Focus

La lumière sur un sujet musical particulier.

Portrait de compositrice : Imogen Holst

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La fille d’un compositeur honoré dans son pays peut-elle se créer une personnalité musicale reconnue ? C’est ce que nous allons découvrir en rencontrant Imogen Holst.

La Britannique Imogen Clare von Holst, connue sous le nom d’Imogen Holst, est une musicologue, compositrice, arrangeuse, cheffe d’orchestre et de chœur, enseignante, et auteure/éditrice qui a également été directrice artistique de festivals. Née le 12 avril 1907 à Richmond, dans le Surrey, elle est décédée le 9 mars 1984 à Aldeburgh, dans le Suffolk. Comme enseignante, elle a joué un rôle important dans l'éducation musicale britannique. 

Famille

Imogen est la fille unique de Gustavus Theodore von Holst, (Cheltenham, 21/09/1874 - Londres 25/05/1934) et d’Emily Isobel Harrisson (Londres 26/03/1876 - 16/04/1969). Les jeunes gens, connus comme Gustav Holst et Isobel Harrisson, se rencontrent lors d’un concert londonien organisé par l’Hammersmith Socialist Society. Gustav y dirige le Socialist Choir qu’a rejoint la jeune soprano Isobel. Le mariage a lieu à Londres au Fulham Register Office le 22 juin 1901, dès que la situation financière de Gustav le permet. Isobel se met à la couture pour qu’ils arrivent à assurer les fins de mois. 

Isobel Harrisson rejoint les « Independent-spirited women » et travaille, comme chauffeur volontaire, dans le Women’s Reserve Ambulance Corps venant en aide aux personnes dans le besoin pendant la guerre 14-18. En 1923, elle passe 2 mois en Amérique avec son mari et sa fille. Passionnée de décoration, elle préfère la vie à la campagne aux voyages lointains et rejoint plusieurs sociétés : l’English Folk Dance Society, l’Essex Society for Archaeology & History, l’Essex Agricultural Society, et supporte le British Women’s Institute et l’Eglise de Thaxed. Après son décès, le Times du 19 avril 1969 précise dans sa nécrologie qu’elle a été aimable et généreuse et qu’elle apporté, dans la vie de Gustav, grâce, aisance et confort

Gustavus Theodore von Holst (1874-1934), le père d’Imogen, est connu comme Gustav von Holst puis Gustav Holst parce que, en septembre 1918, il supprime officiellement le « von » trop germanique pour pouvoir participer à l’effort de guerre. Il est nommé organisateur musical pour la YMCA (Young Men's Christian Association) au Proche-Orient, basée à Thessalonique. 

Portait de compositrice : Tekla Bądarzewska

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Tekla Bądarzewska est une pianiste et compositrice polonaise ayant vécu de 1829 à 1861. Sa vie s’est déroulée dans ce qui est maintenant la République de Pologne. Un bref résumé de la situation politique de la Pologne, en particulier de Varsovie, semble indispensable pour comprendre son époque.

La République des Deux Nations, qui unit le Royaume de Pologne et le Grand-Duché de Lituanie en un seul état par l’Union scellée à Lublin le 1er juillet 1569, gouverne la région de 1569 à 1772 avec Cracovie comme capitale. Cracovie et Vilnius sont les sièges de deux Diètes (parlements) et de deux sénats. La Pologne et la Lituanie conservent leurs armées, leurs administrations et leurs lois propres. En 1596, le Roi Sigismond III (1566-1632), de la dynastie suédoise Vasa, déplace la capitale de la Pologne de Cracovie à Varsovie. 

Le Royaume de Pologne et le Grand-Duché de Lituanie sont liés par un monarque commun élu à vie par une Diète commune.

Stanislas August Poniatowski (Vowchyn 1732-Saint-Pétersbourg 1798), couronné en 1764, est le dernier Roi de la République des Deux Nations et Grand-Duc de Lituanie. Il entame des réformes mais son pouvoir est fragile. Son règne est marqué par une révolte de nobles contre l’ingérence de la Russie, ce qui provoque un premier partage de la République des Deux Nations. Le pays est amputé d’un tiers de son territoire et de sa population au profit de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche à la suite d’un traité ratifié par la Diète polonaise en 1772. 

