Rencontres

Les rencontres, les interviews des acteurs de la vie musicale.

Markus Poschner, Bruckner en intégrale  

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L’excellent  chef d’orchestre Markus Poschner est le maître d'œuvre d’un projet d’intégrale des symphonies de Bruckner au pupitre de l’Orchestre Bruckner de Linz et de celui radio symphonique ORF de Vienne. Cette somme éditée par le label Capriccio proposera toutes les versions des symphonies, soit 18 albums. Crescendo Magazine qui suit avec fidélité et intérêt ce travail a eu envie d’en savoir plus et a rencontré le maestro. 

Que représente Bruckner pour vous ? Quelle place occupe-t-il, selon vous, dans l'histoire de la musique ?

Bruckner est sans aucun doute l'un des génies les plus importants du XIXe siècle, voire de tous les temps. Il a poussé tous les paramètres musicaux jusqu'à leurs limites et bien au-delà, en particulier la fonction du temps dans la musique. Toute sa vie, il a recherché la symphonie parfaite, archétype et image musicale d'un ordre mondial universel. Bruckner a créé des symphonies pour exprimer l'inimaginable. Il était le médiateur idéal entre la tradition et l'avant-garde et était très en avance sur son temps.

Qu'est-ce qui vous a poussé à relever le défi d'enregistrer toutes les versions des symphonies de Bruckner, ce qui représente une aventure de  18 albums ?

Dans notre édition, il ne s'agit pas seulement de l'exhaustivité de toutes les versions dans un seul coffret CD, mais surtout de la manière extraordinaire dont nous jouons sa musique. Aujourd'hui encore, un nombre incroyable de malentendus et d'idées reçues sont associés à la musique de Bruckner, notamment en ce qui concerne le tempo, le phrasé et l'équilibre sonore.

Comme auparavant, ses symphonies sont souvent jouées sur un mode pseudo-religieux écrasant. Le monde de Bruckner est tout simplement assimilé à celui de Richard Wagner. En réalité, il a créé son propre univers, une vision unique et intime du monde de la symphonie. Ses racines profondes dans le classicisme viennois et la musique folklorique de Haute-Autriche sont complètement oubliées. En fait, cette nouvelle approche d'une interprétation plus authentique a été notre principale motivation pour ce cycle symphonique exceptionnel.

Paavo Järvi : Haydn en perspectives

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Lors de notre dernier entretien avec Paavo Järvi, nous parlions de Messiaen, à propos d’un album avec la Tonhalle de Zürich. Changement de style et d’orchestre avec cette nouvelle rencontre. En effet, le chef et Deutsche Kammerphilharmonie Bremen se lancent dans l’enregistrement des 12 Symphonies londoniennes de Haydn. C’est l’occasion de le rencontrer afin d’en apprendre plus sur ce nouveau projet, qui prend place dans les célébrations du 20e anniversaire de leur collaboration marquée par tant de projets majeurs dont une intégrale des symphonies de Beethoven qui a fait date. En marge des concerts à Bremen, Paavo Järvi s’entretient avec Thimothée Grandjean. 

Vous êtes le directeur artistique de la Deutsche Kammerphilharmonie Bremen depuis 2004. Quel bilan rétrospectif tirez-vous de ce parcours commun ? 

J’ai réalisé de nombreux projets et concerts avec la Deutsche Kammerphilharmonie Bremen. J’occupe le poste de directeur artistique depuis presque 20 ans mais l’aventure a déjà commencé en 1995, lors de mon premier concert avec cet orchestre. J’entretiens d’excellentes relations aussi bien sur le plan musical que sur le plan personnel. Arturo Toscanini a dit une phrase célèbre : « toute chose de plus de sept ans est trop longue ». Pourtant je dirige cet orchestre depuis plus de 27 ans, c’est donc possible.

La spécificité de cet orchestre est qu’il n’est pas un orchestre normal. Il n’y a pas de répétitions tous les lundis, il n’y a pas de routine. Cet ensemble fonctionne par projets et non pas par semaines. Lors de la création de cet orchestre, le but était d’éviter d’installer une routine et d’offrir de la flexibilité aux musiciens. De plus, nous avons beaucoup voyagé et fait un nombre incalculable de concerts dans des villes, des pays et des continents différents. Pour finir, j’ai une réelle compréhension musicale avec cet orchestre à l'identité forte et bien définie. Ils défendent leur façon de jouer depuis plusieurs décennies maintenant.

