La perfection existe en ce monde

par
Andris Nelsons

La venue, à Bruxelles, du Koninklijk Concertgebouw Orkest Amsterdam - car tel est son nom complet - faisait l'événement, bien sûr, et la grande salle Henry Le Boeuf du Palais des Beaux-Arts était pleine à craquer. Le pianiste Yefim Bronfman et le chef Andris Nelsons avaient concocté un programme entièrement russe. Dès l'énoncé du thème, après les quelques mesures en pizzicato des cordes, le Deuxième Concerto pour piano et orchestre de Prokofiev témoignait d'une parfaite mise en place. La maîtrise souveraine du pianiste israélo-américain faisait oublier l'incroyable difficulté de ce concerto, créé en 1913 par le compositeur, perdu en 1918 et réécrit en 1923. L'andantino initial culmine par une gigantesque cadence et le très bref scherzo qui suit s'apparente à un perpetuum mobile infernal. Et c'est alors que, loin de paraître fatigué, Bronfman signait un intermezzo puissant pour terminer par l'allegro tempestoso du quatrième mouvement, lequel, à nouveau, inclut une cadence (moins imposante). La magnifique gradation du crescendo final a été brillamment rendue, et l'ovation fut grandiose. Pour remercier le public si enthousiaste, le soliste le ravit avec l'adorable Arabesque de Schumann. Après la pause, le rideau se leva sur l'aube blafarde du début de la Onzième Symphonie de Chostakovitch (1957) : elle est tellement visuelle que j'ose cette comparaison théâtrale. Sous-titrée "L'Année 1905", elle a pour objet le tristement célèbre "Dimanche rouge", cette journée sanglante du 22 janvier 1905, où le tsar fit tirer sur son peuple et causa des centaines, peut-être des milliers de morts. C'est l'une des oeuvres les plus fortes de Chostakovitch, et certainement l'une des plus évocatrices. En une heure, quatre mouvements passent d'une atmosphère à l'autre : rassemblement du peuple sur la place du Palais, répression brutale des forces de l'ordre, commémoration des victimes, colère et revendication d'un autre avenir. Le Concertgebouw a impeccablement décrit ces différentes ambiances. : longue tenue des cordes ponctuée par les coups sourds des timbales, ensemble haché des contrebasses, débauche de percussions, nuances admirables des cordes dans la déploration aux morts, cuivres brillants et vengeurs, il faudrait tout citer, sans oublier des solos remarquables du violoncelle, des altos, du cor anglais, ou des trois trompettes. Cet orchestre est grand, non par la somme de ses membres, mais en tant qu'ensemble organique : il est un être entier, vivant. C'est ainsi que, par exemple, les moments de passage entre les différents groupes (cordes, vents, cuivres) se fondent dans un total sonore d'un extraordinaire naturel. Il faut bien parler ici de génie. Bien sûr, on n'aura garde d'oublier l'apport d'Andris Nelsons : le chef letton a la gestique précise et nette de celui qui n'impose rien, mais sait comment la symphonie doit sonner. Si l'orchestre du concerto de Prokofiev n'est peut-être pas le plus brillant du compositeur (mais il donne de beaux passages au tuba solo), celui de Chostakovitch est un véritable feu d'artifice de sonorités, que Nelsons a parfaitement articulé. Ce n’est pas pour rien que le Concertgebouw figurait, en 2008, au premier rang de l’enquête menée par la revue britannique Gramophone sur les meilleurs orchestres au monde, ex-aequo avec le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, les deux orchestres étant alors dirigés par Mariss Jansons, compatriote de Nelsons.
Bruno Peeters
Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, le 1er avril 2017

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