Concours Reine Elisabeth, mardi soir

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« En art, le plus important est le dernier qui reste, ce n’est pas le premier qui arrive ». Ces mots du compositeur Maurice Ohana, de nombreux candidats ont dû se les répéter alors que débute cette prestigieuse compétition qu’est le Concours Musical International Reine Elisabeth de Belgique. Dix minutes : voilà le temps imparti à chacun d’eux pour convaincre qu’il ou elle mérite sa place parmi les 24 demi-finalistes. La Corée confirme sa suprématie ce soir encore, sur papier tout au moins, puisque cinq des dix candidats à monter sur les planches en portent l’étendard. La gente féminine s’impose elle aussi, avec pas moins de sept représentantes.

La première à faire son entrée ce soir sur le podium du Studio 4 est la soprano allemande Felicitas Frische (31 ans). Cette élève de la Musikhochschule de Freiburg nous donne à entendre une aria de la Flûte enchantée du grand Mozart, « Ach, ich fühl’s », que nous prodiguera également Carina Schmieger le 2 mai après-midi. La candidate apparaît crispée à l’entame de sa prestation, s’aidant ça et là d’un léger rubato. Plus à l’aise et expressive dans l’air « C’est des contrebandiers » de Carmen, que nous réentendrons également demain (en soirée, cette fois) grâce à Daria Salnikova et à Marianne Croux, elle nous donne à entendre toute la mesure de son talent. A l’évidence, le rôle de Micaëla, qu’elle a endossé l’an dernier au Théâtre de Baden-Baden avec le Berliner Philharmoniker, n’a plus de secrets pour elle. L’espace d’un instant, Bizet s’est drapé du même bleu azur que la cantatrice.
Mezzo américaine Alyssa Martin (28 ans), qui fit ses classes à l’université d’Indiana, s’avance d’emblée sur le devant de la scène, conquérante. De court vêtue, pleine de fraîcheur – en un mot : printanière –, elle habite véritablement son personnage dans « Sein wir wieder gut » d’Ariane à Naxos de Richard Strauss. D’une aisance frôlant l’insolence, qui dissimule mal une expérience déjà longue de la scène, elle se meut avec une facilité désarmante dans un ambitus kilométrique. Le ton change dans Mozart (« Deh, per questo istante solo », La Clemenza di Tito) ; Sesto se fait douce et touchante ; le ton demeure juste. Sans défaillir, la candidate révélera au public une personnalité sertie d’un grand tempérament. Une révélation. La promesse d’un retour vient de quitter la scène.
Vient le tour du Coréen Jongsoo Yang (28 ans), qui frappe d’abord par sa minceur – fait relativement rare, pour une basse – et son élégance. Formé à Berlin, puis à Freiburg, il fait, lui aussi, preuve d’entrée de jeu d’une grande décontraction, malgré un curriculum assez peu nourri en termes de concerts. Son « Madamina, il catalogo è questo » (Don Giovanni de Mozart) est soigné et d’une belle envergure. A Leporello succède Rocco, celui du Fidelio de Beethoven (« Hat man nicht auch Gold beineben »), auquel il manque un tantinet de caprice, voire d’insolence. Deux personnages, deux arias dont on ne regrettera au final que la relative uniformité de ton et de caractère. Un choix peu judicieux sans doute, qui n’aura livré de ce candidat que quelques facettes d’un talent qu’on devine, en réalité, beaucoup plus substantiel.
Le coup de cœur de ce soir a pour nom Soo Yeon Lim (31 ans). La jeune soprano coréenne, qui fit ses classes à Milan, puis Berlin, est une habituée des concours ; cela se voit et cela s’entend ! Son « O rendete mi la speme – Qui la voce sua soave – Vien diletto » de Bellini, extrait d’I Puritani, qui explore toute la palette des émotions imaginables, est beau à en pleurer. Rayonnante, la cantatrice fait preuve d’une parfaite maîtrise de la respiration. Merveilleuse Elvira, dont la prestation sera, en guise d’entracte, saluée par une salve d’applaudissements que le public, conquis, ne sera pas parvenu à réprimer. Egal bonheur dans Ravel : avec « Je réchauffe les bons » (L’enfant et les sortilèges), que Jodie Devos avait également transcendé lors des premières épreuves en 2014 – et que nous entendrons à nouveau le 2 mai après-midi, grâce à Ada Elodie Tuca. Le Feu dans tous les états !
Maillon faible de la soirée, le baryton coréen Jungrae Kim (24 ans), formé à l’université de Seoul, fournit une prestation inégale. Dans son « Or dove fuggo – Ah ! per sempre » de Bellini (I Puritani), des erreurs d’intonation, outre quelques problèmes de souffle, se font jour. Le Wagner qui suit (« Wie Todesahnung – O, du mein holder Abendstern”, extrait de Tannhäuser) est plus abouti, mais – et pour cause, sans doute – moins semé d’embûches…
C’est encore une candidate coréenne qui se produit avant la pause. Hyunju Mun (28 ans), étudiante de l’université de Yonsei qui compte à son palmarès trois premiers prix, remportés lors de concours nationaux dans son pays natal, opte pour un programme original. En effet, de mémoire de mélomane, aucun candidat au Concours n’avait encore fait le choix de « Briefchen schrieb ich », issu des Walzer Gesänge nach toskanischen Volksliedern op. 6, d’Alexander von Zemlinsky. Cette page brève fut l’occasion d’une envolée lyrique de très belle facture. Le « Come per me sereno – Sovra il sen la man mi posa » (Bellini, La Sonnambula) n’avait jusqu’ici obtenu que les suffrages de Hyesang Park lors de la finale de 2014. Hyunju Mun en livre une lecture techniquement très « propre », mais quelque peu scolaire. Timide Amina, la jeune soprano aura, en définitive, donné l’image d’un talent à laquelle ne manque qu’un brin d’assurance et de fantaisie pour briller. De brillance, il sera finalement question sur le tard, dans les dernières mesures…