La promulgation de la Constitution (3 mai 1791) provoque une guerre russo-polonaise et aboutit, en janvier 1793, à un deuxième partage entre la Russie de Catherine II et la Prusse de Frédéric-Guillaume II, sans l’Autriche alors en guerre avec la France. Varsovie reste polonaise. Après l’échec de l’insurrection de 1794 contre les dominations russe et prussienne, commandée par l’officier polonais Tadeusz Kościuszko (qui avait pris part à la guerre d’indépendance des Etats-Unis), un troisième partage efface définitivement la République des Deux Nations en 1795. Varsovie est incorporée au Royaume de Prusse et devient le chef-lieu de la province de Prusse-Méridionale. Stanislas August Poniatowski abdique.

Portrait de compositrice : Juliette Folville

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La femme n’est que le gracieux perroquet des imaginations, des pensées, des paroles de l’homme, et le joli petit singe de ses goûts et de ses manies.

C’est notamment ainsi que le Français Edmond Huot de Goncourt (1822-1896), fondateur de l’Académie Goncourt, considère la « femme » dans son Journal, le 25 janvier 1890.

Juliette Folville est une preuve, parmi bien d’autres, de l’inanité de cette citation.

Eugénie Emilie Juliette Folville est née à Liège le 5 janvier 1870. Son père Jacques Hubert Louis Jules Folville, connu sous le prénom de Jules, est un avocat renommé né à Liège le 13 octobre 1827. Il y a épousé en 1868 la Liégeoise Emilie Joséphine Eugénie Ansiaux, née le 19 février 1835, connue sous le prénom d’Emilie, une musicienne de talent, mais « sans profession ». Son grand-père maternel, Emile Louis Ansiaux (1804-1874), un banquier nommé Chevalier de l’Ordre de Léopold, a été juge puis président du tribunal de commerce de Liège. Lors de la naissance de leur fille unique, les parents de Juliette étaient domiciliés 7, rue Lonhienne à Liège et la famille y a vécu, au moins jusqu’au décès de Jules (27 novembre 1890). 

Famille

Juliette, enfant unique, est élevée dans une famille de mélomanes, musiciens amateurs de haut niveau. Sa mère Emilie Ansiaux (1835-1929) chante très bien, notamment des œuvres de Jean-Théodore Radoux (1835-1911), directeur du Conservatoire Royal de Musique de Liège de 1872 à 1911. Son père, l’avocat Jules Folville (1827-1890), a suivi, au Conservatoire Royal de Liège, les cours de piano de l’excellent professeur Jules Jalheau (1798-1862), né à Bruxelles de parents liégeois. Ce dernier a été professeur de solfège au Conservatoire de Paris avant d’être appelé, dès 1827, à l’Ecole Royale de Musique et de Chant de Liège nouvellement fondée et qui deviendra le 10 novembre 1831, dès l’indépendance du pays, le premier Conservatoire Royal de Musique de Belgique. Ami de Franz Liszt et adepte de méthodes nouvelles, il y a contribué à la formation de pianistes de valeur comme César Frank (1822-1890). En 1860, il est devenu Chevalier de l’Ordre de Léopold.

Edita Gruberova, une Zerbinetta inégalable

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« Grossmächtige Prinzessin, wer verstünde nicht »… Il suffit de ces quelques mots sentencieux prononcés par la pimpante Zerbinetta d’Ariadne auf Naxos pour entendre immédiatement la voix d’Edita Gruberova, celle qui en sera à jamais la plus grande interprète. Car elle n’avait rien du rossignol mécanique qui produisait trilles, notes piquées et suraigus sans valeur expressive. Par le biais d’une technique chevronnée, elle hypnotisait son auditoire par la ‘messa di voce’ lui permettant d’augmenter et de diminuer le son sur une note. L’appui sur le souffle lui faisait atteindre l’aigu sans l’amoindrir, lui donnant au contraire une ampleur qui ne compromettait ni la beauté du timbre, ni la perfection de l’intonation.

