‘Fierrabras’ à la Scala de Milan

par
Fierrabras

© Salzburger Festspiele - Monica Rittershaus

Un opéra de Schubert à l’affiche de la Scala de Milan, le fait est insolite puisqu’il faut remonter à mars 1958 pour voir la Piccola Scala présenter en traduction italienne sous la baguette de Nino Sanzogno, ‘Die Verschworenen’, le singspiel en un acte composé en mars 1823. Et c’est pour la première fois que la salle de Piermarini propose ce Fierrabras, la dernière tentative du musicien de se faire un nom au Kärntnertortheater de Vienne ; mais l’ouvrage élaboré entre mai et octobre 1823 ne fut jamais représenté du vivant de l’auteur. La création scénique posthume aura lieu à Karlsruhe en février 1897 ; puis il faudra attendre près de cent ans, soit juin 1988, pour découvrir, au Theater an der Wien, une exhumation dirigée par Claudio Abbado dans la lamentable production de Ruth Berghaus. Et ici, la Scala propose celle du Festival de Salzbourg de l’été 2014 conçue par Peter Stein dans les décors de Ferdinand Wögerbauer, les costumes d’Anna Maria Heinreich et les lumières de Joachim Barth.
Pourquoi remonter une telle œuvre tient-elle de la sinécure ? Le manque d’action s’étirant sur trois actes de près de trois heures découle de la faiblesse du livret de Josef Kupelwieser. Qu’on en juge ! Sous le règne de Charlemagne, sa fille, Emma, aime un pauvre chevalier, Eginhard ; mais elle est aimée aussi par Fierrabras, fils de Boland, le prince des Maures ; d’autre part, le preux Roland est épris de Florinda, la sœur de Fierrabras. Injustement accusés, les trois soupirants seront emprisonnés par leurs ennemis respectifs. Mais le dénouement sera heureux, car les couples seront réunis ; et Fierrabras, converti au christianisme, deviendra l’un des paladins de Charlemagne.
Pour illustrer une trame aussi décousue, Peter Stein, son décorateur et sa costumière, se réfèrent aux cartons d’Alessandro Sanquirico, notamment à ceux qu’il conçut en 1823 pour le Ricciardo e Zoraide de Rossini à la Scala. Toiles peintes grisâtres et pans de décor en dur constituent un cadre image d’Epinal où les chrétiens arborent le blanc quand les musulmans se voilent de noir. Et la régie se contente d’animer simplement ces tableaux flatteurs d’un autre temps.
Quant à la partition, Daniel Harding se charge d’en révéler l’originalité. A partir d’une Ouverture qu’il nimbe d’un pianissimo mystérieux avant d’en libérer la charge pathétique, il suscite une tension dramatique qui galvanisera continuellement tant l’Orchestre de la Scala que le Chœur, magistralement préparé par Bruno Casoni. Quel relief acquièrent ainsi le quatuor « Dem Erfolg vetrauen», le Finale de l’acte I, le chœur a capella « O teures Vaterland ! » ou le Melodram de Florinda, « Schützt ihn, ihr ewigen Mächte ! ».
L’ensemble du plateau est remarquable, à commencer par les deux couples d’amants transis : Anett Fritsch a la fraîcheur de coloris du soprano lyrique pour dessiner une Emma aussi suave que décidée. Le ténor Peter Sonn est un Eginhard tout aussi sincère, jouant des contrastes de phrasé pour filer ses aigus. La Florinda de Dorothea Röschmann impressionne par les moirures du timbre qui lui concèdent les éclats vengeurs de son air « Die Brust, gebeugt von Sorgen ». Le Roland de Markus Werba a la franchise d’accent du téméraire à la bonté notoire. En Fierrabras, Bernard Richter trouve un rôle où son grain corsé sous-tend la force de l’expression. La basse Sebastian Pilgrim a la noblesse déclamatoire de l’empereur Charlemagne, quand son antagoniste, Boland le Maure, peine d’abord à trouver ses graves avant de pouvoir donner libre cours à son cynisme. Et Marie-Claude Chappuis use des teintes sombres de son registre pour personnifier Maragond, la confidente de Florinda, et épouser sa ligne de chant. Au rideau final, le public (à part une ou deux défections) est là pour applaudir un Schubert enfin reconnu par la scène lyrique.
Paul-André Demierre
Milano, Teatro alla Scala, le 19 juin 2018

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