Il Matrimonio Segreto, une œuvre remise à l’honneur qu’elle mérite

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Ce vendredi 19 octobre 2018, l’Opéra de Liège a rejoué pour la première fois depuis 10 ans “Il Matrimonio Segreto” de Domenico Cimarosa (1749-1801). À sa direction : le jeune et talentueux Ayrton Desimpelaere, 28 ans, assistant à la direction musicale de Liège depuis 2016 et également membre de l’équipe de Crescendo Magazine. Celui-ci honore l’une des plus grandes œuvres d’un compositeur italien encore trop méconnu aujourd’hui.


Que vous dit le nom de « Mozart » ? Beaucoup de choses, on imagine. Ce prodige a tellement impacté l’histoire que tout le monde connait son nom aujourd’hui, qu’il soit mélomane ou non. Par contre, que vous inspire le nom de « Cimarosa » ? Moins de choses, on suppose. Et pourtant, à leur époque, Domenico Cimarosa était beaucoup plus connu du public européen que ne l’était son confrère Mozart. Un petit voyage dans le temps s’impose.

Né le 17 décembre 1749 à Aversa, Domenico Cimarosa commence sa formation auprès de l’organiste du couvent de Naples qui remarque son potentiel musical. Étudiant sérieux, il entre au conservatoire de Santa Maria di Loreto en 1761 où il étudiera pendant 11 ans le violon, le clavier, la composition ainsi que le chant avec le castrat Giuseppe Aprile. Sa renommée de compositeur prend réellement son envol en 1772 avec sa commedia per musica Le Stravaganze del Conte et sa farsetta Le magie di Merlina e Zoroastro. Ses œuvres sont alors jouées en Italie (y compris la Scala) mais sa renommée résonne vite hors de la botte italienne, notamment dans les Italienische Reise de Goethe qui entend son Impresario in Angustie en 1787. Passant son temps entre la composition et différents postes, Cimarosa finit par accepter la place de Maestro di cappella à la cour de la célèbre Catherine II de Russie. C’est à cette époque qu’il rencontre l’empereur de Vienne Joseph II qui apprécie son œuvre et la fait jouer à sa cour, au même moment que Mozart y travaille. Au déclin de la cour de Catherine II, Cimarosa reprend le poste de Kappelmeister de Salieri à Vienne en 1791, sous Léopold II. C’est à ce moment-là que l’empereur lui commande un opéra basé sur la comédie britannique The Clandestine Mariage. Cimarosa travaille avec le librettiste Giovanni Bertati et la première a lieu le 7 février 1792. L’empereur, totalement conquis, invite les musiciens à dîner dans ses appartements avant que l’œuvre ne soit bissée : cette anecdote est unique dans l’histoire de la musique. Le succès triomphal de l’œuvre continuera jusqu’au XIXe, avant que le nom de Cimarosa soit peu à peu remplacé par celui de Mozart. On notera au passage l’engagement de Cimarosa pour l’unification de l’Italie 50 ans avant Verdi : il écrit d’ailleurs un hymne national sur un texte de Luigi Rossi en 1799 pour fêter l’indépendance de Venise face aux Bourbons. Ce soutien à l’opposition lui causera des problèmes au point d’être jeté en prison et condamné à mort, mais ce sont toutes ses connaissances qui le sauveront. D’une santé fragilisée depuis déjà quelques années, Cimarosa retourne à Venise pour composer son opéra Artemisia. Cette œuvre reste inachevée car il décède le 11 janvier 1801 des suites d’une infection (et non d’un empoisonnement comme l’a souvent raconté la légende).

Derrière lui, il laisse plus de 60 opéras dont une majorité d’opéra-bouffe. Il Matrimonio Segreto appartient à cet héritage et est considéré comme l’une de ses plus grandes œuvres. Du style « dramma giocoso » très à la vogue au XVIIIe, l’œuvre traite avec humour le sujet du mariage par des quiproquos et manigances sans négliger l’aspect dramatique dans certains airs. Carolina, cadette du Signor et riche marchand Geronimo, vit une liaison secrète avec Paolino, employé de son père. Pour gagner la main de sa bien-aimée bien qu’il n’ait pas de titre, Paolino présente le comte Robinson qui veut bien épouser la fille ainée, Elisetta. Malheureusement, ce dernier jette finalement son dévolu sur Carolina, l’estimant plus belle que l’ainée, et la sœur de Geronimo, la tante Fidalma, finit par éprouver des sentiments pour Paolino…

Ayrton Desimpelaere a décidé de diriger l’œuvre de manière classique (et non baroque comme la plupart des enregistrements disponibles), mélangé à un style préromantique. Cette interprétation éclectique n’est pas anodine : elle nous rappelle les couleurs des Noces de Mozart ainsi que du Bel Canto de Rossini, comme le définissent si bien les musicologues. L’orchestre a parfaitement suivi le chef du début à la fin de l’œuvre, bien qu’il ait mis du temps à dévoiler tout son potentiel dans l’ouverture.