Comment imaginer aujourd’hui qu’il lui faudra attendre près de dix ans pour parvenir à la gloire ? Née à Raca, un quartier de Bratislava, le 23 décembre 1946, fille d’une mère hongroise et d’un père d’ascendance allemande qui ne s’intéressent pas à la musique, elle doit à sa maîtresse d’école d’être incorporée dans une chorale puis d’être inscrite, dès l’âge de quinze ans, au Conservatoire de Bratislava où elle étudie le piano et le chant dans la classe de Maria Medvecka. En 1967, elle débute au Théâtre de la ville en incarnant Rosina dans un Barbiere di Siviglia produit par ses camarades de l’académie. Elle prend part à un concours à Toulouse, voudrait se rendre en Italie pour se perfectionner, mais éclate le Printemps de Prague avec la répression russe. Plutôt que d’accepter un stage à Leningrad, elle préfère s’engager dans un obscur théâtre de province, à Banska Bystricka, où elle passe de La Traviata aux quatre rôles féminins des Contes d’Hoffmann et à My Fair Lady. Durant l’automne de 1969, elle se rend à Vienne, y trouve un professeur remarquable, Ruthilde Boesch, auditionne à la Staatsoper et y débute le 7 février 1970 avec une Reine de la Nuit qui ne soulève aucune réaction, pas plus que la poupée Olympia qu’elle présente cinq jours plus tard. Néanmoins, le 25 octobre 1970, l’on prête attention à son page Tebaldo dans la nouvelle production de Don Carlos qui a pour têtes d’affiche Franco Corelli, Gundula Janowitz et Nicolai Ghiaurov. Mais l’effet est sans lendemain puisque, entre décembre 1970 et août 1973, elle doit se contenter de quinze rôles secondaires. Bernard Haitink fait inviter, au Festival de Glyndebourne, sa Reine de la Nuit qu’Herbert von Karajan ne présentera au Festival de Salzbourg que le seul soir du 26 juillet 1974. Alors que Graz découvre une première Konstanze dans Die Entführung aus dem Serail et que Vienne ne prête aucune attention à sa première Zerbinetta, ses Poussette de Manon, Glauce de Medea, Oscar du Ballo in Maschera, Oiseau de la forêt de Siegfried, Rosina et Sophie de Der Rosenkavalier, elle tente la formule du récital dans la capitale autrichienne.

Furtwängler compositeur

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Alors que Warner fait paraître l'intégrale des enregistrements studio de Wilhelm Furtwängler, Crescendo Magazine vous propose de relire un texte de Bruno d'Heudières sur l'art de compositeur du maestro. 

Un parcours paradoxal

"Je tiens à dire que j'ai commencé comme compositeur bien avant de diriger, et toute ma vie je me suis considéré comme un compositeur qui dirige mais jamais comme un d'orchestre".

Cette profession de foi de Wilhelm Furtwängler illustre bien la place que tenait dans sa vie son activité de créateur. Celle-ci se trouvera favorisée par des dispositions précoces. En effet, il compose son opus 1 à l'âge de 7 ans. A douze ans, alors qu'il a déjà écrit des pièces pour piano, des Lieder et des oeuvres de musique de chambre, il achève La première nuit de Walpurgis pour chanteurs solistes, deux choeurs et orchestre. Deux ans plus tard, en 1900, le compositeur Josef Rheinberger lui enseigne les règles du contrepoint ; puis c'est enfin Max Von Schillings qui achèvera la formation musicale du jeune compositeur. De la musique de chambre, des essais symphoniques et des oeuvres vocales constituent ainsi l'essentiel de sa production de jeunesse qui s'achève en 1909 avec l'imposant Te Deum pour chanteurs solistes, choeur et orchestre. A cette date, Furtwängler alors âgé de 23 ans délaisse quelque peu la composition au profit de la direction d'orchestre, pour entreprendre le parcours légendaire que l'on connaît. Singulièrement, ce sont des "nécessités alimentaires" qui l'orientent dans cette voie. Il confessera en ce sens : "La direction d'orchestre a été le refuge qui m'a sauvé la vie car j'étais sur le point de périr compositeur".

