Au Concert

Les concerts un peu partout en Europe. De grands solistes et d’autres moins connus, des découvertes.

Extase et ravissement, Theodora de Haendel au Théâtre des Champs-Elysées

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Pour son 25e oratorio, Haendel s’écarte des sujets bibliques pour s’intéresser au martyr de Theodora et Dydimus relaté en 1687 par Robert Bayle. Le récit des persécutions chrétiennes sous Dioclétien (302-305 ap. J.C.) nous est parvenu à travers le Second Livre des Vierges de Saint Ambroise. L’influence de Corneille y transparaît également. A sa création, l’oratorio pour lequel l’auteur avait une secrète prédilection est dédaigné, et les trois représentations des 16, 21 et 23 mars 1750 rapportent à peine le tiers des recettes de Saul ou Judas Maccabaeus. Haendel lui-même aurait confié à son librettiste Thomas Morelle : « Les juifs ne viendront pas (comme à Judas) parce que c’est une histoire chrétienne ; et les dames ne viendront pas non plus parce que c’est une histoire vertueuse ».

Pourtant, selon le biographe Jean Gallois, le livret s’avère « l’un des meilleurs dont Haendel ait pu disposer, offrant au-delà des personnages devenu symboles, une construction extrêmement diversifiée dans le développement des scènes ». En effet, au fil d’une intrigue à première vue assez linéaire, la tragédie va s’organiser d’une manière complexe pour atteindre, après diverses métamorphoses, la résolution de conflits publics et intimes.

Koi Collective au Beeldenstorm d'Anderlecht

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Si je me retrouve ce mardi soir dans le quartier bigarré des abattoirs d’Anderlecht, à déambuler entre les comptoirs du roi du jambon ou du prince de la découpe halal, le long des étals colorés de patates douces, d’ananas et de bananes, à flâner devant les vitrines exposant les monticules de fruits secs et de pâtisseries au miel, si je tends l’oreille dans ces rues de Babel où les langues s’entrecroisent sans ordre, le turc à côté du roumain, l’arabe fricotant avec le lingala -seule ma tête pense en français-, si je secoue la porte du 145 chaussée de Mons ce soir-là, un peu surpris qu’elle soit close 15 minutes avant le concert (je sonne, elle s’ouvre, tout va  bien), si j’entre donc au Beeldenstorm, un de ces havres intérieurs dont Bruxelles a le secret et à l’accueil aussi sympa que soigné, c’est parce je m’étais interrogé tout haut auprès de l’une d’entre ceux-là, avec un banal et modeste « où donc écoute-t-on les œuvres des jeunes compositeurs ? ».

A cette question répond bien sûr Ars Musica (je vous en reparle prochainement), mais aussi cette initiative du Koi Collective, duo piano (Emmy Wills) et saxophone (Maarten Vergauwen), qui demande à cinq (en fait six, mais ce soir, on entend les cinq premiers) compositeurs de leur génération, récemment sortis du conservatoire (de Gand, Bruxelles ou Mons), de leur consacrer une (courte) pièce -chacun puise ainsi chez l’autre, qui une meilleure imprégnation dans la partition, qui une possibilité d’expérimenter et d’amender son écriture.

A l’OSR, une première suisse de Pascal Dusapin

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Sous le titre ‘Feux d’artifice’, Jonathan Nott et l’Orchestre de la Suisse Romande placent le concert du 18 novembre dont le plat de résistance est la première suisse de Waves, duo pour orgue et orchestre de Pascal Dusapin. A ce propos, le compositeur écrit : « Une vague, c’est une variation et au même instant un renouvellement, une forme qui se déforme, la distorsion d’une masse… L’orgue est orchestré avec l’orchestre, le contraire aussi. Les deux s’entrechoquent, se rétractent et s’abattent l’un sur l’autre, se gauchissent sous le flux constant d’énergies inverses jusqu’à se dissimuler l’un à l’autre en confondant leurs volumes harmoniques ». Effectivement aux stridences des cuivres répond l’orgue du Victoria Hall tenu par Olivier Latry, le titulaire de la console de Notre-Dame de Paris, qui développe son propre discours comme s’il émanait du tutti. Alors que, de la tribune, il dialogue avec deux bugles disposés latéralement, il impose graduellement une connotation pacificatrice quelque peu énigmatique avant de s’amalgamer à cette houle rhapsodique qui s’amplifie jusqu’à un paroxysme triomphal. Et le public ne s’y trompe pas en acclamant, le soliste, le chef et son orchestre ainsi que le compositeur qui manifeste son approbation de l’exécution tout en laissant affleurer son émotion.

