Scènes et Studios

Que se passe-t-il sur les scènes d’Europe ? A l’opéra, au concert, les conférences, les initiatives nouvelles.

Sào Soulez-Larivière, altiste 

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L’altiste Sào Soulez-Larivière est récipiendaire du Prix Jeune artiste 2023 des International Classical Music Awards. Le jeune musicien s’entretient avec notre collègue Frauke Adrians du média Das Orchester pour évoquer son parcours et son actualité.

 Comment s’organise votre emploi du temps ? 

En ce moment je suis aux deux endroits ! L'année dernière, j'ai terminé mon Bachelor à Berlin à la Hochschule für Musik Hanns Eisler Berliner avec Tabea Zimmermann, et maintenant je fais en quelque sorte la navette entre Berlin et la Kronberg Academy, où je suis les cours  en vue de l’obtention de mon Master. Là aussi, je continue mes cours avec Tabea Zimmermann.

Est-elle votre modèle -peut-être même dans le sens où vous aimeriez enseigner comme elle un jour ?

Oh oui ! C'est un très grand privilège d'étudier avec une artiste comme Tabea Zimmermann. Je suis toujours fasciné et ravi de voir à quel point elle reste fidèle à la musique et à quel point elle est capable de transmettre cela à ses élèves. De mon côté, j'ai déjà pu aider certains élèves en classe et j'ai remarqué à quel point vous en apprenez sur les autres -et même sur vous-même ! J'en suis très reconnaissant et je veux continuer.

Vous avez une vingtaine d'années, mais votre alto est encore plus jeune que vous : vous jouez sur un instrument fabriqué par le luthier Frédéric Chaudière en 2013. Un alto aussi « frais » est-il fait pour vous et pour le répertoire, qui est généralement déjà bien centenaire, que vous interprétez principalement ?

Très certainement. Mon alto me convient parfaitement : en termes de taille, mais aussi en termes de sonorité. Nous nous sommes cherchés et trouvés, pour ainsi dire ! Un musicien réalise très vite s'il a le bon instrument ; après tout, il passe toute sa vie avec. Je ne dirais pas qu'un instrument plus ancien est nécessairement meilleur qu'un instrument moderne, ils ont juste des qualités différentes. En fin de compte, cela dépend vraiment de la démarche sonore recherchée par l'instrumentiste.  « Trop frais » n'est certainement pas le propos de mon alto ! Ce qui est excitant, c'est que nous construisons quelque chose de nouveau ensemble. 

Comment en êtes-vous venue à jouer de l'alto ?

En fait, j'ai commencé à jouer du violon quand j'étais petit. Comme ma sœur aînée, qui est violoniste, j'ai étudié le violon intensivement avec Natasha Boyarsky à l'école Yehudi Menuhin en Angleterre, mais j'ai ensuite essayé l'alto dans des ensembles de chambre et l'orchestre en cours de route. Et c'est là que je suis tombé amoureux. C'était l'instrument qu'il me fallait ! Le timbre, la tessiture de l'alto : tout cela me tenait beaucoup plus à cœur qu'avec le violon. Bien sûr, ce changement d'instrument amène aussi des ennuis, il faut s'entendre avec une nouvelle clef par exemple, mais après on apprend ça. J'ai particulièrement aimé le sentiment d'être au milieu d'un ensemble à cordes. En tant qu'altiste, vous utilisez plus vos oreilles que votre voix, pour ainsi dire !

Mais en tant que soliste à l'alto, vous n'avez pas autant de répertoire à votre disposition qu'un violoniste…

Bien sûr, mais ce n'est pas forcément un inconvénient, bien au contraire ! En tant qu'altiste, vous êtes constamment mis au défi d'explorer les possibilités de votre instrument et d'ouvrir de nouveaux répertoires. On emprunte beaucoup au violon, au violoncelle, voire à la clarinette. J'aime beaucoup arranger des œuvres pour l'alto et essayer des partitions contemporaines, et quand je programme des concerts, j'aime le sentiment de repousser les limites du répertoire. L'idée que nous, les musiciens d'aujourd'hui, sommes de véritables pionniers, contribuant à façonner ce qui est jouable pour les futures générations de musiciens, je pense que c'est fantastique.

La sélection du mois : le Printemps des arts de Monte-Carlo 2023

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Cette sélection des évènements du mois est intégralement consacrée au Printemps des Arts de Monte-Carlo, un festival cher au cœur de Crescendo Magazine dont nous suivons avec plaisir les éditions.