Son activité au pupitre qui s'intensifie jusqu'au début des années '30 ne lui interdit pas quelques incursions dans le domaine de la composition puisqu'on peut relever une allusion au futur Quintette avec piano en ut majeur dans une lettre qu'il écrit en 1915. En outre, le Concerto symphonique pour piano et orchestre en si mineur est très vraisemblablement en gestation dans les années '20. Quoi qu'il en soit, dès 1932, Furtwängler se remet au travail avec assiduité. Une des périodes les plus difficiles de sa vie commence alors, au moment où le nouveau régime se met en place en Allemagne. En 1935, le compositeur achève son Quintette avec piano. A cette date, ayant démissionné de ses fonctions par hostilité contre les autorités nazies, il compose sa Première sonate pour violon et piano en ré mineur, négligeant ainsi ses oeuvres de jeunesse. C'est donc à 49 ans que Furtwängler entame une nouvelle période créatrice, assurément la plus significative. Il termine la première version de son Concerto symphonique pour piano et orchestre en 1936 et écrit sa Deuxième sonate pour violon et piano en ré majeur trois ans plus tard. Dès lors, c'est exclusivement le répertoire symphonique qu'il abordera, des années de guerre jusqu'à sa mort. Il achève sa Première symphonie en si mineur en 1941, et entame en 1943 l'élaboration de la suivante. Il y travaille lorsque Himmler le soupçonne d'avoir été complice de l'attentat contre Hitler en juillet 1944. Furtwängler se réfugie en Suisse en 1945 pour y achever l'orchestration de sa Deuxième Symphonie en mi mineur. Agé de 60 ans, il commence alors à concevoir sa Troisième Symphonie en Ut dièse mineur, en 1946. Les quatre mouvements sont terminés en 1953. Mais lorsque le compositeur s'éteint le 30 novembre 1954, s'il a pu mettre un terme à la seconde version du Concerto symphonique, il n'a pas parachevé l'allegro assai final de son ultime symphonie.

Furtwängler, un mystère de la musique

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Alors que Warner fait paraître l'intégrale des enregistrements studio de Wilhelm Furtwängler, Crescendo Magazine vous propose de relire un texte de Stéphane Topakian, cheville ouvrière de ce coffret,  sur l'art du grand chef. 

Misère du chef d'orchestre ! cela devrait être un art, et c'est une exhibition, une comédie... Wilhelm Furtwängler, 1926, Carnets, Ed. Georg.

Le 30 novembre 1954, à Baden-Baden, s'éteint Wilhelm Furtwängler, l'un des plus grands musiciens de notre siècle. Quarante ans après, il demeure étonnamment présent.

Ses enregistrements figurent toujours aux catalogues, pris et repris sous tous les labels, des "majors" aux "pirates" ; ses écrits sont publiés ; son nom cité comme une référence. Pourquoi ? D'autres chefs de sa génération ont marqué de leur génie l'interprétation musicale : Toscanini, Walter, Mengelberg, pour évoquer les plus connus... D'autres interprètes ont parlé haut et fort ou ont écrit : Ansermet, Celibidache. Alors pourquoi Furtwängler représente-t-il un pôle si attractif ? Pourquoi, par-delà les chapelles, les écoles, les tendances nationales, est-il l'archétype du chef d'orchestre et plus encore du musicien interprète ? Voilà bien un mystère que nous n'avons pas la prétention de percer, mais seulement d'approcher, livrant au lecteur les contours d'une vie, d'un style, d'un caractère aussi, lui permettant de cerner ce qui constitue un destin assez exceptionnel, et peut-être de s'interroger sur ce qu'est la musique.

Vuillermoz, dans son histoire de la musique et parlant de Beethoven, remarquait que le public s'attendait à une vie aux détours compliqués vécue par un homme simple, alors que les vies sont souvent banales et les hommes -les âmes- complexes. Furtwängler n'échappe pas à ce trait. Sa vie, son "cursus", est une succession d'épisodes où la volonté personnelle le dispute à l'incidence des événements du monde, et ils furent parfois tragiques, mais, au fond, n'a rien d'extraordinaire, s'il n'y avait au premier plan un être très compliqué, bourré de contradictions, qui s'efforça toute sa vie, et par-delà les contingences, de mettre en pratique des aspirations très profondes et qu'il voulait universelles.