Un mandat aussi long, c’est désormais exceptionnel, les chefs d’orchestres restent rarement plus de 10 ans en place. Quels sont les secrets de la longévité de votre collaboration ?

Si vous avez un projet commun intéressant pour l’orchestre et le chef, cela fonctionnera toujours. C’est d’ailleurs notre cas ici à Brême. Par exemple, un de nos projets a été de travailler sur l’intégrale des symphonies de Beethoven. Nous nous sommes plongés dans ces œuvres, les avons longtemps travaillées, données en concerts et finalement enregistrées. C’est un travail de longue haleine et de profondeur qui a été réalisé afin d’obtenir un résultat de qualité. Ensuite, nous avons fait la même chose avec Schumann, bien qu’avec une approche différente. Il s’agit donc d’identifier et de travailler d’une manière unique parce que, dans le monde d’aujourd’hui, tout est bien joué mais pas toujours de la meilleure manière qu’il soit. C’est un petit peu le problème actuel, les interprétations sont d’un bon niveau, mais les orchestres ne prennent plus le temps nécessaire pour travailler les pièces en profondeur. C’est donc ce que nous essayons de faire ici avec la DKAM. Nous abordons avec minutie un répertoire spécifique qui correspond à l’identité et à la culture que nous développons. La DKAM est considérée comme l’un des meilleurs orchestres de chambre au monde.


Pouvez-vous nous parler de votre expérience de travail avec cet orchestre et de ce qui le rend la DKAM si spéciale ?

La structure est particulière. Il s'agit d'un orchestre qui fonctionne et s'autogère. Leur vie est pour ainsi dire entre leurs mains. Ils prennent leurs propres décisions, que ce soit sur le plan musical ou sur des questions plus pratiques. Ils n’y a pas la routine de beaucoup d'autres orchestres, en raison de la nature de leurs projets. Il s'agit d'un groupe de passionnés qui ont vraiment créé l'orchestre pour eux-mêmes. C'est une grande différence, car la plupart des orchestres auditionnent des musiciens qui deviennent ensuite des employés de l'organisation. Ici, ils sont copropriétaires. Une fois qu'ils sont acceptés dans l'orchestre, ils en deviennent les actionnaires. Cela change considérablement l'attitude. D'autre part, comme il n'y a pas la sécurité de la plupart des orchestres, chaque concert est important, chaque répétition est importante. Il n'y a pas de sécurité sur laquelle on puisse s'appuyer. Cela crée bien sûr une atmosphère extrêmement concentrée et particulière.

Han Chen, à propos des Études de Ligeti 

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Le jeune pianiste Han Chen, bardé de prix internationaux, fait l’évènement avec un nouvel enregistrement des Études de Ligeti à l'occasion des célébrations du Centenaire de la naissance du compositeur. Cet enregistrement enrichit la discographie et nous a donné envie d’en parler directement avec ce formidable musicien. 

Quelle est pour vous la place de Ligeti dans l'histoire de la musique pour piano ? 

Ligeti était un compositeur très polyvalent. Ses œuvres monumentales, telles que les Atmosphères et Le Grand Macabre, sont toutes empreintes d'innovation, de sophistication, de rébellion et d'humour. Les trois séries d'Études pour piano, un autre de ses chefs-d'œuvre, héritent de tous ces traits et indiquent une nouvelle direction pour la musique pour piano. Ces pièces sont à la fois novatrices et inscrites dans une perspective de son évolution artistique, Ligeti ayant déjà fait preuve d'une maîtrise magistrale de l'instrument dans ses premières œuvres. La place de Ligeti dans l'histoire de la musique est indéniable et, pour moi personnellement, elle l'est encore plus dans l'histoire de la musique pour piano. 

Qu'est-ce qui vous touche personnellement dans la musique de Ligeti ? 