Ce festival 2023, le second sous la direction de Bruno Mantovani, se déroulera à Monte-Carlo du 8 mars au 2 avril dans les différentes salles de Monte-Carlo : l’Auditorium Rainier III, la Salle Garnier, le Musée Océanographique et même le très visuel Tunnel Riva.  La programmation se décline à l'heure américaine avec une forte présence d’oeuvres de notre temps, ADN du festival. 

Le public pourra apprécier différentes prestations orchestrales. L’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo proposera deux concerts avec, au programme, des oeuvres symphoniques assez rares : Symphonie n°2 de Bruckner sous la direction de Kazuki Yamada (8 mars) et  Symphonie n°3 de Copland sous la baguette de Case Scaglione (31 mars). Des cheffes seront également à l’honneur : Laurence Equilbey et son Insula Orchestra pour un programme centré sur des partitions de Mendelssohn, dont la superbe Première nuit de Walpurgis (12 mars) ainsi que Eva Ollikainen au pupitre du BBC Symphony Orchestra pour Barber, Jolas et Sibelius (24 mars). 

Une fascination perpétuée Tristan und Isolde de Richard Wagner

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Au Grand Théâtre de Luxembourg, le Tristan und Isolde de Richard Wagner prouve une fois encore la fascination que suscitent ce compositeur et plus particulièrement cette œuvre. C’est une fête musicale dans une mise en scène « originale » de Simon Stone.

Wagner ! Quelle fascination il a suscitée, il suscite et suscitera encore longtemps sans doute. Fascination pour l’homme. Confronté aux aléas d’une existence souvent compliquée (révolutionnaire banni, endetté au long cours), il est fasciné par lui-même (il se sait génial) et en fascine tant d’autres (notamment ce Louis II qui lui offrira la somme nécessaire pour l’édification du « temple » de Bayreuth, le Festspielhaus).

Fascination pour une œuvre qui ne laisse pas indemne ! Tristan und Isolde, actuellement à l’affiche du Grand Théâtre de Luxembourg, en est une merveilleuse démonstration. Ces jours-ci, on a pu, on peut et on pourra retrouver cet opéra à Paris-Bastille, Nancy, Vienne, Toulouse, Munich et Anvers-Gand !

Il est vrai que ce récit est un récit fondateur de notre conception occidentale de l’amour impossible sinon dans la mort. Une thématique déclinée aussi bien par Shakespeare que par Maeterlinck-Debussy ou Claudel. Un récit ancré dans des conceptions mythiques : les androgynes primitifs coupés en deux, devenus hommes et femmes, sans cesse à la recherche de leur part manquante pour se rejoindre fusionnellement. Dans des conceptions romantiques : l’amour étant pour l’Homme fini, limité, l’expérience de l’infini, du sans-limite. Dans des conceptions orientalisantes aussi, bouddhiques, avec l’espoir d’un nirvana à venir. Nous sommes en quelque sorte les spectateurs de réalités archétypales inscrites au plus profond de nous. Tout cela, Wagner nous le dit et le redit et le redit encore (il n’est pas un modèle de concision). 

Mais surtout, il le traduit en une musique qui, pour le philosophe Schopenhauer, si important pour Wagner en ce temps-là, est « le seul moyen d’exprimer le sens profond de l’existence ».

Au bonheur des voix Hamlet » d’Ambroise Thomas 

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A l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, Hamlet d’Ambroise Thomas peut déployer toute sa richesse vocale et instrumentale grâce la mise en scène de Cyril Teste, originalement au service de l’œuvre.

A l’opéra, l’essentiel, c’est le chant des interprètes. Un chant qui dit, genre oblige, les passions qui habitent les personnages, les tourments qui sont les leurs, les tragédies qui les emportent inexorablement. La voix en est une première expression, fondamentale. La mise en scène, dans tous ses aspects
-scénographie, mise en place, jeu-, en est une amplification : elle donne à voir ce que l’on entend, elle met en exergue ce qui se joue dans ces relations humaines
-là, elle peut même révéler des sens sous-jacents aux apparences premières. Le problème, on le sait, est que certaines de ces mises en scène ont des ambitions ou prétentions excessives, s’interposant entre l’œuvre et un public qu’elles distraient alors de l’essentiel.

Ce qui ne veut pas dire qu’il faut une reconstitution « réaliste » des indications du livret : pyramide égyptienne pour Aïda ou Château Saint-Ange pour Tosca. La suggestion, un regard décalé, un anachronisme, un procédé technique peuvent également être fidélité aux intentions d’un compositeur dans la mesure où elles les exaltent.