Il y crut toute sa vie durant, gardant le plus souvent par-devers lui -ses carnets les plus intimes ne furent publiés que bien après sa mort- ce qui à ses yeux constituait l'essentiel : l'art au service de l'homme, l'interprète au service de l'art, médiateur entre ce qu'il y a d'éternel dans l'oeuvre d'art et ce qu'il y a de divin en chacun de nous. Peut-être, au soir de sa vie, s'aperçut-il du côté trop idéaliste et illusoire d'une telle démarche, mais pour constater que, s'il y avait divorce, les torts étaient à la charge d'une époque consommatrice de stars (qu'aurait-il pensé aujourd'hui ?) et plus préoccupée de matérialisme que d'idéal artistique. L'homme était dans le siècle, mais ce siècle n'était plus le sien. Il préféra disparaître, presque discrètement, pour ne pas avoir à compromettre. Sans se rendre compte que légion étaient ceux, alors comme aujourd'hui, et sans doute comme demain, qui avaient un besoin de se reconnaître dans cette attitude, de s'identifier à cette démarche esthétique.

Toscanini : la légende et le paradoxe (VI)

par

Crescendo-Magazine reprend en quatre parties un dossier Toscanini rédigé par Bernard Postiau et publié dans ses numéros papiers. 

L’homme et la politique

Intransigeant en musique, l’homme le fut aussi en politique. Dès les années de la première guerre mondiale, il avait soutenu de tout son coeur son pays dans sa lutte contre l’Austro-Hongrois. Dans cette période où les nationalismes furent exacerbés au dernier point, cependant, on comprit parfois mal qu’un patriote si ardent puisse, dans le même temps, défendre la musique du pays ennemi. C’est ainsi qu’au cours d’un concert donné à Rome pendant cette période, il fut pris à partie par le public pour avoir programmé de la musique allemande (en l’occurence Wagner). Devant le chahut, Toscanini quitta la salle et annula les concerts suivants. Quelques jours plus tard, un décret paraissait qui bannissait de Rome la musique allemande jusqu’à la fin de la guerre ; Toscanini bouda la capitale jusqu’en 1920. Son patriotisme n’était pourtant pas en cause comme il le prouva de façon tout à fait spectaculaire en s’exposant au feu – et ses musiciens avec lui – à la bataille de Monte-Santo, en 1917. Après la guerre, devant la misère persistante d’un pays qui, pour avoir été du côté des vainqueurs, n’en avait pas été pour autant exempté de tous les malheurs de la guerre et avait été mis au tapis sur le plan économique, on peut imaginer le succès qu’eut le programme du parti fasciste, né d’un mouvement fondé en 1919. A vrai dire, le programme initial de ce nouveau prétendant politique, très influencé par le socialisme, avait de quoi séduire un pays laissé exsangue : création d’une assemblée constituante et proclamation de la République, droit de vote pour les femmes, abolition des titres de noblesse et du service militaire obligatoire, élection démocratique des juges, restriction du capital privé, participation des syndicats à la direction des industries, des transports et des services publics, etc. Toscanini, comme beaucoup de ses compatriotes, virent dans ces réformes le coup de balai nécessaire pour relever le pays et s’engagea dans le mouvement avec sa fougue habituelle. Pourtant, Mussolini évolua rapidement vers une attitude autoritaire et infléchit de manière irréversible le courant de sa politique. Lorsque, en 1922, il marcha sur Rome après