Intermède dans le domaine de la mélodie et du lied avec la mezzo américaine Veronica Jensen (30 ans). Nous entendrons cette fois « Le temps des lilas », extrait du Poème de l’amour et de la mer op. 19 de Chausson, suivi de « Von ewiger Liebe », issu des Vier Gesänge op. 43 de Brahms. Un fort beau programme, certes, mais qui, à l’instar de celui de Jongsoo Yang, pèche par une certaine homogénéité de ton. La diction est irréprochable, dans Chausson en particulier ; l’émotion est au rendez-vous, même si elle n’est pas aussi déchirante qu’on aurait pu le souhaiter. La candidate, figée, trahit une certaine réserve dans le lied de Brahms, néanmoins plus enlevé que le morceau précédent – il nous a semblé capter l’ombre d’un sourire vingt mesures avant la fin ! Avouons-le : nous aurions aimé entendre cette candidate dans un air d’opéra ou d’oratorio. Il est dommage que l’occasion ne nous en fut pas donnée, alors que Veronica Jensen se produit régulièrement sur la scène lyrique.
Révélation Artiste Lyrique aux dernières Victoires de la Musique Classique, la mezzo française Eva Zaïcik (30 ans)est, elle aussi, une habituée de la scène lyrique, en particulier dans le répertoire baroque : en 2017, elle fut Lybie dans Phaëton de Lully à l’Opéra de Versailles, aux côtés du Poème Harmonique sous la houlette de Vincent Dumestre ; elle se produisit également dans La Flûte à l’Opéra de Dijon, avec Les Talents Lyriques (direction Christophe Rousset), aux BBC Proms (Royal Albert Hall), à Amsterdam et à la Chapelle Royale de Versailles (dans les Vêpres à la Vierge de Monteverdi), ainsi qu’à l’Opéra de Reims dans Les Amants Magnifiques (Lully-Molière) où elle fut Caliste, sous la férule de Hervé Niquet. En 2016, elle prêta sa voix à la Philharmonie de Paris, au Teatro Real Madrid et au Barbican Opera, aux côtés des Arts Florissants (William Christie et Paul Agnew), de même qu’à l’Opéra de Rouen et à l’Opéra Royal de Versailles dans Dido and Aeneas, où elle fut Didon, avec le concours renouvelé du Poème Harmonique et de Vincent Dumestre. Etonnamment, son plat de consistance ne fut pas « Hence Iris, hence away » de Haendel (Semele) ; elle y fut, il est vrai, très à l’aise vocalement, mais nous l’aurions voulu plus arrogante, voire incendiaire, dans son expression. Il faudra attendre Rossini (« Cruda sorte – Qua ci vuol disinvoltura », L’Italiana in Alegeri) pour voir surgir les flammes : plus délurée et frivole, la candidate investit sans réserve une Isabella coquine qui, bombant le torse, roulant des épaules et retroussant sa robe, joue de ses charmes pour mettre le feu dans l’auditoire. Tous comptes faits, une prestation très honorable !
Notre compatriote Emma Posman (23 ans), l’une des benjamines de cette édition du Concours, fut la seconde surprise de cette soirée. Bachelière à la HoGent School of Arts, mais déjà lauréate de l’édition 2017-2018 de la Honda Competition et prix du public au concours international Bell’arte, 2017, elle révèle une belle expressivité et toute l’envergure de son talent dès le bref Mörike-Lieder « Er ist’s » d’Hugo Wolf. Elle y fut bipolaire ; comme le Faust de Goethe, elle eût pu s’écrier : « Deux âmes habitent ma poitrine ! » Loin d’en rester là, elle donne au bel canto, dans son Donizetti (« Regnava nel silenzio – Quando rapito in estasi », extrait de Lucia di Lammermoor), sa pleine signification, allant jusqu’à l’incarner tout entier. Non contente de ravir son public, la candidate donne le sentiment d’être elle-même heureuse d’être là. Forte d’une maîtrise époustouflante de la respiration, elle déjoue successivement tous les pièges de la partition avec un aplomb qui témoigne déjà à lui seul d’une extraordinaire maturité. N’ayons pas peur de le dire : l’espoir de retrouver Emma Posman dans les demi-finales de cette édition du Concours est permis !
Alors que l’heure avance, le contre-ténor coréen Sunghoon Choi (28 ans), qui a fait ses armes successivement à Seoul, Paris et Genève, monte sur les planches avec la prestance et la fierté d’un Artaban. Bien qu’il ait peu de concerts à son actif, il témoigne d’une grande assurance. Son programme, peu conventionnel, débute avec « Di tanti palpiti » de Rossini (Tancredi), techniquement maîtrisé, fougueux et, en fin de compte, très réussi. Il se poursuit avec « Zabyt’ tak skoro » de Tchaïkovski, dans lequel le musicien révèle un autre aspect de sa personnalité : une jolie sensibilité.
Mais voilà que, déjà, le dernier candidat salue le public de Flagey. Le fait est suffisamment remarquable pour devoir être souligné : Serge Kakudji (28 ans) est l’un des rares chanteurs dans l’histoire du Concours à avoir porté le dossard de la République Démocratique du Congo. Ce contre-ténor n’est pas inconnu chez nous, puisqu’il a gonflé les rangs de l’IMEP à Namur en tant qu’élève libre, cette année et il y a dix ans. Dans l’intervalle, il fréquenta assidûment le Conservatoire de Saint-Maur-des-Fosses, en France. Féru de concours, il remporte un premier prix à l’âge de 12 ans lors d’une compétition locale dans son pays d’origine ; il remet le couvert six ans plus tard au terme du même concours, avant de remporter l’année suivante le Premier Prix du Concours National de Verviers. En 2016, il empoche le deuxième prix du huitième Concorso Internazionale Di Canto Lirico Ravello Citta Della Musica Per Cantati Lirici. En 2011 et 2012, on l’aperçoit à l’Atelier Lyrique de Tourcoing sous la direction de Jean-Claude Malgoire. En 2013, il se mue en doublure du rôle de Giulio Cesare et de celui de Tolomeo à l’Opéra Garnier, qui reçoit alors la visite du Concert d’Astrée, sous la direction d’Emmanuelle Haïm. Le programme conçu par Serge Kakudiji est encore moins convenu que le précédent, puisqu’il a été carrément déserté par les candidats durant les précédentes sessions du Concours. Musique ancienne uniquement. John Dowland, d’abord, dont le « Flow, my tears » fait, certes, l’économie d’une prise de risques inconsidérée, mais se révèle d’une profonde poésie et touchant. Changement de décor et de ton avec Haendel (« Si spietata, il tuo rigore »), où le candidat investit le Tolomeo de Giulio Cesare (dont il avait déjà revêtu le costume en 2011 sous la baguette de Malgoire) : de risques, il est bel et bien question ici, mais le candidat gère admirablement son souffle et évolue avec amusement dans un ambitus donnant le vertige. Qu’il nous soit permis d’oser espérer revoir très bientôt cette personnalité infiniment attachante !