C’est justement ce que réussit Cyril Teste dans celle qu’il a conçue pour le Hamlet d’Ambroise Thomas. Rien de réaliste dans cette approche (sinon quelques scènes de foule). Pas de château d’Elseneur dans un royaume de Danemark pourri. Non, Cyril Teste va même plus loin en nous indiquant encore et encore qu’il nous invite à une représentation et non pas dans un réel reconstitué. Une séquence filmée ouvre chaque acte : on y découvre ainsi un interprète achevant de se préparer et prenant le chemin du plateau accompagné de son habilleuse ; des techniciens interviennent régulièrement sur la scène pour y installer ou y déplacer des éléments de décor. Le plateau est très nu, sinon trois grands portiques et d’immenses tentures qui se déplacent sur des glissières pour devenir support d’images ou cacher l’entrée à venir de nouveaux personnages.

Les séquences filmées ? L’image a son rôle, nécessaire, dans le travail de Cyril Teste : régulièrement, il nous propose des gros plans des visages des protagonistes ou un contre-champ/hors-champ à ce que nous voyons : une façon bienvenue de les saisir à la fois dans le groupe des protagonistes (Hamlet face à sa mère et à Claudius, la représentation théâtrale provocante du Meurtre de Gonzague) et dans leurs émotions personnelles. 

András Schiff en récital à Monte-Carlo 

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L'immense pianiste András Schiff  est l'invité de l'Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo dans le cadre du Cycle Grands Récitals.  Programme surprise où il n'y a que les noms des compositeurs qui sont dévoilés : Bach, Haydn, Mozart et Schubert. András Schiff joue sur son piano à queue personnel : un Bösendorfer en acajou rouge flamboyant, une merveille sonore et esthétique.

Le pianiste annonce les œuvres au fur et à mesure du récital, ce qui crée une proximité particulière,  un peu comme s'il nous invitait chez lui à la maison.

Bach est selon lui le plus grand compositeur de tous les temps et il commence tous les jours par jouer du Bach. András Schiff nous régale donc avec “l'Aria” des Variations Goldberg de Bach. Il alterne avec les Variations en fa mineur, Hob.XVII.6 de Haydn.
Son interprétation est rayonnante et sublime. Chaque passage et modulation a une couleur différente, le tempo judicieux permet de tout entendre et de tout apprécier.
 András Schiff  nous fait découvrir ensuite une oeuvre de jeunesse de Bach, le Capriccio sopre la lontananza del suo fratello dilettissimo, une des seules oeuvres à programme de Bach, et une oeuvre de maturité le "Ricercar" de l'Offrande Musicale. Délicatesse, intelligence et profondeur sont au cœur de ses interprétations. Le musicien clôt la première partie du récital par la Sonate n°62 en mi bémol majeur Hob.XVI:52 de Haydn. Cette sonate est un joyau poétique. András Schiff  la joue avec une imagination exceptionnelle et un sens aigu du style et de la dynamique.  

Okko Kamu, à propos de Sibelius 

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Ce n’est pas tous les jours que l’on peut s’entretenir avec une légende de la direction d’orchestre à propos d’un compositeur qu’il a tant servi au concert et au disque : le chef d'orchestre finlandais Okko Kamu.  Alors qu’il fait paraître un enregistrement de la version complète de La Tempête de Sibelius (Naxos), le grand musicien répond à nos questions.  

Vous avez enregistré La Tempête dans sa version originale et complète avec des solistes vocaux et un chœur. Quelle est la place de cette œuvre dans l'œuvre complète de Jean Sibelius ? 

Je crois que Sibelius avait un fort appétit pour le théâtre (l'une de ses filles est devenue actrice). Son ami de toujours, Axel Carpelan, l'avait encouragé à regarder de près les pièces de Shakespeare pour y trouver une éventuelle inspiration. Je pense que Carpelan avait plutôt Macbeth en tête, mais il était mort au moment où la proposition de mettre en musique La Tempête est parvenue à Sibelius depuis Copenhague. La productivité de Sibelius s'était alors calmée, mais il voyait dans la tempête météorologique de la pièce une réincarnation possible de son activité qui avait capté sa curiosité. En voyant cette Tempête sous cet angle, elle a dû avoir une grande importance pour lui en tant que compositeur.