avoir provoqué des troubles un peu partout et qu’il eut obtenu les pleins pouvoirs d’un roi Victor-Emmanuel III particulièrement docile et conciliant, Toscanini réalisa enfin la vraie nature du Duce et se fit dès lors un ennemi personnel du dictateur, aussi rapidement et totalement qu’il s’en était fait le défenseur. « Si j’étais capable de tuer un homme, je tuerais Mussolini » dira-t-il plus tard. Les heurts n’allaient d’ailleurs pas tarder à surgir, notamment à l’occasion de l’exigence de groupements fascistes qui réclamèrent, avant tout concert, l’exécution de Giovinezza (« jeunesse »), l’hymne fasciste. La première fois que pareil incident se produisit, la réaction de Toscanini fut on ne peut plus claire et typique du personnage en proclamant devant sa troupe : « [les artistes] ne chanteront pas cette pantalonnade ; les artistes de la Scala ne sont pas des artistes de vaudeville. Ouste, à vos loges ! », réaction qui fut tout d’abord mal perçue car Mussolini passait encore, au yeux de beaucoup en cette fin de 1922, comme le sauveur providentiel qu’attendait toujours le pays. Les indécrottables optimistes furent rendus à la réalité en 1924 lorsque Mussolini fit assassiner son principal opposant, le secrétaire général du parti socialiste italien, Giacomo Matteotti, geste qui scandalisa l’opinion et, on l’imagine, Toscanini. Dès lors, aucun moyen, aucun coup d’éclat ne furent négligés pour montrer de façon ostentatoire son opposition au régime : refus d’afficher les portraits de Mussolini sur les murs des salles de concert, d’interpréter Giovinezza le jour de la nouvelle fête nationale instaurée par les fascistes, résistance répétée aux provocations de la presse fasciste. Cette lutte verbale eut un dénouement plus dramatique : au cours de la tournée européenne de 1931, le maestro fut pris à partie par des bandes de fascistes fanatiques qui le molestèrent assez que pour le blesser assez sérieusement. A cette date, Toscanini avait déjà quitté l’Italie en acceptant, en 1929, la direction de l’Orchestre philharmonique de New York, décision sans aucun doute dictée avant tout par son impossibilité de vivre dans un pays placé sous la botte d’une autorité ennemie de la liberté d’expression. Lorsque, en 1943 à New York, il apprit, en plein concert, la destitution de Mussolini, « il se rua », nous dit Harvey Sachs, « sur la scène, croisa les mains et leva les yeux en un geste d’action de grâces, tandis que le public – transporté lui aussi – applaudissait, éclatait en hurlements, et manquait mettre le studio (n.d.l.r. : le studio 8H de la NBC) en pièces. » Tout en reconnaissant que l’opposition de Toscanini à tous les totalitarismes (le sien excepté !) fut patente et spectaculaire, il est cependant injuste et, pour tout dire, incongru de vouloir opposer le courage et la juste lutte de Toscanini à l’attitude de Furtwängler qui, lui, décida de rester dans son pays. Bien des pages ont déjà été écrites sur ce sujet et je n’y reviendrai donc pas mais il ne faut jamais perdre de vue que le régime mussolinien, malgré sa violence et son injustice, resta – très relativement – moins inhumain et expéditif que le nazisme. Ces deux destinées si différentes et opposées, sont, en réalité, impossibles à mettre en parallèle car la situation vécue fut très différente et d’ailleurs bien plus précaire et dangereuse pour l’Allemand que pour l’Italien.