Regrettons pour terminer l’absence – habituelle, il est vrai – des répertoires moderne et contemporain dans cette édition des épreuves éliminatoires ; la plus ancienne œuvre à avoir été représentée ce soir (L’enfant et les sortilèges) a déjà près d’un siècle…

Oserons-nous, pour terminer, une suggestion à l’adresse des organisateurs du Concours : prévoir un clavecin dans le répertoire de musique ancienne ? La voix d’Eva Zaïcik dans Haendel a indubitablement pâti de la proximité du piano. La puissance du roi des instruments n’a pas manqué de couvrir sa voix, incident que nous n’aurions à coup sûr pas déploré si, en guise de clavier, nous avions eu un clavecin. Dowland ou Haendel au piano, c’est un peu comme la Joconde en blue jean : les larmes des uns et le sourire de l’autre demeurent attachants quelles que soient les circonstances, mais ils n’atteignent véritablement au sublime que lorsqu’on prend garde de ne pas les travestir en les drapant dans l’étoffe de l’anachronisme…

Alors que se meurt le dernier point d’orgue meurtri par la double barre et que se dissipent les applaudissements justement nourris du public, le silence reprend lentement ses droits. Un silence encore imprégné des beautés qui l’avaient fait taire. Un silence dans l’expectative du prochain verdict, lourd d’interrogations. Que les meilleurs gagnent… le droit de revenir nous enchanter !
Olivier Vrins
Flagey, Studio 4, le 1er mai, 20h

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