Cette version originale de La Tempête, bien que très appréciée des amateurs de l'œuvre de Sibelius, reste assez marginale en concert et au disque. Si je ne me trompe pas, votre nouvel enregistrement n'est que la 2e version au disque. A votre avis, qu'est-ce qui explique cette "timidité" à programmer ce chef-d'œuvre ?

Je pense qu'aujourd'hui, il est plus habituel pour les chefs d'orchestre d'être invités à donner ou à choisir des programmes qui seront très applaudis.  Étant en grande partie l'accompagnement d'une pièce de théâtre, la partition de Sibelius n'a pas été conçue pour fournir cela. Même la Tempête -incontestablement un grand morceau de musique- n'est pas écrite pour être une vitrine musicale et exige une sensibilité délicate de la part des interprètes pour donner vie aux composantes shakespeariennes pour lesquelles elle a été composée. 

Cette œuvre, dans sa version intégrale, avec une musique parfois assez " abstraite ", avec une " beauté froide " dans ses effets, pose-t-elle des défis au chef d'orchestre ?

La musique de scène de Sibelius a toujours servi exactement l'expression scénique créée par le dramaturge et, dans cette représentation, nous y avons ajouté en accédant à l'intonation et au rythme de la langue danoise ainsi qu'aux caractéristiques nationales de plaisir et de facilité de ce pays, qui se reflètent dans le jeu orchestral.

Sibelius vous a accompagné tout au long de votre carrière et vous avez réalisé de nombreux enregistrements multi-platine. Votre vision du compositeur a-t-elle changé au fil du temps ? 

Il serait anormal que rien ne change ! Ma carrière s'est étendue sur plus de cinquante ans et a été marquée par de nombreuses influences, y compris des moments de remise en question. Parfois, je ne voulais pas enregistrer parce que je voulais être sûr de la pérennité de mes interprétations et j'ai eu raison de le faire. De plus, je veux que mes enregistrements évoquent l'esprit divin qui s'enflamme à ce moment avec la participation du public. C'est ce que nous avons dans cet enregistrement capté en concert et je pense qu'il a largement réussi à transmettre cet esprit créatif à l'auditeur.

Franck Russo, clarinettiste

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Le clarinettiste Franck Russo fait paraître chez Calliope un premier disque titré  “A la Nuit". Avec la complicité de la pianiste Laurianne Corneille et de la soprano Lia Naviliat Cuncic, il fait dialoguer Schumann et Schubert à la clarinette ou au cor de basset. Le musicien répond aux questions de Crescendo Magazine.

Votre nouvel album est consacré à des œuvres  de Schumann et Schubert. Pourquoi ce choix et comment avez-vous déterminé le programme ?

Je dirais que c'est tout d'abord Schumann qui a déterminé mon choix d'enregistrement quant à son tempérament musical et son caractère tant original qu'insolite. Eusébius et Florestan, son paroxysme, ses paradoxes ou bien ses contradictions m'évoquent beaucoup de choses depuis mes études au conservatoire, notamment avec Daria Hovora en classe de musique de chambre en sonate avec piano. Je pense que Robert Schumann est l'un de mes compositeurs favoris, chez qui je me retrouve souvent et avec qui j'arrive à m'exprimer à la fois tendrement et avec feu, avec folie... Schubert lui, s'associe tout naturellement avec Schumann, il est aussi une figure emblématique du Lied allemand et exprime une vocalité toute particulière, c'est à cet instant, dans ce choix de dualité que sont entrés dans l'aventure la voix de soprane ainsi que le cor de basset, voix d'alto... 

Ces deux compositeurs ne sont pourtant pas naturellement associés au répertoire pour clarinette ?

Alors si, ils le sont profondément mais assez discrètement, puisqu'aujourd'hui, il est vrai que les enregistrements de disques avec clarinette autour de Schubert et Schumann sont plus que rares.  Mais je voulais marquer une originalité, clairement, surtout dans un premier disque. Leur affection respective pour l'instrument est pourtant évidente, en premier lieu dans la musique de chambre à l’image de la Fantasiestücke de Schumann. Cette partition est composée originalement pour clarinette mais elle est désormais beaucoup plus jouée au violoncelle.  C’est une pratique que j’ai reprise en jouant à la clarinette les Cinq Pièces dans le Style Populaire Op. 102 de Schumann ou l'Arpeggione de Schubert... et ça marche ! Dans le répertoire symphonique, les deux compositeurs nous ont gâtés avec de magnifiques soli... 

 L’album porte le titre de la “A la nuit”. Pourquoi ce titre ?