Les chanteurs sont au nombre de 6 et il n’y a aucun chœur. Le public remarque dès les premiers ensembles la complicité qui règne au sein de cette -petite- équipe artistique.

Le premier rôle féminin est attribué à Céline Mellon, soprano colorature alsacienne qui s’était déjà démarquée à Liège avec sa prestation de Zerlina en 2016. C’est un timbre léger et rempli de douceur qui rend hommage au personnage espiègle de Carolina. On reste ébahi par son excellente technique vocale : legato comme vocalises sont impeccablement exécutés malgré les conditions de la mise en scène parfois très athlétiques. L’interprétation atteint elle aussi la perfection : à la fois radieuse et espiègle sur scène, le public est resté totalement attentif et admiratif lors de ses grands solos, particulièrement « Perdonate, signor mio », sans doute l’aria la plus connue de l’opéra.

Matteo Falcier, interprète de Paolino, n’a pas à rougir face à sa collègue : habitué des grandes scènes, il donne à entendre un timbre clair de ténor toujours bien placé malgré les nombreuses contraintes de la mise en scène. On soulignera particulièrement sa complicité extraordinaire avec l’interprète de Carolina, ce qui rend le couple encore plus vrai que nature. Quant à la sœur ainée Elisetta incarnée par la belge Sophie Junker, on ne peut qu’admirer une si grande actrice à la voix ronde et chaude. La soprano belge nous offre un excellent jeu de « sœur ainée fière », qui fera sourire le public à plusieurs reprises.

Patrick Delcour, habitué des planches de Liège, se voit confier le rôle comique du père Geronimo. Malgré une ligne vocale parfois trop appuyée et une projection quelquefois trop en avant, il rend parfaitement hommage à son personnage et fera plusieurs fois rire de bon cœur, notamment dans l’excellent duo avec le comte Robinson du deuxième acte. Le comte est quant à lui interprété par Mario Cassi. La voix ne passe pas toujours au-dessus de l’orchestre mais elle est agréable à l’oreille et le jeu scénique convient parfaitement à un conte ambitieux, prêt à tout pour conquérir le cœur de la Prima Donna.

Et enfin, la caricature de la vieille fille Fidalma est attribuée à la mezzo-soprano Annunziati Vestri. Si elle perd un peu de sa qualité vocale quand les exigences de la mise en scène sont éprouvantes, c’est une tante hilarante au timbre chaleureux.

La mise en scène de Stefano  Mazzonis, directeur de l’ORW, respecte les coutumes de l’opera buffa mélangées à celle de l’opéra seria. Les airs les plus comiques demandent parfois des efforts physiques aux chanteurs : sauts, course-poursuites et autres petites danses sont au rendez-vous. Pour certains ensembles, comme celui du final de l’acte I, les chanteurs ne bougent pas nécessairement mais restent en activité et la scène est toujours en mouvement : le comte Robinson lit un journal moderne (anachronisme totalement assumé), Carolina s’affaire à l’écriture pendant que sa sœur Elisetta dépose une à une les fleurs d’un bouquet dans un bol, râlant que l’homme qu’on lui a promis lui préfère sa cadette. Quant à la vieille tante Fidalma, elle reste debout, ébahie, cherchant du regard quiconque pourrait l’aider à régler cette situation.

La lumière est utilisée intelligemment : elle accentue les moments cocasses tout en dramatisant les moments plus émouvants. Le décor, agréable et à l’ancienne, respecte la symétrie de l’architecture néoclassique. La majorité des scènes se passent dans l’intérieur du Signor Geronimo et les accessoires ne manquent pas pour rendre l’habitat encore plus réaliste. On a même droit, en arrière-plan, au montage d’un buffet par les 4 domestiques, des figurants toujours corrects et hilarants sur scène. L’arrivée du Comte ne passe pas non plus inaperçue : il arrive dans un faux carrosse semblable à ceux utilisés sur scène à l’époque, et on devine très bien les deux acteurs qui font office de cheval. Bref, chaque détail est soigneusement réfléchi et permet de nous plonger encore plus dans l’univers de l’œuvre. Il y a toujours du mouvement sur scène, accentué par les couleurs des décors et des costumes magnifiques.

Au final, c’est un public attentif qu’a invité l’ORW : d’abord curieux de découvrir cette œuvre souvent peu connue, il suffit d’une dizaine de minutes pour qu’il soit conquis. Que ce soit pour les parties sentimentales ou les parties comiques, chacun y trouve son compte et les applaudissements le prouvent. Rires et petites larmes sont au rendez-vous, alors… N’hésitez pas !


Romy Leroy, Reporter de l’IMEP
Liège, Opéra Royal de Wallonie, le 19 octobre 2018

Crédits photographiques : Opéra Royal de Wallonie-Liège

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