Être moderne, en 1904 et en 2014

par

Andrea Dankova (Jenufa) et Niucky Spence (Steva) © Karl und Monika Forster

Jenufa à La Monnaie
Troisième tentative lyrique de Janacek, après Sarka et Le Début d'une romance, Jenufa lança définitivement le compositeur sur le devant de la scène de son temps. Après une longue trajectoire, dont une écriture en deux temps, l'opéra fut créé en 1904 à Brno, puis en 1916 à Prague. Ce fut le début, bien tardif (Janacek avait plus de soixante ans), d'une carrière fulgurante, et le premier d'une série d'oeuvres magistrales, de Katia Kabanova jusqu'à De la Maison des morts, qui établit la réputation de Maître morave. De nos jours en effet, il figure au répertoire de toutes les maisons d'opéra du monde. Incidemment, il n'est pas inutile de rappeler l'effort infatigable en sa faveur opéré à La Monnaie par Gérard Mortier dans les années 1980. C'est donc avec grande impatience que cette nouvelle production bruxelloise était attendue. Et elle n'a pas déçu, au contraire. Le langage musical du compositeur, calqué sur le débit et les hauteurs de la parole, paraît toujours aussi neuf dans le paysage musical de l'époque, tout comme son écriture orchestrale, dense et précise à la fois, et très richement instrumentée. Cette modernité toujours actuelle a été parfaitement rendue par un orchestre de La Monnaie en toute grande forme, sous la direction aussi poétique que tendue de son chef Ludovic Morlot, bien plus à l'aise ici que dans Mozart, par exemple. La fusion exceptionnelle que réussit Janacek entre une intrigue naturaliste et le lyrisme intense de l'inspiration mélodique, caractéristique de tous ses ouvrages de maturité, a frappé une fois encore. Car les livrets dont s'inspire le musicien sont tous de grande qualité dramatique, et les intrigues intemporelles. C'est ici qu'intervient le metteur en scène letton Alvis Hermanis, dont la lecture renforce encore cette puissance tragique que couve la partition, depuis le prélude menaçant jusqu'au pardon final de l'héroïne. Le premier des trois actes nous plonge dans une Moravie mythique, idéalisée, sous le couvert duquel le drame s'enclenche. L'aspect folklorique, auquel Janacek tenait par-dessus tout, est sublimé en trois temps : de magnifiques illustrations (Alfons Mucha, artiste tchèque contemporain du musicien et fer de lance du style art nouveau) tournoient sur le haut de la scène ; une dizaine de danseurs (chorégraphie d'Alla Sigalova) illustre l'action dans un couloir de fond illuminé d'une chaude lumière dorée ; quant aux chanteurs, ils sont placés tout devant, et jouent comme s'ils racontaient une histoire aux spectateurs. Cet ensemble bigarré, les choeurs commentant la trame comme le peuple chez les Russes, les costumes bouffants et colorés (bravo à l'atelier de couture le La Monnaie !), ces danses constantes sous les merveilleux tableaux mouvants de Mucha : tout cela témoigne d'une exceptionnelle richesse d'inspiration d'un dramaturge sensible au drame à incarner. Dans des interviews préalables, Hermanis avait promis une surprise de taille au deuxième acte. Contraste total en effet : nous voici dans une chambre du XXIe siècle, avec coin cuisine, réchaud et grand lit. Le naturalisme pur et dur reprend le flambeau de la légende populaire, et l'action se concentre sur les quatre personnages centraux. Le drame se noue : pour parvenir à ses fins, soit aider Jenufa délaissée tant par Steva que par Laca, la sacristine accomplit son forfait et noie le nourrisson de "sa belle-fille" (titre original de l'opéra). L'horreur de la scène est soulignée par une magistrale direction d'acteurs, qui détaille les sentiments de chacun des protagonistes jusqu'à l'émotion la plus extrême (prière de Jenufa). Retour à la féerie du premier acte pour le dénouement : Mucha tournoie toujours, les danseurs dansent infatigablement, et les solistes du chant occupent le devant de la scène, quasi en rang d'oignons. Jenufa est en noir. Le choeur annonce la découverte du bébé noyé, Jenufa est accusée, la sacristine avoue son crime, Jenufa pardonne. Les ultimes moments du drame, pour tragiques qu'ils soient, sont à nouveau comme mythifiés par le décor. Les danseurs s'arrêtent, se figent en une frise antique, et les tableaux de Mucha sont remplacés par des roses qui éclosent une à une et remplissent l'écran. Le rideau se baisse sur ces images superbes. Encore sous le coup de tant de beautés visuelles et dramatiques, le public se ressaisit pour applaudir les chanteurs. Car ils ont tous brillé, sans exception. Grandes ovations bien sûr pour la tendre et très noble Jenufa d'Andrea Dankova, mais aussi pour la sacristine Kostelnicka de Jeanne-Michèle Charbonnet, dont l'engagement total a été jusqu'au cri. Emouvant Laca de Charles Workman et très suffisant Steva, dans tous les sens du terme, de Nicky Spence. Parmi les petits rôles, on peut distinguer la grand-mère de Carole Wilson, le Jano pimpant de Chloé Briot et la piquante Karolka de Hendrickje Van Kerckhove. Oui, être moderne est de tous temps, La Monnaie l'a prouvé par cette réussite totale.
Bruno Peeters
La Monnaie, 22 janvier 2014

Un commentaire

  1. Ping : Être moderne, en 1904 et en 2014, Jenufa ...