La 52e Lucia à l'Opéra National de Paris

par
Lucia

La Lucia de Pretty Yende © Sebastien Mathe

Lucia di Lammermoor
Reprise pour la 52ème fois à l'Opéra National de Paris, la mise en scène d'Andrei Serban semble de plus en plus austère et hostile au fil des ans. Evolutions de virils gymnastes en sous-vêtements, passerelles noirâtres, balcon peuplé de voyeurs en hauts de forme : tout le potentiel sadique d'un environnement qui s'apprête à broyer la jeune victime est là. L'entrée de la ravissante et radieuse soprano sud-américaine, Pretty Yende, forme un contraste d'autant plus inattendu. La substance charnue, sensuelle et toute diaprée de la voix charme, en effet, beaucoup plus qu'elle ne glace à l'évocation morbide de la jeune morte noyée dans le sang du « Regnava nel silenzio ». Le duo « Verranno a te sull'aure » (devenu celui « de la balançoire ») permet d'apprécier sa solide santé comme ses mains aux ongles argentés longs de plusieurs centimètres. La couronne nuptiale de roses blanches de travers, on a du mal à croire que c'est l'héroïne névrosée de Walter Scott qui s'effondre devant la trahison d'Edgardo di Ravenswood et se résout au mariage par crainte de son frère et du chapelain ! D'ailleurs, c'est toute l'Ecosse, ses brumes, sa poésie mystérieuse, l'esthétique de la ruine architecturale, historique ou morale, la réminiscence des régicides encore si proches en France, et plus lointainement en Angleterre, qui sont totalement effacés. Pourtant, c'est en 1819 que l'écrivain Walter Scott publie « The Bride of Lamermoor », en 1828 que la pièce de Victor Ducange est publiée ainsi que le livret de Balocchi pour « Le nozze di Lamermoor » de Carafa et de la « Fidanzata di Lamermoor » (1831) de Rieschi et inspirant à son tour le livret que Salvatore Cammarano soumet à Gaetano Donizetti. Et c'est au San Carlo de Naples, le 26 septembre 1835, que, bravant la censure royale, paraît la première Lucia. C'est précisément le moment où le thème des noces, si heureux chez les Baroques jusqu'à Mozart (et au théâtre chez Molière, Goldoni, Marivaux ou Beaumarchais...), bascule dans le crime. C'est que le sang versé réclame justice -inlassablement- apparaissant dans les fontaines, les fantômes, « fantasma » et autres Dames blanches. Il reste qu'une issue : la folie. Pour cette scène, la plus célèbre de l'oeuvre, le compositeur avait voulu un accompagnement d'orgue de verres (ou harmonica de verres) bols tournant autour d'un axe -ou parfois agencement de verres à pied- que l'interprète fait « chanter » de son doigt mouillé. Ce n'est qu'en deuxième intention que Donizzetti le remplaça par les soli de flûte. Quant à la cadence finale... elle semble avoir été ajoutée après la mort du compositeur (S. Maguire) ! Ajouts (au gré de l'inspiration de l'interprète) et coupures (dans la version présentée ici le très sombre duo du Troisième Acte entre le noble Edgardo et le vénal parvenu Enrico, notamment) laissent heureusement s'épanouir de superbes moments belcantistes. Le « sextuor » du deuxième acte est vivement applaudi tandis que l'« aria di tomba » finale d'Edgardo offre un merveilleux exemple de cette figure obligée et si caractéristique de l'art du beau chant. Art sur lequel le programme donne malheureusement bien peu d'indications utiles et exactes. Mais, pourquoi Lucia cache-t-elle une hache dans une meule, puis se couvre-t-elle la tête de paille ? De tels jeux de scènes comme ses acrobaties ne l'aident certainement pas à construire la figure exsangue de poésie désolée, irradiée par la démence qu'est l'attachante Lucia. Mais, positive, resplendissante de santé, il est vrai que Pretty Yende a tout le temps de devenir une Lucia crédible et, en attendant, de prêter la beauté ensoleillée d'extrêmes aigus et un phrasé d'une plénitude indolente à des rôles qui lui correspondent vraiment. Très concentré, l'Edgardo de Piero Pretti trouve en Artur Rucinski un ennemi vaillant et solide tandis que Rafal Siwek chante le chapelain Raimondo avec une rigueur toute sibérienne. Arturo (Oleksiy Palchykov), Alisa (Gemma Ni Bhriain) et le sinueux Normanno (Yu Shao) complètent efficacement la distribution. Sans parvenir à dompter des Chœurs à l'émission monolithique dépourvue de poésie, le chef Ricardo Frizza organise sans précipitation et avec un bel équilibre des pupitres, une musique dont la subtilité émotionnelle se perd dans un espace trop vaste pour elle.
Bénédicte Palaux Simonnet
Paris, Bastille, le 14 octobre 2016

 

Les commentaires sont clos.