Eblouissante diffraction du désir : Eliogabalo au Palais Garnier

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C'est en une « course à l'abîme » éperdue, une diffraction quasi chimique du désir que s'ouvre la saison de l'Opéra National de Paris avec l' Eliogabalo de Francesco Cavalli (1602-1676). Dans la recherche de « l'art total » objectif de l'opéra naissant, Cavalli -dans le sillage de Monteverdi- apporta une fluidité dans l'action dramatique, de sublimes « lamentos », l'intervention de duos, chœurs, ensembles, l'intrication des thèmes personnages et émotions extrêmes que l'on retrouvera dans toute la musique occidentale à venir.

Ici -déjà- tout, ou presque, est dit. C'est la version établie en 1999 - sensiblement modifiée par le directeur musical Leonardo Garcia Alarcon et le metteur en scène Thomas Jolly qui paraît pour la première fois sur la scène de l'Opéra de Paris. La figure du jeune empereur syrio-romain de 14 ans, assassiné à 18 par sa propre garde, prêtre d'un nouveau culte solaire, jouisseur, travesti, se prête à toutes les audaces. Ultime paradoxe : pour une fois, l'équipe de la mise en scène comme le directeur musical ont « pris au sérieux » ce chef d’œuvre du premier belcantisme. Violences, rapts, Sénat de femmes vouées au plaisir, banquet orgiaque et criminel, attaque de Hiboux, jeux de gladiateurs, bain d'or liquide et tendre amour : cet art épousant les extrêmes tragiques et burlesques, alliant les contraires en une dynamique qui ne s'attarde jamais dans l'extase, trouve ici une expression juste. Haletante, onirique, liturgique, romaine et orientale, l'action mêle ballets statuaires d'une esthétique très romaine (Maud Le Platec), chœurs admirables de nuances, d'homogénéité et de velouté (Chœur de Chambre de Namur), aux scènes de ménage, d'imprécations, de tendresse (personnage de Giulano auquel Valer Sabatus prête sa fragilité ardente et son timbre onctueux). Les couleurs alchimiques œuvrent dans le noir et blanc, le violet, le rouge et l'or à travers les costumes stylisés et des jeux de lumière (un peu trop sages). Les déplacements verticaux depuis la fosse jusqu'au sommet d'un escalier offrent la vision saisissante de l'empereur triomphant remplacé à la fin par l’héroïne ensanglantée brandissant sa tête (en réalité on tenta de précipiter le cadavre mutilé dans les égouts). Car c'est finalement et - ô combien paradoxalement !- le thème de la fidélité, de la trahison et du pardon qui structure puissamment le livret (une des raisons qui explique peut-être le rejet de l’œuvre lors du Carnaval vénitien de 1668). La direction d'acteur accompagne le chant avec naturel et intensité. Dans la quête effrénée des jouissances multiples conduisant à l'atomisation de soi, Franco Fagioli sait plier sa longue tessiture composite à une caractérisation forte de l'empereur- tyran, à la fois vaillant et fragile. Et la douceur soudaine de l'élégie célébrant la beauté féminine fait surgir l'un de ces moments uniques d'émotion où la salle suspend son souffle. Dans le trio féminin, le timbre cuivré de Nadine Sierra (Gemmira) offre un heureux contraste avec l'Eritea d'Elin Rombo tandis que l'Attilia de Mariana Flores compense l'acidité du chant par un engagement un peu excessif. L'antidote « romain » au stupre oriental s'incarne parfaitement dans le chant ferme, généreux de Paul Groves. Quant au trio des « âmes damnées », la perverse et lubrique nourrice Lenia (Emiliano Gonzalez Toro) au chant expressif, équivoque à souhait et jamais racoleur rejoint Zotico (Matthew Newlin), Nerbulone et Tifferne (Scott Conner) efficaces et angoissants sbires, dans la noire constellation impériale. L'Orchestre Cappella Mediterranea dont les effectifs ont été sérieusement étoffés par rapport à ceux dont disposait Cavalli dans des salles beaucoup moins vastes, perd en finesse ce qu'elle gagne en éclat.
Bel hommage à l'un des plus glorieux compositeur de son temps -il lui arriva de composer simultanément jusqu'à cinq ouvrages par an pour les six théâtres de Venise ! Il fut invité à Innsbruck par l'Archiduc d'Autriche pour fêter l'arrivée de la Reine Christine de Suède comme à la Cour de France lors du mariage de Louis XIV. Si la représentation de Xerxes, le 22 novembre 1660, dans la grande Galerie du Louvre à l'invitation de Mazarin puis, en 1662, celle d'Ercole amante à l'occasion de la Paix des Pyrénées ne rencontrèrent qu'un accueil tiède des Français soit qu'ils ne comprenaient pas la langue italienne soit que « la Cour fut trop ignorante en musique pour goûter les beautés de cette composition » (!) nul doute que le jeune Lully et le Roi danseur y puisèrent de fécondes influences. Mais Cavalli ne fut jamais « oublié » ou « redécouvert » ! Le fameux musicologue-compositeur belge Fétis, dès 1830, ne s'y est pas trompé lors de ses « Concerts historiques » : il fit chanter aux stars de l'époque - Madame Dorus et la basse Lablache- des airs de la Didone, Romilda ou Xerxès. Glyndebourne vit apparaître en 1966, Dame Janet Baker dans la Callisto. Et l'auditeur d'aujourd'hui est déjà tout à fait familier des codes baroques grâce aux multiples Couronnement de Poppée de Monteverdi (modèle de Cavalli), Orfeo et autres trésors musicaux qui sont représentés régulièrement sur toutes les grandes scènes lyriques du monde- et, bien sûr grâce au travail de René Jacobs (mémorable Callisto!) qui dirigea notamment Eliogabalo au Théâtre de La Monnaie en 2004.
Bénédicte Palaux Simonnet
Palais Garnier, Opéra National de Paris, le 16 septembre 2016

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