Alors ce choix est venu tout à fait naturellement quand on a exploré les textes des Lieder, "Nacht", la Nuit était partout. Ce sont des mélodies si tendres, affectueuses, douces, parfois tourmentées, remplies d'amour que le moment de la nuit se trouve être le moment idéal, peut-être pour écouter cette musique ; ou alors j'ai voulu guider les auditeurs vers cet instant, et prendre le temps, se poser, écouter et respirer, se reposer... 

Pourquoi alternez-vous la clarinette avec le cor de basset ?

Tout simplement car j'avais en premier lieu envie de mettre à l'honneur cet instrument rare et si cher à Mozart... Il est aussi la voix d'alto ou de ténor et même parfois de baryton. Je chante donc avec la soprane, dialogue et raconte, dis les textes des Lieder des auteurs avec qui Schubert et Schumann ont collaboré... Je peux tout aussi bien, grâce aux timbres différents de ces clarinettes, exprimer tous ces sentiments de la Nuit. Dans la Romance d'Hélène de Schubert qui est composée pour orchestre et soprano (extrait de son Singspiel en un acte), c'est normalement la clarinette en si bémol (soprano) qui accompagne Hélène. Ici, j'ai fait le choix d'un arrangement pour cor de basset car, n'ayant pas l'orchestre, je pouvais terminer dans le grave les phrases d'introductions et cadences des bassons et violoncelles, ce que je ne pouvais pas faire à la clarinette. J'exploite ainsi tout le registre de l'instrument ainsi que ses possibilités d'expression... Dans l'Adagio et Allegro de Schumann, originellement pour cor, il me semblait opportun d'utiliser le cor de basset (du même registre), "petite basse" dans le jargon des clarinettistes et montrer une sonorité toute aussi particulière parfois même proche d'un cor cuivré. Mendelsohn l'avait utilisé dans ces Konzertstücke et après, pendant presque un siècle, il a disparu... Strauss l'a remis à l'honneur ensuite ! C’est un instrument que j'aime et comme je suis en quelque sorte ambassadeur de la marque Buffet Crampon, mon rôle est de faire découvrir des choses nouvelles ou si peu connues à mon public. 

Sans kilts, ruines ou bruyères, Lucia di Lammermoor subjugue toujours Paris

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Cette reprise de la mise en scène d’Andrei Serban pour le chef d’œuvre de Donizetti date de presque trente ans. Elle n’a pas vieilli puisqu’elle n’a pas d’âge. Seuls, costumes, accessoires et articulations des passerelles accusent la fatigue. Les allusions aux séances du Professeur Charcot à la Salpêtrière sur l’hystérie, les chœurs coiffés de hauts-de-forme alignés en rangs d’oignons autour de l’amphithéâtre-citerne restent incongrus mais discrets. Dans l’arène, gymnastes aux agrès, conscrits, échelles croisées, jeux de scènes périlleux sont supposés mettre en évidence la solitude d’une héroïne broyée par l’univers masculin.

C’est oublier un peu vite les motifs de la haine qui oppose les Ashton et les Ravenswood et, surtout, que c’est Lucia qui tient le poignard et qui tue. Déraciner la Fiancée de Lammermoor de son terreau écossais, du contexte de son élaboration (1835), en faire une abstraction hors sol, c’est aussi l’appauvrir et même la gauchir.

Heureusement, la dynamique dramatique voulue par Donizetti opère à plein régime servie par d’excellents interprètes qui font oublier ce morne parti-pris.

Les premières mesures laissent présager un sens dramatique haletant de la part du jeune chef (né en 1988) de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Aziz Shokhakimov. Les interventions des pupitres solistes (cuivres en particulier), l’inertie des masses chorales, l’exigence de mise en place (fameux sextuor, A.II) rendent la suite moins cohérente. Toujours à l’écoute des chanteurs, le chef ousbek leur offre un espace propice au bel canto. S’il n’en est pas tout à fait familier, nul doute que ce surdoué sensible ne s’enrichisse très vite au contact d’artistes tels Javier Camarena et Mattia Olivieri.

 A tout seigneur, tout honneur, le baryton italien fait une entrée fracassante sur la scène parisienne. Beau, fringuant, il habite l’espace scénique et sonore d’un irrésistible magnétisme.

Son art du chant coloré, riche, libre, apporte au personnage d’Enrico, frère de l’héroïne, habituellement brutal, borné et antipathique, une stature inhabituelle. La violence se fait plus humaine et la séduction du couple qu’il forme avec sa sœur Lucia le rend beaucoup plus intéressant.