Toscanini : la légende et le paradoxe (III)

par

Crescendo-Magazine reprend en quatre parties un dossier Toscanini rédigé par Bernard Postiau et publié dans ses numéros papiers. 

Le répertoire

Parce qu’il ne dirigea pas beaucoup de musique « contemporaine », on entend souvent aujourd’hui que le répertoire de Toscanini était limité. C’est qu’on oublie une chose : les musiciens contemporains de Toscanini, ce sont Verdi, Puccini, Boito, Mascagni, Mahler, Martucci, Richard Strauss. Et, hormis Mahler, il les défendit abondamment et avec la même conviction que Beethoven ou Brahms. Un Richard Strauss ne paraît plus « moderne » aujourd’hui mais il faut se souvenir que Toscanini avait déjà 38 ans quand fut créée Salomé – qu’il voulut représenter pratiquement dès sa création, un projet laissé hélas sans suite –, pour ne rien dire de ses ouvrages de la maturité, une musique après tout aux antipodes de la sensibilité de l’Italien. Le répertoire de Toscanini, ce fut un total impressionnant, que son exceptionnelle longévité n’explique pas entièrement, de 117 opéras de 53 compositeurs et environ 480 oeuvres orchestrales de 175 compositeurs, soit près de 600 oeuvres de 190 compositeurs différents, selon les chiffres de Mortimer H. Frank. Le premier musicien qui compta fut bien sûr Verdi, celui, peut-être, qui le convainquit de consacrer sa vie à la musique. Ce fut ensuite Wagner, qu’il vénéra toute sa vie ; Beethoven, Verdi et Wagner sont probablement les trois musiciens qu’il servit le plus. Pourtant, son très large répertoire témoigne d’un curiosité presque sans bornes : dès le tout début des années 1900, il mit à son répertoire des oeuvres aussi récentes – alors – que la  Symphonie n°2 de Martucci, En Saga de Sibelius, Mort et Transfiguration de Richard Strauss, les Variations Enigma de Elgar, le Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy. Il exécra Mahler pour des raisons, au moins en partie, très personnelles et indépendantes de la musique mais n’eut jamais d’attrait véritable pour Tchaikovskï ou Dvořák  dont il joua pourtant des pages à l’époque peu connues, comme la Symphonie Manfred du premier ou les Variations symphoniques du second. Diriger Pelléas et Mélisande fut l’un des grands rêves de sa vie à une époque où cette musique si neuve provoquait de violentes levées de bouclier. Il prépara l’ouvrage avec la bénédiction de Debussy à défaut de sa présence, qui lui écrivit : « Je remets le destin de Pelléas entre vos mains, sûr que je suis de ne pouvoir souhaiter personne de plus loyal ni de plus compétent. Voilà aussi pourquoi j’aurais aimé travailler dessus avec vous ; c’est une joie que l’on ne rencontre pas souvent sur les sentiers de notre art. » L’influence de Toscanini fut fondamentale dans la redécouverte, en Italie, d’un répertoire bien oublié. Son attache avec des créateurs comme Boïto, par exemple, fut également profonde et il tint à créer personnellement l’oeuvre ultime de son ami : Nerone, dont la première eut lieu six ans après la mort du compositeur, le 1er mai 1924. Pour finir, une simple énumération, presque au hasard, de tant de compositeurs et d’oeuvres « inattendus » en disent plus que bien des commentaires et relativisent le soi-disant éclectisme de bien des chefs d’aujourd’hui : d’Indy (Istar), Raff (3e Symphonie), Bloch (Trois poèmes juifs), Roussel (Le festin de l’araignée), Roger-Ducasse (Sarabande), De Sabata (Juventus), Stravinsky (Feux d’artifice, Petrouchka), et encore Bruckner, Atterberg, Vaughan Williams, Wolf Ferrari, Kalinnikov, Liadov, Gershwin, Copland, Creston, Gould, Loeffler, etc., etc. 

Toscanini : la légende et le paradoxe (II)

par

Crescendo-Magazine reprend en quatre parties un dossier Toscanini rédigé par Bernard Postiau et publié dans ses numéros papiers. 

New York, Milan... et New York

En février 1908, Toscanini et Gatti-Casazza sont pressentis pour prendre la direction du Metropolitan, après dix ans d’une direction commune et parfois houleuse à la Scala. Cette promotion n’est pas au goût de bien des artistes de la célèbre maison new yorkaise : depuis sa fondation, un quart de siècle plus tôt, les Allemands y tiennent le haut du pavé et, surtout, on ne connaît que trop le caractère irascible du petit Italien. Pour sa part, Mahler, qui y dirige depuis la saison 1907-1908, pense tout d’abord s’accomoder facilement de cette concurrence et estime avec raison que Toscanini pourrait prendre en charge l’opéra italien tout en se réservant l’opéra allemand. C’est mal connaître le bel Arturo qui n’a en aucune façon l’intention de lâcher ne fût-ce qu’une bribe du répertoire international qu’il a interprété en Italie ; les heurts entre les deux hommes éclateront à propos de Tristan. Ce conflit révélera la réelle malveillance que pourra éprouver Toscanini à l’égard de ses rivaux, quoi qu’en disent bien des biographies, même parmi les plus fiables, qui n’hésitent pas à travestir complètement les faits pour défendre leur héros envers et contre tout. 

Après quelques années d’immenses succès ponctués de rivalités homériques, le maestro décide de démissionner, pour des raisons qui tiennent autant à la discipline, selon lui insuffisante, et au « star system » prôné par la maison, qu’à sa liaison houleuse avec Géraldine Farrar, un des piliers du Met, artiste plus que talentueuse, femme d’une grande beauté, maîtresse exigeante qui mettra le don Juan au pied du mur : « ta femme ou moi ». Ce sera la fin de l’aventure, mais Toscanini conservera des liens d’amitié avec la séduisante Américaine. 

Après sept saisons passées au Met, et malgré les multiples tentatives de la direction pour le garder, Toscanini tournera le dos, définitivement, à l’institution. 

