La Damnation du Voyeurisme

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© Bertrand Guay / AFP

« Berlioz n'eut jamais de chance. Il souffrit de l'insuffisance des orchestres et des intelligences de son temps. » disait Debussy1. Et cela continue ! La mise en scène de la légende dramatique de Faust par le letton Alvis Hermanis ajoute cette fois à la « Damnation de Faust » une dimension schizophrénique. En effet, d'un côté se déroule une narration visuelle, de l'autre une épopée sonore et les deux ne se rencontrent jamais. A une réserve près - peut-être auraient-elles pu avoir en commun la démesure, la profusion, l'hétéroclisme exalté. Sur scène, l'idée d'identifier le philosophe Faust à Stephen Hawkings organisant l'installation d'une colonie humaine sur Mars peut se défendre mais elle n'est pas développée comme telle. Elle sert un autre propos. A travers une rafale ininterrompue d'images : depuis le frénétique ballet des fourmis, les éruptions volcaniques (« Nature immense »), les évolutions de baleines (« Ballade du roi de Thulé ») en passant par la planète bleue ou la conception et gestation « in utero » d'un fœtus, jusqu'aux pénibles « ballets » -spasmes d'électrocutés, vivants nus encagés sous verre comme les prostituées d'Amsterdam, pour finir par l'interminable exhibition du savant fou, tout est fait pour installer un malaise, obliger le spectateur à faire face à la grande malédiction de notre temps : le voyeurisme. Hermanis fouaille cet insatiable appétit de « voir », cette fascination morbide qui s'épuise à la poursuite d'elle-même. Ainsi, Faust affublé des lunettes « connectées » prêtées par Méphisto-Hawkins court à l'abîme, trébuche, aveugle, se redresse puis bascule dans son propre vide. L'infirmité finale a ici pris toute la place. Pourquoi pas ? Cette proposition a le mérite de faire réfléchir. Malheureusement, ce n'est pas du tout le propos du « Faust » de Berlioz (ni celui de Goethe d'ailleurs). La vision romantique de la Nature, la féerie, le sentimentalisme religieux, l'Idéal féminin ont disparu. Les deux univers sont inconciliables et s'ignorent superbement. La direction musicale en a les ailes coupées, plate et sans inspiration. Berlioz aurait été bien en peine de « jouer de l'orchestre » comme il en rêvait, car celui de l'Opéra de Paris s'avère souvent peu homogène et trop terne, là on l'on attend passion, rutilance, explosion, comme si l'image avait tué la musique. Sur scène, le chœur, au son très spatialisé, laisse apparaître des incohérences et un débraillé regrettable. A l'inverse, une fois de plus, on est obligé d'admirer des chanteurs exceptionnels capables de déployer tout leur art « malgré » la mise en scène. Sophie Koch triomphe, à son habitude, des accoutrements les plus disgracieux (cette fois, en robe d'un agréable vert « Babar ») comme des jeux de scène les plus improbables (chanter « D'amour, l'ardente flamme » en poussant un fauteuil de handicapé sur fond de prairie- les amours gastéropodes ayant été censurées pour cause de lazzis après la Première!). Elle parvient à faire ressortir l'orbe de la ligne de chant comme les couleurs indécises de Berlioz et -dans de telles conditions- elle parvient même à toucher ce qui relève de l'exploit ! Emotion musicale intense que procure de son côté, le ténor Jonas Kaufmann, habitant dans sa plénitude un rôle qui lui convient idéalement et dont « l'Invocation à la nature » restera dans les anthologies. Son timbre sombre fait paraître par contraste le Diable de Bryn Terfel plus clair que méphistophélique -le satanisme résulte alors d'une malice insidieuse, d'une stature, d'une présence sarcastique et inquiétante dans le dédoublement avec Stephen Hawkins plus que de la couleur vocale même. C'est dire à quel point -pour conclure avec Debussy- la musique «  a conscience d'être quelquefois de trop, et même complètement inutile. »
Bénédicte Palaux Simonnet
Opéra National de Paris, Bastille, décembre 2015

1« Berlioz et M. Gunsbourg » Gil Blas, 8 mai 1903 « Monsieur Croche » p.168, Gallimard, 1971

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