Les droits d'auteur de Ravel dans les paradis fiscaux

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La saga des droits d’auteur de Maurice Ravel se poursuit !

Le 22 janvier 2007, Evelyne Pen de Castel, seule héritière vivante des droits de Maurice Ravel, avait déclaré à l’hebdomadaire Le Point : Ni ma mère ni moi n’avons plus rien à voir avec les droits de Ravel depuis fort longtemps.
Dix ans plus tard, l'enquête menée par la cellule Investigation de Radio France et ses partenaires dans les Paradise Papers réunis par le Consortium International des Journalistes d'Investigation (CIJI) révèle pourtant l'inverse : non seulement elle est à la tête d’une société immatriculée à Amsterdam, Caconda music promotion limited qui perçoit 90% des droits du Boléro mais elle a aussi créé avec son mari le pianiste Michel Sogny, au printemps 2007, la société maltaise dénommée Admira International Music Limited, dont l’un des objets est la perception et la gestion de droits musicaux.

Un nouveau rebondissement qui s’ajoute à la saga dont de nombreux épisodes étaient déjà liés à des paradis fiscaux. Elle commence par une histoire familiale complexe.
Au décès de Maurice Ravel en 1937, le compositeur n’ayant pas de descendant, c’est son frère Edouard qui hérite de ses droits. Blessé dans un accident de la route, ce dernier aura recours à une gouvernante dont il va s’éprendre au point d’en faire son héritière. Une fois celle-ci décédée, son ex-mari avec lequel elle s’est remise en ménage, Alexandre Taverne, hérite à son tour des droits, avant de les transmettre à Georgette qu’il a épousée en seconde noces. Celle-ci a une fille d’un premier mariage : Evelyne Pen de Castel, l'actuelle dépositaire de ces droits.

Mais reprenons calmement car entre temps intervient un personnage trouble : l’ancien directeur juridique de la Sacem (Société des Auteurs Compositeurs et Editeurs de Musique), Jean-Jacques Lemoine qui, en 1941 -sous le régime de Vichy, alors qu'il est chargé du contentieux de la société d’auteurs, a exigé le gel des droits d’auteurs des membres juifs de la Sacem.
Dans les années 1970, il propose au couple Taverne de gérer pour eux les droits de Ravel, un pactole alors évalué à 36 millions de francs. La rencontre du couple aux origines modeste et de l'orfèvre des montages complexes débouche sur un accord : l’ex cadre (il a entre-temps démissionné) de la Sacem s’occupera des droits d’auteurs et d’édition de Ravel et en reversera une partie aux héritiers.
A partir de là, Lemoine va se révéler expert en optimisation fiscale et créer une série de sociétés écrans dans différentes places offshore. Naît d'abord, au Vanuatu, la société Arima (Artistic Rights International Management Agency) qui déménagera à Gibraltar avant de réapparaître aux Iles Vierges Britanniques. Jean Jacques Lemoine séjourne alors en Suisse où il abandonne la nationalité française, puis il s’installe à Monaco où il hébergera, à son domicile, l’ultime version d’Arima. Il y soigne ses réseaux et créée, en 1994, une Fondation pour enfants nécessiteux, Sancta Devota, dont une partie des ressources provient d’Arima. Parallèlement, il crée à Amsterdam d’autres sociétés, elles aussi dépositaires d’une partie des droits du Boléro : CacondaRedfield ou encore Nordice
Et quand il décède en 2009, ses successeurs veillent au grain !
Depuis 2005, la famille du décorateur de Ravel, le peintre russe Alexandre Benois, cherche sans succès à faire valoir que le Boléro n’aurait pas été composé par Ravel seul, mais bien avec la collaboration de leur grand-père, en s’appuyant notamment sur le livre Alexandre Nicolaievitch Benois publié en russe en 1965 et qui affirme que Benois aurait convaincu Ravel de mettre le Boléro en scène dans une taverne alors que le compositeur voyait son ballet à la sortie d’une usine. L’enjeu est important car Benois étant décédé 23 ans après Ravel : si cette demande était acceptée, les droits du Boléro pouvaient alors être prolongés jusqu’en 2030 !
Pendant dix ans, les Benois ont prêché dans le désert. Mais voilà qu'en 2014, Arima (Monaco) Caconda (Amsterdam) les rejoignent opportunément dans leur combat et qu'une réunion rassemble les héritiers Benois, l’époux d’Evelyne Pen de Castel -Michel Sogny- et un ancien éditeur resté proche des héritiers Ravel, Jean Manuel de Scarano.
S’engage alors une course contre la montre car en mai 2016, le Boléro doit entrer dans le domaine public, ce qui entraînera une réduction substantielle de la manne. Les héritiers, en nous concédant une partie de leurs droits, les auraient certes perdus, explique Dimitri Vicheney, le petit-fils du décorateur. Mais de toute façon ils les auraient perdus en entier si nous n’étions pas venus. Donc ils ont tout à fait compris que nos intérêts étaient communs.
En avril 2016, les deux parties passent à l’action et demandet à la Sacem d’enregistrer le Boléro comme "œuvre de collaboration" dans ses registres. Une argumentation qui sera rejetée en juin 2016, puis en septembre 2017. Le Boléro reste donc attribué à Ravel exclusivement et les droits de Maurice Ravel passent dans le domaine public (à l’exception des États-Unis et de l’Espagne où les droits continuent de courir). Les montants perçus restent cependant considérables, la part des revenus européens ne représentant que la moitié des revenus générés par les adaptations du seul Boléro.

Mais aujourd'hui, qui bénéficie des droits encore en vigueur?
Les Paradise Papers et l'enquête de recoupement menée par la cellule Investigation de Radio France et les journalistes du Monde ouvrent trois pistes :
- A Monaco : 10 % de ces droits sont toujours versés à Arima à Monaco. Comme à sa mort, Jean-Jacques Lemoine les avaient légués à sa fondation Sancta Devota, c’est elle qui en bénéficie pour remplir sa double mission : venir en aide aux enfants défavorisés et financer la fondation du prince Albert de Monaco pour l’environnement dont elle est désormais un mécène.
- A Amsterdam : les 90 % restants sont versés à la société néerlandaise Caconda (créée en 1993 par Jean-Jacques Lemoine) dirigée depuis le 21 décembre 2016 par Evelyne Pen de Castel (l'ultime héritière). Caconda sponsorise la fondation Sos Talents créée par Michel Sogny et soutenue par l’industriel Serge Dassault pour promouvoir de jeunes pianistes.
- A Malte : c’est moins clair. Les Paradise Papers permettent d’établir qu’en 2007, Evelyne Pen de Castel y a créé la société Admira International Music Limited, quasi anagramme d’Arima, dont l’objet est aussi de gérer des droits d’auteurs. Mais en octobre 2016, Admira a été radiée du registre du commerce maltais, faute d’avoir présenté "pendant plusieurs années" un bilan de son activité. Et il revient aux enquêteurs que la société a bien existé mais n'a jamais fonctionné. Mais alors pourquoi, fin 2013 (6 ans après sa création), Evelyne Pen de Castel en est-elle nommée administratrice en remplacement du cabinet d’audit et de comptabilité maltais Moore-Stephens et son mari, Michel Sogny, en devient-il le secrétaire ?

 

Pendant ce temps, les années passent et les Fondations sont généreuses : Evelyne Pen de Castel a ainsi fait don de 900 000 € à l’Hôpital de Genève. Mais ces revenus se conjuguent toujours avec une "optimisation fiscale" qui concerne un monument du patrimoine musical français alors qu’aucun de ses protagonistes ne réside dans l’hexagone.

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