pas le monde qu’ils méritent).
Même le traditionnel joyeux brouhaha d’avant-concert -et plus tard celui de l’entracte- semble étrangement réservé, comme si tous comprenaient que des moments comme ceux qu’on vient de vivre exigent la réserve qui sied à la tristesse.
Raison de plus pour compter sur la force de la musique pour aider à surmonter cette période de douleur et d’abattement, d’autant que le concert de ce soir clôture un cycle de trois soirées consacrées à Beethoven et Bartók, deux compositeurs qui furent d’infatigables défenseurs de la liberté contre la tyrannie.
Après une ouverture des Créatures de Prométhée de Beethoven prestement enlevée, on passe aux choses sérieuses avec le Troisième concerto pour piano de Bartók. Des trois pianistes qui émergèrent en même temps, très jeunes encore, dans la Hongrie des années 70, Dezsö Ránki est, je le concède, mon préféré, et ce même si ses deux contemporains, Zoltán Kocsis et András Schiff ont acquis davantage de notoriété. Il y a chez ce pianiste une modestie devant l’œuvre et une volonté d’atteindre à la vérité et à l’essentiel de celle-ci qui ne laissent d’impressionner. Et il n’en fut pas autrement dans la version aussi sobre et humble que magnétique et électrisante qu’il offrit du testament pianistique bartokien. On admire chez cet artiste la prodigieuse aisance technique, cette souplesse féline, le son cristallin, le parfait dosage des nuances, la pureté du jeu en accords et en octaves, mais aussi l’extraordinaire sensibilité telle que déployée dans l’Adagio religioso, avec, à la fin du mouvement, une douleur encore plus parlante parce que contenue. Gatti et le National furent d’excellents partenaires pour Ránki qui put compter sur un chef attentif et un orchestre en très bonne forme, avec de belles interventions des bois et un timbalier très en verve.
La deuxième partie vit le chef milanais -sobre, sérieux, efficace - démontrer sa maîtrise en conduisant de mémoire son orchestre dans une très belle version - sans aucun doute plus méditerranéenne et apollinienne que germanique et dionysiaque - de la Septième symphonie de Beethoven. Après un premier mouvement volontaire, clair et solaire, Gatti trouva le tempo parfait pour un Allegretto qui n’avait rien d’une marche funèbre, mais avançait au contraire sans lourdeur ni faux tragique, et permit d’apprécier un orchestre motivé et réactif, avec une section d’altos de très belle qualité. Le Scherzo permit à l’orchestre de démontrer son agilité (avec mention spéciale pour les cors et les trompettes allemandes), alors que le Finale -parfaitement contrôlé par le chef- coula de source, transparent et clair.
Patrice Lieberman
Paris, Auditorium de la Maison de la Radio, le 21 novembre 2015

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