Les Études pour piano de Ligeti sont à la fois complexes et simples. Elles sont complexes en raison de la structure de leur conception, mais elles sont également simples parce que la conception parle d'elle-même. Il y a un équilibre entre l'austérité mathématique et la sincérité émotionnelle. Cette dualité me fascine et l'immédiateté me touche. Par exemple, dans l'Étude n° 6, "Automne à Varsovie", la pièce entière est une série de soupirs qui construisent une complainte collective. Les soupirs semblent libres et cathartiques, mais ils sont juxtaposés au mouvement perpétuel des doubles croches en arrière-plan, ce qui complique la conception rythmique. En tant qu'interprète, je dois rester à la fois lucide et passionné afin de transmettre la musique avec précision et émotion. L'état d'esprit dans lequel j'interprète les Études de Ligeti est comparable à celui d'une fugue de Bach.

Hommage à Menahem Pressler : « la profondeur de la musique est plus que tout au monde ! »

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Décédé l'âge de 99 ans, le doyen des pianistes avait accordé une interview à Bernadette Beyne, co-fondatrice de notre média.

Depuis la dissolution du Beaux-Arts Trio -il donnait son concert d'adieu au Festival Mendelssohn de Leipzig le 23 août 2009-, Menahem Pressler multiplie les concerts, tantôt en récital, tantôt en concertos, tantôt en musique de chambre avec de jeunes interprètes. Je me souviens l'avoir rencontré  à la Chapelle Musicale Reine Elisabeth peu après la fin du Trio et et lui avais demandé comment il envisageait son avenir. D'emblée, il m'avait répondu : « Je continue... Pressler and Friends ! ».

Franck Masquelier et Marc Grauwels, Mozart en duos pour flûte

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Le flûtiste Franck Masquelier et son confrère Marc Grauwels font paraître un album de duos de Mozart intitulé Il Mio Tesoro (Indesens Calliope Records). Ils proposent des arrangements pour deux flûtes d’airs d’opéras de Mozart, un répertoire plaisant et finement musical à partir de grands chefs d'œuvres connus de tous. A cette occasion, Crescendo Magazine s’entretient avec les deux artistes. 

Qu’est ce qui vous a motivé à envisager cet album centré sur des arrangements pour deux  flûtes d’airs d’opéras de Mozart  ? 

Dès l’apparition de la littérature soliste pour le traverso, soit au tout début du XVIIIe siècle, en France, le duo pour 2 flûtes avait rencontré un grand succès et il a immédiatement engendré en même temps un authentique répertoire de sonates et de suites originales, et une somme considérable d’adaptations en tous genres d’airs populaires. Le genre s'est développé à vive allure pour connaître, au tournant des années 1780, une vogue extraordinaire à travers toute l’Europe. Le jeu en duo devient alors une évidence. Aujourd’hui, il existe une quantité d'œuvres originales ou d’arrangements pour cette formation. Nous avons donc naturellement choisi les airs des opéras de Mozart comme thématique de cet album, dans lesquels, y compris dans cette formation en duo, on peut entendre le génie de ce compositeur. Finalement, ils ont été assez peu enregistrés malgré leur côté très divertissant à jouer et à écouter.

Ces arrangements sont-ils de Mozart lui-même ? Quelles sont leurs qualités ? 

Mozart aurait lui-même réalisé quelques-uns de ces arrangements lorsque l’on consulte l’édition originale de ces duos. Mais on sait aujourd’hui qu’il n’en est rien, cette mention n’ayant qu’un pur objectif commercial. Le monde de l’édition à cette époque ne s’embarrassait guère de scrupules. Les airs d’opéras sont donc arrangés à l'époque de Mozart ou juste après, mais les arrangeurs ne sont pas connus. Le seul arrangeur connu de cet album est Wilhelm Barge, virtuose allemand de la deuxième moitié du XIX° siècle, qui a arrangé pour deux flûtes le duo K.V156, qui est à l'origine une sonate pour violon et piano.

Comment avez-vous choisi les morceaux programmés sur cet album car il ne reprennent que des airs tirés de 3 des célèbres opéras de Mozart ? Est-ce qu’il y aurait matière à un autre album avec des airs tirés de Cosi fan Tutte, Clemenza di Tito….? 