Le Mozart captivant de Leif Ove Andsnes (et du Mahler Chamber Orchestra) à Bozar

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Auréolés de l’accueil enthousiaste réservé -y compris dans ces colonnes- au double album MM 1785 paru ce printemps chez Sony et reprenant entre autres les concertos pour piano 20, 21 et 22 de Maître de Salzbourg, Leif Ove Andsnes et ses partenaires du Mahler Chamber Orchestra s’installaient pour trois soirées au Palais des Beaux-Arts pour y offrir un florilège d’oeuvres composées par Mozart durant les miraculeuses années 1785 et 1786.

La deuxième soirée de ce cycle (la première était consacrée à des lieder et de la musique de chambre) donna l’impression -en dépit des mesures sanitaires récemment renforcées en Belgique- d’un retour à des temps plus insouciants, les musiciens -à l’exception de deux irréductibles deuxièmes violons- jouant tous démasqués et les cordes se partageant un pupitre pour deux, alors que les vents se tenaient à la distance normale qui prévalait avant la pandémie.

Ce qui rend le Mozart d’Andsnes si captivant, c’est -outre une maîtrise technique à ce point évidente et totalement au service de la musique qu’on finit par ne même plus y prêter attention- son approche aussi intelligente qu’équilibrée ainsi que la franchise et la sincérité du propos. Voici un interprète souverain qui n’est jamais au risque de confondre beauté et joliesse, rigueur et sécheresse, sentiment et langueur. Et pour le soutenir dans cette approche qui va infailliblement au coeur de la musique en renonçant à toute séduction extérieure, le pianiste norvégien peut compter sur l’appui sans réserves de l’excellent Mahler Chamber Orchestra, formation de chambre merveilleusement soudée autour de son soliste et chef. Car il ne faut pas s’y tromper : plus qu’un pianiste qui dirige du clavier, Andsnes est un véritable chef d’orchestre à l’incontestable autorité. 

Ars Musica : Surprise your ears! 

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Le Festival Ars Musica bat son plein ! Crescendo Magazine vous propose un premier compte rendu de ce début de festival 2021.

Ligeti(s) - Concert d’ouverture - Bozar salle Henry Le Boeuf (Bruxelles), mardi 9 novembre 2021

L’air est frais et la curiosité éveillée à cette heure obscure où l’on se dirige vers l’entrée C de Bozar (l’escalier à gauche après le café Victor), téléphone à la main pour présenter billet et laisser-passer sanitaire, masque au visage pour respirer filtré. Ce soir est celui de l’ouverture d’un Ars Musica chahuté (comme d’autres) en 2020, ce que résume Bruno Letort (son directeur) en parlant de trois programmations : au premier confinement on allège, au second on adapte la thématique et on se met en ligne, en 2021 on reprogramme - sur le thème de la voix - dans l’espace et dans le temps. Une ouverture en forme de doublé, Ligeti père et fils, deux pièces du premier, une Suite en cinq mouvements du second.

S’il estime, après-coup, que l’atmosphère du morceau se réfère finalement bien plus à Vienne (où plane l’ombre d’Alban Berg) qu’à San Francisco, György Ligeti écrit San Francisco Polyphony après un séjour de six mois à la Stanford University et en réponse à une commande pour le soixantième anniversaire de l’orchestre californien. Il y porte à un point culminant sa technique micro-polyphonique, où l’évolution des voix est lente et peu perceptible -quasiment camouflée dans Lontano, qui s’écoule comme la coulée continue d’une métallurgie domptée-, même si San Francisco Polyphony soulève le voile sur ses structures internes et leurs mouvements.

