Chair et sang dans la pierre emmurés

par

Cavalleria rusticana de Mascagni et Sancta Susanna d'Hindemith
De la confrontation entre le vérisme italien de 1890 et le symbolisme expressionniste allemand des années 1920 que ressort-il ? Une frustration visuelle, une découverte musicale et une satisfaction quant à l'interprétation vocale. Les deux œuvres ont en commun le thème central de la frustration féminine : trahison et vengeance dans Cavaleria, érotomanie religieuse dans Sancta Susanna. La Sicile de la « Galanterie rustique » (traduction en français de Cavaleria rusticana) qui ouvre la soirée n'a rien de galant, de rustique, de régionaliste encore moins de méditerranéen pour le metteur en scène italien Mario Martone qui reprend ici le sévère travail réalisé en 2011. Ne serait-ce l'usage profane du cérémonial de la messe catholique pour unique décor, on se croirait dans un culte luthérien ou un film de Dreyer. A la frustration de l'héroïne Santuzza répond le vide scénique et l'éradication de toute dimension charnelle sur scène. Même les choeurs semblent apathiques. Heureusement la voix capiteuse d'Elina Garanca, la brutalité monolithique de Yonghoon Lee (Turridu plein de bravoure mais pauvre en nuances), la dignité du mari outragé (Vitaliy Bilyy) et l'enjôleuse Lola (Antoinette Dennefeld) ainsi que les registres fort peu disciplinés de la sombre Elena Zaremba (Lucia) offrent une matière sonore pleinement incarnée bien que dénuée de toute « italianita ». Paradoxalement l’œuvre sulfureuse du jeune Hindemith qui lui succède, freudienne à souhait, suscite bien plus d'intérêt. On y sent le chef (Carlo Rizzi) et son orchestre également, beaucoup moins contraints. Là où il est question d'enfermement, le mur de l'inconscient s'écroule et toute une vie exubérante s'échappe. Par un carreau ouvert se déverse le parfum du lilas, la voix d'une femme qui « gémit et expire de plaisir » mêlée aux chants de rossignols, cloches, réminiscences, hallucinations mystico-sexuelles dont une araignée chorégraphiée (qui reste opportunément dans l'ombre du plateau nous épargnant de douteuses associations d'idées). « Défoulement » musical aussi, avec des heurts, des invocations, des imprécations, un matériaux sonore parcellisé, riche de contrastes où la voix de contralto psalmodie, unifiant le tout comme une sorte de basse continue. Ce rôle, Sœur Klementia -qui rappelle qu'Hindemith fut un remarquable instrumentiste (au violon et à l'alto en formation de chambre) et qu'il composa nombre de partitions pour ces formations- est confié à l'alto allemande Renée Morloc, à la belle diction allemande, solide et inquiétante. Personnage impuissant, voire complaisant en présence de l'explosion de force vitale refrénée de la jeune Susanna. Anna Caterina Antonacci excelle en ces élans brisés, ces hallucinations, à travers un chant lumineux qui repose essentiellement sur l'imprécation. Comme les murailles écroulées dévoilent l'intérieur de la psyché, Susanna dévoile ses seins (très jolis) avant que les murs ne se referment sur la mort. La vieille nonne (Sylvie Brunet-Grupposo), Klementia et le Choeur ont le dernier mot : « Satana ! ». Les différents tableaux, le spectre des couleurs de costumes, lumières et décors épurés sont très soignés, d'une esthétique raffinée et exigeante.
Bénédicte Palaux Simonnet
Opéra national de Paris, Bastille, le 30 novembre 2016

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