Il existe donc actuellement quatre recueils des opéras de Mozart qui sont édités pour cette formation dans des arrangements d'époque : La Flûte enchantée, Les Noces de Figaro, Don Giovanni et l’Enlèvement au sérail. Il nous a semblé intéressant de proposer une sélection de ces airs : d’une part, ceux qui sonnent le mieux dans cette formation, et d’autre part, ceux qui sont les plus connus du public. Depuis l’édition de ces quatre recueils, il existe d’autres arrangements des autres opéras de Mozart. Mais serait-t-il intéressant de les enregistrer ? La question se pose.

L'album se clôture par deux duos en sol majeur K. 156 Op.75. Pouvez-vous nous présenter un peu ces œuvres ? 

Ce duo est un arrangement du virtuose allemand Wilhelm Barge (1836 - 1925), soliste à l’orchestre du Gewandhaus de Leipzig, qui a choisi six morceaux de Mozart et les a arrangés pour duo de flûtes.

Celui que nous avons choisi est à l’origine la Sonate pour violon et piano K. 380, dont W. Barge a choisi les deux mouvements rapides particulièrement adaptés à la brillance et la virtuosité de notre instrument.

Benoît Mernier, inspirations multiples

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Benoît Mernier, organiste et compositeur belge, est à l’honneur d’un concert  Namur Concert Hall. Lors de  ce concert intitulé “Miroirs Vénitiens”, le vendredi 5 mai prochain, le public du Namur Concert Hall pourra découvrir une de ses nouvelles compositions. Timothée Grandjean et Alex Quitin, reporters de l’IMEP, rencontrent Benoît Mernier pour évoquer sa nouvelle création et les autres développements de sa riche actualité.

Lors du concert “Miroirs Vénitiens” du vendredi 5 mai, le public du Namur Concert Hall pourra découvrir une de vos nouvelles compositions. Pouvez-vous nous faire la genèse de cette œuvre ?

Jérôme Lejeune, fondateur du label Ricercar, a toujours marqué un vif intérêt pour la musique d’aujourd’hui. Il est aussi l’administrateur de l’ensemble Clematis. Il m’a contacté ainsi que le compositeur liégeois Michel Fourgon pour nous proposer de nous associer à un programme de concert intitulé « Miroirs vénitiens ». Il s’agissait donc d’écrire des œuvres nouvelles dialoguant avec du répertoire italien du XVIIe siècle. Dans mon travail de compositeur, j’ai toujours été sensible à la question de la tradition. Comment, par la création d’aujourd’hui, prolonger, commenter la musique du répertoire ? C’est une question qui m’est chère. Pour moi, la création doit s’ancrer dans une réalité. Elle doit parler au public et faire écho dans un souci de communication, détachée d’une certaine forme d’abstraction. Elle ne peut se refermer sur elle-même sous peine d’être morte née. Il n’est pas question ici de nostalgie ou d’obédience à des formes passées mais plutôt d’un acte d’émulation : comment la musique du passé peut-elle nous inspirer des formes nouvelles dans un souci de reliance. Je pense qu’aujourd’hui nous avons besoin à tous les niveaux de créer du lien. Créer du lien entre les individus et aussi entre les différentes formes d’expressions artistiques. Nos sociétés sont menacées par l’éclatement et le repli sur soi. L’Art a plus que jamais pour mission de relier les choses entre elles, de faire sens. Pour moi, il est moins question de « faire œuvre » que de créer du lien. À cet égard, ce projet a donc retenu mon attention et mon envie.

Votre composition sera associée aux œuvres anciennes principalement puisées dans le répertoire vénitien du XVIIe siècle de Biagio Marini et Giovanni Legrenzi. L'ensemble Clematis joue donc sur des instruments anciens. Est-ce un défi d’écrire pour ce type d’instruments ? Il y a-t-il des enjeux particuliers au niveau de la notation par exemple ?