A Genève, un Mozart exsangue 

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Pour le deuxième concert de sa série ‘Classics’, le Service Culturel Migros invite un chef renommé, Philippe Herreweghe, à la tête des deux ensembles qu’il a fondés en 1970 et en 1991, le Collegium Vocale Gent et l’Orchestre des Champs-Elysées. Tout discophile a gardé en mémoire les remarquables enregistrements consacrés à l’œuvre vocale de Bach.

Que sommes-nous tombés de haut le lundi 15 novembre au Victoria Hall de Genève avec un programme entièrement dédié à Mozart ! Débutant avec la Quarantième Symphonie en sol mineur K.550 prise à un tempo extrêmement rapide, le Molto allegro initial recherche à tout prix les contrastes véhéments, quitte à rendre anguleux le pupitre des vents qui devient même oppressant dans l’Andante tout aussi bousculé où les cordes peinent à exprimer une mélancolie lancinante. Par contre, l’appui sur les temps forts imprime un caractère dansant au Menuetto qui veut alléger la texture sous les couacs des cors sans piston, alors que le Presto final s’ingénie à souligner les audaces harmoniques, sans parvenir à nous intéresser véritablement…

A Genève, François Dumont ouvre brillamment le Festival Chopin   

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Au cours de chaque automne a lieu à Genève un Festival Chopin qui se déroule en trois ou quatre lieux différents. Pour une 24e édition depuis 1997, son infatigable présidente, Aldona Budrewicz-Jacobson, sollicite à nouveau le concours du pianiste lyonnais François Dumont qui, outre le concert d’ouverture, dirige une masterclass durant quatre jours. 

Le 11 novembre au Conservatoire de Musique, il intitule son programme ‘Chopin et le charme de ses fantaisies’ et le commence par la redoutable Polonaise en la bémol majeur op.61 dite Polonaise-Fantaisie, où il dilue dans le jeu de pédale les longues cadences en arpèges en leur prêtant un tour énigmatique. Mais l’indication A tempo giusto permet d’édifier la polonaise proprement dite par le martellement des octaves qui dynamise la progression, tout en ménageant les contrastes d’éclairage jusqu’à un Poco più lento aux couleurs tamisées. Mais la liquidité des trilles en tierces ramène le caractère héroïque du début pour conclure par une péroraison grandiose. A titre d’intermède s’y enchaîne la célèbre Fantaisie-Impromptu en ut dièse mineur op.66, développée avec une vélocité ahurissante qui s’apaise avec le moderato cantabile traité ici comme l’une de ces arie de Bellini modérément ornementée que l’on pouvait entendre aux ‘Italiens’, avant que ne reprenne le babillage du début. Le rideau semble se refermer avec la Fantaisie en fa mineur op.49 dont le Tempo di marcia est buriné à la pointe sèche par des accords acérés que diluent les formules en arpèges faisant avancer le discours vers un agitato pathétique, tempéré fugacement par un Lento sostenuto totalement intériorisé.

Voyage et rêverie : Debussy par Jean-Yves Thibaudet

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Ce récital monégasque de Jean-Yves Thibaudet était prévu en novembre 2020. Du fait de la pandémie,  il a été reporté à cette année. C'est un bonheur de retrouver l’un des pianistes majeurs d’aujourd’hui dans un programme très intense, les deux livres des Préludes de Claude Debussy dont il a gravé une excellente intégrale pour Decca. 

Jeune sexagénaire,  Jean-Yves Thibaudet s'approprie la partition et il nous invite au voyage et à la rêverie. Le pianiste réunit trois qualités qui rendent son style irremplaçable : densité, expressivité et sensualité. Chaque pièce est  traitée comme une œuvre à part entière avec des univers évocateurs différents. Les mains se laissent guider par un sens narratif qui exploite le potentiel expressif de chaque scène. La sensation qu'il recueille et transmet lui permet d'incarner ses visions dans toute leur chair. On passe de la nature à l'exotisme , de l'antiquité aux mondes imaginaires, de la profondeur océanique de la "Cathédrale engloutie", à la tornade que souffle "Ce qu'a vu le vent d'ouest". Le piano de Thibaudet peut flatter l'oreille, mais il sait aussi fouetter le sang et réchauffer le coeur. 

