A travers le désert, mille chameaux chargés d’étoffes

par


Mârouf, savetier du Caire (Rabaud)
Créé le 15 mai 1914, Mârouf s’avéra rapidement comme l’un des plus grands succès de l’Opéra-Comique et fut sans cesse représenté jusqu’à la seconde guerre mondiale. Une reprise tardive à Nantes fut l’occasion d’un bel enregistrement grâce auquel les mélomanes d’aujourd’hui ont pu se familiariser avec une partition tout sauf surannée. Jouant habilement sur la mode orientalisante très présente dans le répertoire français, du Désert et de Lalla-Roukh de Félicien David à la Padmâvati de Roussel en passant par Les Pêcheurs de perles de Bizet, La Princesse jaune de Saint-Saëns ou Lakmé de Delibes, Rabaud a concocté un bijou lyrique d’une brillance exceptionnelle, tant par les mélismes frappants des airs principaux que par une orchestration chatoyante, laquelle évoque autant Wagner que les Cinq russes. Le livret remarquable de Lucien Népoty s’inspire d’un conte des Mille et une nuits et raconte les aventures d’un savetier affligé d’une femme acariâtre mais qui finira par épouser une ravissante princesse. L’intrigue, fort drolatique, repose sur l’attente d’une caravane, promesse de richesses fabuleuses mais invention totale du héros. Grâce à un génie fort opportun, la caravane prend vie, Mârouf pourra épouser sa princesse et tout finira dans la joie. Jérôme Deschamps, directeur de la salle Favart, assure une mise en scène amusante au possible, qui fera beaucoup rire. Tout est pourtant millimétré: costumes bouffes très colorés et parfaitement en situation (celui du pâtissier valait son pesant de gâteaux, comme l’immense robe-parachute de la princesse), décors ensoleillés de façades méditerranéennes, direction d’acteurs inventive et mise en scène pleine de gaîté et de fantaisie. L’humour n’est jamais absent et le sultan comme son inénarrable vizir ont plus d’une fois déridé la salle, tout comme les deux ânes se servant joyeusement au bar. L’émotion était présente aussi, durant les deux merveilleux airs de la princesse ou lors de la déclaration d’amour du fellah au début de l’acte V (mais pourquoi s’adressait-il à son âne et non à son aimée ?). L’opéra tout entier repose sur son héros, le pathétique, burlesque, mais si attachant Mârouf. Créé par Jean Périer, le premier Pelléas, le rôle est parfois chanté par un ténor. Jean-Sébastien Bou, baryton Martin, s’impose par un legato de première force, dès sa complainte initiale Il est des musulmans dans la ville du Caire, mais aussi par une puissance étonnante, lorsqu’il découvre le radieux visage de la princesse à la fin de l’acte III. En outre, il est un acteur des plus crédibles et sera ovationné à l’issue du spectacle. Nathalie Manfrino n’a plus cet envahissant vibrato que d’aucuns lui ont reproché, et compose une princesse Saamcheddine aussi tendre que roublarde. Nicolas Courjal en impose en sultan (le rôle fut créé par le premier Arkel) et le vizir de Franck Leguérinel s’agite tout autant que le Mime de Wagner. En Ali, Frédéric Goncalvès remporte aisément la palme de la plus belle articulation. Mention spéciale pour la “calamiteuse” Fattoumah de Doris Lamprecht, criarde comme il sied, et le poétique fellah de Christophe Mortagne qui réussira bien sa métamorphose en génie clignotant. Des chanteurs de l’Académie de l’Opéra-Comique, école de renommée grandissante, tenaient les petits rôles. Tout ce monde, auquel il faut ajouter une jolie escorte de danseurs tout de vert vêtus et un choeur Accentus (qui aurait pu se révéler plus nombreux), était dirigé par Alain Altinoglu, très applaudi aussi et à juste titre. Il parvint en effet à faire ruisseler l’orchestre des pierreries orientales parsemées par Rabaud tout au long de sa partition (le ballet de l’acte III ou le prélude de l’acte IV, par exemple) tout en ne couvrant jamais les chanteurs. La caravane enfin arrivée, tout le monde est heureux et se lance dans une joyeuse fugue rassemblant tous les personnages au devant de la scène, pour le plus grand plaisir d’un public en délire. Après Zampa, Mignon, Ciboulette et avant Lakmé, l’an prochain, la salle Favart continue à défendre son répertoire. Voilà un spectacle à promener partout ! Et qui fait redécouvrir Henri Rabaud : un compositeur épatant.
Bruno Peeters
Paris, Salle Favart, le 25 mai 2013

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