Écrire pour des instruments anciens demande effectivement de repenser un certain nombre de choses. Il y a bien sûr les questions techniques. Un exemple : le violon baroque se joue sans mentonnière ; les gestes compositionnels doivent être donc être adaptés à cette réalité. Il ne s’agit pas de se sentir limité mais de comprendre ce qui fait la caractéristique de cet instrumentarium. Le démanché (ou le fait de passer rapidement d’une position à une autre sur le violon ou le violoncelle) ne peut pas être imaginé comme sur les instruments modernes. Par ailleurs, le travail sur le jeu d’archet est beaucoup plus subtil et différencié à l’époque baroque qu’après la révolution française. On sait que le chant était au XVIIe et XVIIIe siècles le modèle absolu. Le jeu d’archet baroque s’inspire de cela. On va parler de consonnes plus ou moins définies, un peu comme les coups de langue pour les instruments à vent. Il y a donc là un champ d’expérience très fertile et stimulant. Mes pièces écrites pour ce projet travaillent beaucoup sur cette question. Je me suis inspiré des pratiques et notations de l’époque mais avec un imaginaire d’aujourd’hui. L’expressivité est toujours au centre de mon attention, que soit en tant qu’interprète à l’orgue ou dans mon travail de compositeur. Cette question est cruciale à l’époque baroque, particulièrement pour la musique italienne animée par les « affetti » développés par des compositeurs tels que Monteverdi pour le chant et Frescobaldi essentiellement pour le clavier, ainsi que par leurs descendants. Je me suis donc senti très en phase en écrivant pour ce projet.

Andrzej Kosendiak, directeur du Forum national de la musique de Wrocław

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Le 21 avril, le Forum national de la musique de Wrocław, en Pologne, a accueilli la cérémonie annuelle de remise des prix et le concert de gala des International Classical Music Awards. Le NFM est également récipiendaire d’un Special Achievement Award des ICMA 2023 qui salue la réussite artistique et la vision de ce projet. Jakub Puchalski, de Polskie Radio Chopin, membre du jury, a réalisé l'entretien suivant avec Andrzej Kosendiak, directeur du NFM.

Le Forum national de la musique est une institution musicale, mais c'est aussi un lieu - un nouveau complexe de quatre salles de concert à Wrocław. Cela fait des décennies que l'on parle d'une bonne salle de concert pour la Philharmonie de Wrocław. Comment le Forum national de la musique a-t-il émergé de ces nombreux projets et concepts ?

L'histoire du NFM a commencé en 2002, lorsque Rafał Dutkiewicz a été élu maire de Wrocław. Le projet de construction d'une salle de concert figurait à son programme. À l'époque, j'étais son conseiller pour la préparation du programme culturel. Plus tard, il m'a engagé comme plénipotentiaire -et les travaux de construction de la salle ont commencé. Bien sûr, la communauté urbaine de Wroclaw essayait depuis longtemps d'ériger une nouvelle salle de concert, mais seul ce projet a pu aboutir. 

Dès le début, nous avons prévu de mener deux projets en parallèle : d'une part, construire une salle de haut niveau et, d'autre part, élaborer un programme de développement de la vie musicale à Wrocław. Nous avons mené ces deux investissements en parallèle, mais il faut dire que le projet de construction lui-même, la salle, est devenu un catalyseur pour tous les changements qui ont eu lieu dans la façon de concevoir l'offre culturelle, dans le développement de la vie musicale.

Pouvez-vous revenir sur la vie musicale Wrocław avant le NFM ? 

En 2005, alors que le projet de construction d'une nouvelle salle était déjà en cours, je suis devenu directeur de la Philharmonie de Wroclaw et, en même temps, directeur du festival Wratislavia Cantans. Il y avait donc le grand festival, la Philharmonie -et une salle de 465 places dans un bâtiment hideux des années 1960. C'était le point de départ. Aujourd'hui, nous disposons d'un lieu qui abrite quatre salles de très haut niveau. Nous avons, en plus de la Philharmonie, plus d'une douzaine d'autres ensembles, dont certains très importants, et plusieurs festivals. Tout cela, c'est le NFM.

On peut donc dire que le succès est né grâce au nouvel espace ? 