Phénomène rare, la qualité de l’interprétation jette une lumière nouvelle sur l’œuvre. Ici, elle met en évidence le versant manifestement incestueux de la relation fraternelle.

Face à lui, l’amant maudit, Edgardo, trouve en Javier Camarena  un interprète qui met son art des nuances et la texture chatoyante de sa voix au service du personnage. Son aria di tomba du dernier acte « Tombe degli avi miei » aussi belle que désespérée reçoit une ovation méritée.

Lucia di Lammermoor à l'Opéra de Nice

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L'Opéra de Nice continue sa saison avec un autre sommet du belcanto Lucia di Lammermoor de Gaetano Donizetti. 

Après La Sonnambula de Bellini, avec la révélation de l'extraordinaire Sara Blanch,  nous découvrons une Lucia exceptionnelle incarnée par la soprano américaine Kathryn Lewek. Elle se montre époustouflante dans la maîtrise de la ligne de chant autant que dans l'art des vocalises. Sa palette de nuances et ses pianissimi sont produits avec des tons magnifiques. Chaque mot est articulé au maximum. Elle a une technique, une puissance et une subtilité sans faille qu’elle combine avec un jeu scénique bouleversant.

Dans le fameux air de la folie, il y a encore plus de lumières et d'ombres fantomatiques et hallucinatoires dans sa voix. Une pure extase qui s'envole dans un tourbillon vocal. Elle chante comme le faisaient les sopranos d'autrefois. Le reste de la distribution est du plus haut niveau. Le saisissant jeune ténor calabrais Oreste Cosimo campe le rôle de l'amant Edgardo en donnant une leçon de musicalité et de perfection technique. 

 Il a une superbe voix, impeccablement dosée et raffinée, tour à tour virile et tendre. Il est également un excellent acteur, très à l'aise sur scène. Le baryton bulgare Vladimir Stoyanov remplace au pied levé Mario Cassi souffrant. Il a acquis une reconnaissance internationale et se produit sur les principales scènes d'opéra du monde. Il a déjà interprété le rôle d'Enrico au Met à N.Y. et à Berlin et son interprétation est des plus satisfaisantes. Philippe Kahn avec sa voix chaude de basse et son physique imposant est un Raimondo prodigieux.

A Genève, un Orchestre de Chambre de Lausanne chatoyant 

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Alors que l’Orchestre de la Suisse Romande entreprend sa tournée en Allemagne, l’Orchestre de Chambre de Lausanne est une fois de plus son invité pour la soirée du 15 février au Victoria Hall de Genève. Sous la direction de Renaud Capuçon qui porte la double casquette de chef titulaire et de soliste, son programme est des plus variés puisqu’il commence par la Première Symphonie en ré majeur op.25 de Sergei Prokofiev dite Classique. Et c’est bien le qualificatif qui convient à l’écoute de l’Allegro con brio initial au phrasé pimpant, allégeant le discours des premiers violons afin de créer de subtils contrastes puis sollicitant le bourdonnement des basses pour un Larghetto finement chaloupé s’achevant en points de suspension. La Gavotte affiche une fierté d’accent que tempérera le contre-sujet diaphane, tandis que le Final tient du Presto endiablé, négocié avec panache. 

Renaud Capuçon reparaît ensuite avec son Guarneri del Gesù Panette de 1737 ayant appartenu à Isaac Stern, instrument qui donne à sa sonorité un grain corsé et une ampleur qu’on lui a rarement connu jusqu’à maintenant. En bénéficie une page laissée de côté par la plupart des virtuoses, Rêverie et Caprice op.8, qu’Hector Berlioz aurait écrite vers 1840 après la chute de son Benvenuto Cellini à l’Opéra en utilisant l’air de Teresa, « Ah que l’amour une fois dans le cœur », écarté de la version finale. Renaud Capuçon en développe le cantabile avec générosité, tout en tirant l’expressivité des doubles cordes et en alanguissant les fins de phrase. Puis il s’attaque à la redoutable Tzigane de Ravel dont il aborde l’épineuse cadenza initiale dans un coloris sombre émoussant les traits en arêtes par des sons harmoniques presque irréels. Puis l’Allegro prend un caractère décidé qui tournera à une sauvagerie qu’amplifiera le canevas orchestral, avant de conclure par une stretta échevelée à couper le souffle du spectateur qui donne ensuite libre cours à son enthousiasme.