Enfin une somme remarquable consacrée à Bartok !

par

0126_JOKERBéla Bartok par Claire Delamarche
Curieusement, on connaissait jusqu'ici une série d'ouvrages concernant des aspects spécifiques de l'oeuvre et de la vie de Béla Bartok mais pas encore de monographie substantielle. On se demandait même pourquoi Fayard n'avait pas encore édité son Bartok ... C'est chose faite, et de façon magistrale !

Claire Delamarche a consacré dix années à la réalisation de cet ouvrage qui, outre des connaissances musicales et musicologiques, exige de son auteur la connaissance de la langue hongroise puisque c'est sur elle que reposent les fondements de la musique du compositeur. Plus de mille pages pour se couler au fil du temps dans l'oeuvre d'un personnage complexe, ses activités de concertiste, de compositeur, de chercheur, de voyageur, de pédagogue, ses engagements politiques, ses élans amoureux. Oui, un personnage complexe au sein d'une nation qui a connu les luttes, les dominations, les frustrations, les nationalismes, et finalement les rapprochements avec Mussolini et Göring qui amèneront le fervent Hongrois à écrire : « Il faudrait partir d'ici, aller loin, très loin du voisinage de ces pays pestilentiels, mais où ? ». Et cela, même s'il doit quitter sa mère qu'il chérit et son travail à l'Académie des Sciences qui le passionne. Il choisira finalement l'Amérique, mais pour peu de temps puisque c'est là qu'il mourut de leucémie en 1945, laissant inachevé son concerto pour alto.

Mais reprenons la chronologie proposée par Claire Delamarche. Une santé fragile, la mort précoce du père, des déménagements successifs, une première composition à l'âge de 9 ans, des cours de piano, de composition, des études générales, et, en 1903 -il a alors 22 ans- un poème symphonique : Kossuth, une vie de héros hongrois. Puis, en 1905, c'est la rencontre avec Zoltan Kodaly, son cadet d'un an avec qui il entreprendra ses premières collectes de chants populaires, l'échec au concours Rubinstein où Wilhelm Backhaus emporte la palme, pas de prix pour la composition qu'il présente, longue amertume, et la lecture de Nietzsche dont l'athéisme qu'il ne quittera pas, lui parle au plus profond. C'est alors la rencontre avec Stefi Geyer, le grand amour de sa vie sur laquelle il calque un leitmotiv.

1908, Bartok rompt avec le post-romantisme de Liszt, Wagner et Strauss et tourne le dos à l'harmonie tonale qui était son fondement ; il est capté par la nature, le chant populaire, les moeurs paysannes, admire Debussy qu'il jouera souvent en concert. C'est l'heure des Bagatelles, du 1er Quatuor, des éditions annotées de Beethoven, Chopin, Couperin, Haendel, Haydn, Mendelssohn, Schubert, Schumann et Bach dont il classe les 48 Préludes et Fugues par ordre de difficulté. Ensuite, trois années plus tard, son unique opéra Le Château de Barbe Bleue sur un livret de Béla Balazs qui avait assisté à Paris à la création de l'Ariane et Barbe Bleue de Paul Dukas sur un livret de Maeterlinck. Bartok va concrétiser en un opéra en un acte et un prologue -souvent omis- l'union de l'art populaire à l'art savant, un travail sur la prosodie pour traduire la froide solitude de l'homme. Il étudie l'arabe pour aborder les musiques d'Algérie dont on retrouve des traces dans la Suite op. 14 (1916) et la Suite de danses pour orchestre (1923) ainsi que dans l'écriture percussive de certaines pièces pour piano. Huit ans après le grand amour de Stefi, Bartok rencontre Klara, 14 ans, fille d'un ingénieur forestier dont il a fait la connaissance au cours de ses recherches. Ici encore, le pygmalion est éconduit et en souffre amèrement.

Première guerre mondiale. Vu son faible poids (45 kilos) et son peu d'endurance, Bartok n'est pas mobilisé mais se voit limité dans ses investigations aux régions de la Hongrie de l'époque, dont les musiques « roumaines ». A Budapest s'active une avant-garde hongroise où l'on retrouve le compositeur Bela Reinitz, ardent défenseur du musicien, le poète Endre Ady, le philosophe György Lukacs qui fonde le « Cercle du Dimanche » refusant l'art pour l'art car celui-ci doit rejoindre une dimension sociale, politique et philosophique. Bartok adhère bien évidemment à ces idées et ce n'est pas Le Prince de Bois qui jalonne les années de guerre qui les contredira, suivi bientôt de sa troisième et dernière partition scénique, Le Mandarin merveilleux (1918) à propos de laquelle il écrit à Marta, son épouse : « J'emmène l'honorable assemblée dans le repaire de voyous ». Composé au piano sur quatre portées, Le Mandarin ne sera orchestré qu'en 1924, année de son divorce éclair et à l'amiable avec Marta et son remariage avec son élève de 19 ans, Ditta Pasztory.