Oui, même si je dois souligner que l'idée n'était pas seulement de construire une salle. Dès le départ, le projet comportait deux éléments -la construction de la salle et le développement d’une offre culturelle- et c'est très important. Bien sûr, le fait que la salle soit d'une qualité et d'un prestige extraordinaires a aidé tout le monde, y compris les ensembles artistiques, a permis de faire un saut qualitatif, car même avec les grands efforts des musiciens dans l'ancienne salle, cela n'était pas possible. Il n'y avait aucune possibilité d'évolution : les musiciens, même ceux qui étaient assis au même pupitre, ne s'entendaient pas les uns les autres -il y avait du bruit. En ce sens, cette nouvelle salle est devenue un outil fantastique pour le développement des ensembles artistiques, pour renforcer leur forme et leur importance. Mais aussi pour créer une communauté d'auditeurs. Auparavant, nous ne pouvions inviter qu'une poignée de personnes, et il arrivait souvent que l'ancienne salle ne fasse pas salle comble, parce que les gens estimaient qu'elle était inadéquate. Aujourd'hui, des centaines de milliers de personnes nous rendent visite chaque année.

Ermonela Jaho, artiste de l'année 2023 des ICMA

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La soprano Ermonela Jaho est l’artiste de l’année 2023 des International Classical Music Awards. En prélude à la cérémonie de remise des prix et au concert de gala, la chanteuse s’entretient avec Irina Cristina Vasilescu, de la Radio Romania Muzical. Une interview réalisée depuis Sydney où la chanteuse répétait Adriana Lecouvreur.

Ermonela Jaho, je voudrais revenir brièvement sur quelques-uns des moments les plus importants de votre vie professionnelle. J'ai lu quelque part que, enfant, vous vouliez être chanteuse de musique pop. Est-ce exact ?

Oui, c'est vrai. Quand vous êtes un enfant, c'est la musique qui vous touche le plus et vous voulez devenir tout de suite célèbre ; ces rêves commencent comme ça. Plus tard, j'ai réalisé que mon âme appartenait à la musique classique.

C'est une production de La Traviata vue à Tirana qui a changé votre point de vue et recadré toute votre vie, en fait. Qu'est-ce qui, dans ce chef-d'œuvre verdien, a impressionné la jeune fille que vous étiez à l'époque, ?

C'est intéressant que vous me posiez cette question maintenant, car je me la posais très récemment, après la dernière représentation de La Traviata au Metropolitan de New York. Je me suis souvenue de ce moment, quand j'étais si jeune et que j'ai vu mon premier opéra. J'avais 14 ans. J'ai commencé à chanter à 9 ans pour devenir une pop star mais, à 13 ans, j'ai voulu étudier la musique à un niveau professionnel, et j'avais choisi le chant. J'ai auditionné au lycée des arts de Tirana où j'ai étudié à partir de ce moment-là. Comme je voulais "voir" la manière de chanter la musique classique, je suis allée à notre opéra (le seul que nous ayons en Albanie) ; c'était La Traviata (chanté en albanais) et je suis tombée amoureuse, c'était magique !

Je ne peux pas l'expliquer avec des mots ; tout m'a émue -l'ouverture, l'histoire, le drame, la tragédie. Celà m'a tout de suite touchée et, à la fin de la soirée, je me suis dit -ainsi qu'à mon frère qui était avec moi : maintenant, je sais que je veux devenir chanteuse d'opéra et je ne veux pas mourir sans avoir chanté ce rôle au moins une fois dans ma vie. La semaine dernière, c'était ma 306e incarnation de Violetta Valery ! Je suis tellement fière (et je le dis avec humilité) d'avoir réalisé mon rêve. Je voulais ça si désespérément ! J'ai beaucoup travaillé, mais je pense que l'univers m'a aussi aidée à réaliser mon rêve !

Ce fut la première étape de votre éducation musicale. Ensuite, en 1994, vous êtes allée en Italie, étudier à l'Accademia Nazionale di Santa Cecilia à Rome. Qui étaient vos mentors à ce moment-là ?

En 1993, j'ai remporté un concours de chant et, pour la première fois depuis longtemps, l'Albanie s'est ouverte sur le monde. Katia Ricciarelli est venue en Albanie et elle a choisi cinq chanteurs d'opéra (étudiants et professionnels) pour une master-classe à Mantoue. J'en étais et, après cette expérience, j'ai voulu rester en Italie car j'ai vu la première lueur sur la voie de mon rêve. A Santa Cecilia, j'ai travaillé avec Valerio Patteri, mais aussi avec Paolo Montarsolo, un grand basso italien. J'ai toujours un professeur de chant à New York, car nous restons étudiants pour toujours.
Même si vous avez déjà du succès, il est nécessaire de continuer à étudier, remettre un peu les choses à plat -techniquement parlant, car sur scène les émotions peuvent prendre le dessus.