La période 1915-1920 est à coup sûr la plus étrange de sa carrière. L’Italie vient d’entrer en guerre et Toscanini, à peine « rentré au bercail », se prend de passion pour cette lutte absurde. Il prend l’initiative de nombreux concerts au profit des oeuvres de guerre, puise dans ses ressources, finit par diriger une musique militaire. Sa participation à la bataille de Monte-Santo fait partie de la légende dorée du chef. Le New York Times du 3 septembre 1917 relate : « En plein combat, au plus fort du barrage d’artillerie autrichien, M.Toscanini s’est installé avec ses hommes sur l’une des positions avancées où, abrités seulement par un pan de roc, ils ont joué sans désemparer jusqu’à ce qu’on vienne l’avertir que les soldats italiens, entraînés par la musique, avaient attaqué et occupé les tranchées autrichiennes ». 

Mais les désastres ultérieurs de Caporetto et de la Piave, et surtout la mort d'Arrigo Boito, lui sont une dure épreuve et, sans doute, la cause essentielle d’une longue période de dépression dont il ne sortira vraiment qu’en 1920 et au cours de laquelle il rencontre le journaliste Benito Mussolini. Devant la misère engendrée par la guerre et les proclamations mégalomanes du futur Duce, Toscanini se laisse convaincre, rejoint le mouvement fasciste, devient un militant fervent. Heureusement pour lui, les rapides exactions, violences et atteintes à la liberté dont se rendra coupable l’homme de la marche sur Rome lui feront rapidement ouvrir les yeux. Il passera alors très vite dans l’autre camp... dans lequel il s’engagera avec autant de passion. 

Toscanini :  la légende et le paradoxe (I) 

par

Crescendo-Magazine reprend en quatre parties un dossier Toscanini rédigé par Bernard Postiau et publié dans ses numéros papiers. 

Arturo Toscanini ! Que d’images surgissent à ce nom : le dictateur colérique, le pourfendeur du fascisme, l’apôtre du respect total de la partition, le réformateur de l’opéra, le maître d’oeuvre de répétitions musclées où les baguettes sont brisées et les montres écrasées, l’homme aux jugements à l’emporte-pièce, l’artiste aussi, flamboyant, électrique, partisan de lectures hyper rapides et d’un tempo métronomique. Toscanini fut cela... et son contraire. Oui, car derrière ces images d’Epinal se cache une personnalité complexe, pleine de contradictions, capable de grandeur d’âme comme de la plus basse hypocrisie : un être tout ce qu’il y a de plus humain, en somme, un être banal par bien des côtés, méprisable ou attachant par d’autres. 

Le personnage lui-même est remarquable. « Petit, increvable, infatigable, incorruptible et inflexible » selon Angelo Scottini, son apparence était toujours impeccable : tiré à quatre épingles, la moustache toujours prête pour la bataille, les cheveux toujours artistiquement tirés vers l’arrière. Son regard, surtout, impressionne : celui d’un myope, peut-être, mais clair, brillant, plongeant droit dans ceux de son interlocuteur... ou du pauvre musicien auquel il s’adresse au cours d’une répétition. La description de Bertha Geissmar, qui fut la secrétaire de Furtwängler puis de Thomas Beecham, résume à elle seule le magnétisme que le maestro exerçait sur ceux qui l’approchaient : « Quiconque a parlé avec Toscanini ne pourra jamais oublier l’extrême intensité de l’expression d’un visage frappant d’élégance. Ses yeux brillants, étincelants, sont pleins de feu et révèlent la résolution de son tempérament, une vitalité tempérée pourtant par une inclinaison à une étrange et obsédante rêverie. Sa manière de parler apparaît résolue, elle aussi, et il accompagne ses paroles de gestes brefs et décidés ».

Pourtant, et aussi étrange que cela puisse paraître, il conservera toujours, vis-à-vis de lui-même, une lucidité et même une forme de modestie presque désarmante : « Je ne suis qu’un honnête musicien » répétera-t-il à des « fans » trop enthousiastes. Ou, encore, ce stupéfiant témoignage, en 1938 : « Je ne sais comment j’arrive à faire de la musique avec mon cerveau. Peut-être est-ce à force d’habitude de diriger des notes que je le fais inconsciemment et, inconsciemment, le public est tellement habitué à me croire capable qu’il persiste dans son erreur ! ».