Dans l'entourage de Bartok, beaucoup de « beau monde », dont Dohnanyi (le père du chef d'orchestre), Sandor Ferenczi, disciple de Freud qui, en 1918, ouvrit, à l'université de Budapest, la première chaire de psychanalyse au monde. Mais pour la Hongrie et les Hongrois, l'après-guerre est la fin d'un monde, l'effondrement de la monarchie, la perte de deux tiers de son territoire et la République des Conseils. C'est aussi la chasse aux sorcières comme le sont les après-guerres ; on reprochera à Bartok de défendre des cultures aujourd'hui ennemies. Au sein de l'Académie où il est aujourd'hui professeur, tout n'est pas rose ; Bartok défend vigoureusement ses amis. Après deux années de crise créatrice, le compositeur se remettra à l'ouvrage en 1925 avec des pièces pour piano. Claire Delamarche évoque ses rencontres avec Janacek et aussi avec Stravinsky qui l'entretiendra de ses avancées néo-classiques.

La décennie 1930 est la dernière passée en Europe ; c'est aussi celle des plus grands chefs-d'oeuvre où s'épanouira le classicisme bartokien que l'auteur définit comme « l'équilibre miraculeux entre la perfection formelle et la beauté sonore, l'imagination et la science, l'énergie et le lyrisme ». Bartok se nourrit des sources les plus pures avec la Cantate Profane (1930), le 2e Concerto pour piano (1931), le 5e Quatuor (1934), la Musique pour cordes, percussions et célesta (1936), la Sonate pour deux pianos et percussions (1937), le Concerto pour violon (1938), et l'ensemble des Mikrokosmos. En janvier 1930, il est élu au nouveau Comité permanent des Lettres et des Arts de la Commission Internationale de Coopération intellectuelle dont il est le seul musicien aux côtés de Thomas Mann, Paul Valery et Karel Capek. Leur réflexion : l'avenir de la culture et de la civilisation occidentale. Bartok y est écouté et entendu. Mais la terreur noire se rapproche de plus en plus. A l'initiative de Goebbels se tient à Munich l'exposition « Entartete Kunst » suivie un an plus tard de l' »Entartete Musik ». Le climat est devenu impossible pour l'homme passionné d'intégrité. Il ne sait où aller mais une tournée américaine avec Ditta, pianiste elle aussi, l'éclaire sur ses décisions. Il rencontre de nombreux compatriotes qui ont émigré avant lui et, lors d'une conférence qu'il donne à l'université, un auditeur lui signale l'existence d'un très important fonds serbo-croate à l'Université Columbia de New York: plus de 2500 chants y sont consignés ! Sans penser s'y installer définitivement, Bartok et Ditta sont certains d'y revenir. Ce qui ne tarde pas. Son travail à l'Université Columbia emplit sa vie ; Bartok est heureux. Mais les premiers ennuis de santé se manifestent. La mélancolie et le pessimisme s'installent à nouveau. Il compose cependant : le Concerto pour orchestre, la Sonate pour violon seul que lui commande Yehudi Menuhin, le 3e Concerto pour piano, Koussevitzky lui est très favorable et il bénéficie de sa fondation. Bartok retrouve son fils Peter. La maladie l'emporte.

Pour les besoins de la cause, ce résumé n'est qu'un bref aperçu du formidable travail de Claire Delamarche. Je ne m'étendrai pas ici sur les méticuleuses analyses des oeuvres et leurs mises en relations que l'on trouve tout au long de ces pages, suivies d'annexes peu communes : « Analyser Bartok » reprend les diverses méthodes utilisées par les analystes, la plupart hongrois, « Les gammes et modes bartokiens », « Prononcer le hongrois », « Table polyglotte des noms de lieu », « Catalogue des oeuvres par genres », « Bibliographie sélective », « Index des noms », « Index des oeuvres ».

La somme que l'on attendait. Un travail remarquable !

Bernadette Beyne
2012, Editions Fayard, 1036 pages, 39 €

Les commentaires sont clos.