Garder la voix légère : le secret de la soprano Eleonora Buratto

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Fraîchement auréolée de son succès personnel dans le rôle d'Antonia dans les Contes d'Hoffmann à La Scala de Milan, Eleonora Buratto vit un moment particulièrement heureux dans sa carrière : la soprano de Mantoue, en effet, a enchaîné ces dernières années une série de débuts dans un répertoire très large, allant de l'Otello de Rossini à Madama Butterfly de Puccini, en passant par ce Verdi qui, entre Ernani et Don Carlo, apparaît de plus en plus comme la pierre angulaire de sa carrière actuelle et future. Nicola Cattò (membre du jury ICMA Musica) a rencontré Eleonora Buratto le lendemain de la fin des représentations de l'opéra d'Offenbach Les Contes d'Hoffmann et juste avant son départ pour New York, où elle a chanté Mimì dans une série de représentations de la Bohème : l'occasion était (aussi) de parler de l'enregistrement de la Messa di gloria de Rossini, dirigé par Antonio Pappano et primé d’un ICMA 2023. 

Vous fêterez l'année prochaine vos 15 ans de carrière, pourtant du fait de l'ampleur de votre répertoire et du prestige des théâtres dans lesquels vous chantez, il semble que beaucoup d'autres se soient écoulés : est-il déjà temps de faire un premier bilan ?

Est-ce vrai ? je ne m'en étais pas rendu compte ! En fait oui, un premier bilan est aussi utile pour se remémorer les jalons que vous avez franchis, comment vous les avez atteints, s'il y a eu des erreurs, pour comprendre si vous auriez pu mieux faire pour ne pas répéter, à l'avenir, des erreurs de jugement.

Comme beaucoup de chanteurs, vous avez commencé par un répertoire plus léger, pour ensuite virer vers celui de l'opéra pur : mais Rossini est toujours très présent. Comment votre approche a-t-elle changé techniquement ?

En fait, j'aurais aimé que Rossini fasse partie de ma carrière même au début : un rôle parmi tant d'autres que je n'ai jamais pu chanter est Fiorilla du Turco in Italia. En plus des productions de concert (je pense au Stabat Mater et à la Petite messe solennelle). Heureusement, des propositions me sont venues pour de grands opéras comme Moïse et Pharaon ou bien Otello, chanté à Pesaro : avec une technique et un timing corrects entre les productions , il n'est pas impossible de chanter à la fois Butterfly et Desdémone. Il faut avoir une bonne période de repos. L'an dernier, après Butterfly, j'ai chanté la Bohème et surtout l'Alice de Falstaff, ce qui m'a permis de retrouver cette agilité, cette légèreté qui sont vitales chez Rossini. Aussi parce que je ne chante pas Cio-Cio-San en alourdissant la voix, mais en la respectant, en jouant avec les couleurs, en essayant de différencier les trois actes en insistant sur l'évolution de l'enfant naïf du premier à la tragédie finale. C'est, à mon avis, une façon d'assurer la santé de la voix. Mais la technique passe toujours en premier !

Aussi parce que, ensuite, ça dépend quel Rossini vous chantez : Desdémone est un rôle d’Isabelle Colbran, qui me semble tout à fait adapté à votre voix actuelle… 

Les rôles que je peux garder au répertoire ne sont que ça. Et c'est un grand plaisir de les chanter. Maintenant j'ai en tête deux titres que j'ai très envie d'aborder : Guillaume Tell et La donna del lago. Quelqu'un m'a même demandé une Hermione… : il faut bien évaluer.

Parlons de cette Messa di gloria : comment s'est formalisé cet enregistrement ?