Rachmaninov et Elgar : grand bain romantique au Nouveau Siècle de Lille

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Intitulée Grand romantisme, la soirée rapprochait deux œuvres de la toute fin du XIXe siècle, qui assurèrent la re(con)naissance de leur auteur : les Variations Enigma d’Edward Elgar lui acquirent la gloire, le second Concerto de Rachmaninov le sauva de la dépression. Pour s’en tenir à un complet programme de variations, on aurait pu songer à celles sur un caprice de Paganini, du même compositeur, ou dans le répertoire du dernier quart de siècle convier par exemple les Variations symphoniques de Franck, les « Variations Haydn » de Brahms, les Symfonické variace z písně de Dvořák, tout cela certes moins ardent. Le mince format d’une heure dix ne le permettait guère, mais avait en tout cas fait salle comble au Nouveau Siècle.

Sir Adrian, un grand maestro anglais, d’ailleurs spécialiste d’Elgar, estimait que Rachmaninov « pourrait se désigner comme le dernier romantique, car son œuvre était européenne plutôt que russe [...] son style était celui de Tchaïkovski plutôt que Moussorgski » (Boult on Music, Toccata, Londres 1983). On retrouvait en effet dans la direction de Lionel Bringuier une lisibilité, une clarté de ton qui accréditerait ce jugement. Après le glas du clavier, on constatait combien les cordes lilloises façonnaient avec pureté le premier thème, sans épanchement douteux ni dérive passionnelle. Le lyrisme du second thème se présentait chaste, aristocratique, dans une veine « russe blanc ». Une lecture sans grandiloquence et sans histoire de ce Maestoso, quitte à ce que le ton épique fît parfois défaut sous une baguette efficace mais non extravertie. Ce concerto enrôlait Lukáš Vondráček (Premier Prix du Concours Reine Elisabeth en 2016) qui lui prodigua son zèle mais pas toute la puissance requise pour rivaliser avec un fourreau d’une cinquantaine de cordes. L’osmose attendue des moments de douceur était-elle vraiment au rendez-vous de l’Adagio sostenuto ? Lequel profita toutefois d’une cantilène lumineuse, soignée par des bois saillants (clarinette notamment). S’y inscrivait un soliste capiteux malgré une certaine dureté qui correspondait mieux aux parades lisztiennes du volet più animato. En revanche, le staccato du pianiste tchèque n’apparaissait pas des mieux galbés et sonores au début de l’Allegro scherzando, qui nécessite une redoutable alliance de vigueur et de fluidité. Les vaporeuses sinuosités du second thème (altos et hautbois) tendirent à s’enliser plutôt qu’à s’exhaler, sans que le piano parvînt à le vivifier dans ses reprises. Ce que le Finale arbore de fier et péremptoire se montra sous un jour autoritaire (une percussion au cordeau), vers une coda non avare de panache à l’emporte-pièce (rien n’objecte à ce coup de sang slave). L’enthousiasme du public rappela l’invité qui gratifia le public d’une rêverie chopinienne dans l’âme.

Le Belgian National Orchestra sous la baguette de Lionel Bringuier : peuvent mieux faire

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Les débuts à la tête de l’Orchestre National de Lionel Bringuier étaient attendus avec beaucoup d’intérêt, tant la réputation de ce jeune chef français -qui occupa la prestigieuse position de chef de l’Orchestre de la Tonhalle de Zürich pendant quatre saisons et avec lequel il enregistra pour DG une intégrale Ravel généralement bien reçue (DG)- jouit d’une flatteuse réputation.

C’est justement par la rare Ouverture de Shéhérazade de Ravel que s’ouvrit ce concert qui vit tous les exécutants (chef et soliste compris, sauf les vents) garder le masque du début à la fin, les musiciens de l’orchestre respectant une distance moindre qu’à une certaine époque, mais néanmoins bien réelle avec chaque musicien des cordes disposant de son propre pupitre et les vents séparés de bien un mètre cinquante.

Utilisant une baguette assez longue, Bringuier connaît manifestement parfaitement ses partitions et conduit avec clarté, souplesse et une précision gestuelle aussi utile à l’orchestre qu’à la salle.