Je ne connaissais pas cette musique, mon agence m'a soumis la proposition, alors j'ai lu attentivement la partition. Comme les dates d'enregistrement étaient planifiées juste avant un engagement prévu avec le Requiem de Verdi à Paris, j'y ai un peu réfléchi, juste à cause de ce que j'ai dit avant. Mais c'était une proposition flatteuse, et ça s'est très bien passé. Je voulais vraiment travailler avec Maestro Pappano, avec qui je n'avais enregistré que le petit rôle de la prêtresse dans Aïda. Pendant les répétitions de musique et celles avec l'orchestre, il m'a beaucoup aidée à comprendre des aspects de Rossini que j'abordais avec un point de vue plus tardif, en entrant avec trop de lourdeur dans la voix : il ne m'a pas demandé de "spoggiare" (supprimer l'appoggio) mais d'alléger ma voix et ma façon de penser. Il m'a aidée à trouver une tonalité pour laquelle je lui suis très reconnaissante : j'ai pu faire de l'agilité et des aigus en pianissimo, il m'a aidée à retrouver des aspects de ma technique que je n'exploitais plus. Et ce sont des pages, pour la soprano, qui ont une tessiture très haute et très virtuose. Je ne sais pas quand je pourrai travailler à nouveau avec Maestro Pappano : il y avait un projet Puccini avec lui à Londres (La rondine), mais il a été reporté.

Alessandro Marangoni, intégralement Rossini au piano  

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Cette année, le jury des International Classical Music Awards (ICMA) récompense le pianiste italien Alessandro Marangoni avec un prix spécial pour son enregistrement de l’intégrale des Péchés de vieillesse de Rossini. Nombreux sont les pianistes qui ont abordé, ces quinze dernières années, les pièces et bribes curieuses et provocantes des quatorze volumes de Péchés de vieillesse, l'énigmatique testament musical du vieux Rossini. L’intégrale de Marangoni est cependant la première vraiment complète, s'étendant à toute la musique de chambre et à toutes les pièces vocales (presque toutes enregistrées avec des chanteurs italiens), y compris des pièces contemporaines des Péchés mais absentes des volumes de la collection officielle, ainsi qu'une vingtaine de pièces inédites récemment découvertes. C'est une œuvre exigeante, pleine de surprises, car les quelque deux cents pièces de ce corpus sont stylistiquement très hétérogènes et dessinent le portrait d'un compositeur sournois et ironique. Le musicien, passionné par les découvertes et les répertoires rares, s’entretient avec Nicola Cattò et Luca Segalla du magazine Musica

Comment est né ce projet ? Et comment a-t-il évolué en cours de route ?

Le projet est né un peu par hasard : je ne connaissais pas cette énorme quantité de musique rossinienne. Alors que j'étudiais avec Maria Tipo, elle m'a dit un jour qu'elle avait joué des Péchés quand elle était jeune, et qu'elle pensait que ça me conviendrait. J'ai donc commencé à faire des recherches et j'ai réalisé l'ampleur de cette production : j'ai compris que ce serait un excellent travail non seulement en tant que pianiste, mais aussi en tant que chercheur, ce qui me passionnait beaucoup. Les partitions n'étaient pas facilement disponibles, souvent épuisées… J'ai donc commencé -c'était en 2008- à penser à rassembler une sélection de Péchés pour un seul CD ; mais j'ai remarqué qu'il n'existait pas de véritable version complète de ce répertoire, alors j'ai proposé à Naxos, ma maison de disques, de combler cette lacune. Ils ont réagi avec enthousiasme. Mais le projet initial a grandi au fil des années, grâce aussi à la contribution d'amis du calibre d'Alberto Zedda, Bruno Cagli (qui a été le premier à me donner quelques manuscrits qu'il possédait) et au travail avec la Fondation Rossini, qui a mis les manuscrits à ma disposition. Nous, les pianistes, avons l'habitude de travailler avec des partitions publiées. C'était inhabituel et passionnant. Certaines pièces de cette intégrale n'avaient jamais été enregistrées, d'autres étaient vraiment inconnues, comme le Tema e variazioni qui se trouvait, entre autres, à la Fondation Rossini et avait échappé à tout le monde (il ne figurait pas dans le catalogue de Péchés que Rossini lui-même avait compilé).

Combien de pages ont été données en première mondiale ?

Vingt. Et ce n'est pas tout. Il y a quelques pièces découvertes plus tard. L'une le fut même le lendemain de la fin des enregistrements. Ce sont deux petites choses, mais je les aurais incluses sur les CD ! Et il y aura probablement d'autres découvertes.