La première des trois Manon mérite d'être remontée

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© Lorraine Wauters - Opéra Royal de Wallonie

Manon Lescaut de Daniel-François-Esprit Auber
En 2009, l'Opéra Royal de Wallonie avait osé Auber, en proposant Fra Diavolo avec, déjà, Sumi Jo. Il était bon de revenir à cet excellent musicien. La carrière d'Auber a été très longue et jalonnée de succès constants : 48 opéras, de 1805 à 1869 ! Cette gloire, la postérité la lui fut durement monnayée. Si quelques enregistrements existent, les productions de ses oeuvres restent rares.
Comme pour d'autres (Meyerbeer, par exemple), on a dit que ses partitions, trop liées à son époque, disparaissaient avec elle. Heureusement, les temps changent, et l'opéra-comique, genre auquel il resta fidèle toute sa vie, revient à la mode. Il lui donna de grands chefs-d'oeuvre comme Le Cheval de bronze, ou, surtout, Le Domino noir, tous emplis de ces quatre qualités si françaises que lui accordait son biographe Charles Malherbe : l'élégance, l'esprit, la mesure et la clarté. Qualités reconnues par Rossini et Wagner, excusez du peu. L'auditeur de 2016 les retrouve dans cette si jolie partition de Manon Lescaut, créée salle Favart en 1856. Comme les futurs opéras de Massenet et de Puccini, cette Manon Lescaut s'inspire de l'abbé Prévost et décrit la trajectoire, brillante mais triste à la fois, d'une jeune fille avide de mener une vie de luxe, mais aussi amoureuse de son chevalier Des Grieux. Même si le héros est bien plus pâle ici que chez Massenet par exemple, la passion qui l'unit à Manon s'exprime avec ardeur et tension lors d'une scène finale très prenante. A 74 ans, Auber a surpris tout le monde par ce moment intense, et un sens du tragique auquel il ne nous a jamais habitués, et peu courant à l'opéra-comique. Rien que pour cela, la reprise de l'oeuvre était justifiée. Comme toujours, le compositeur nous frappe par la richesse de son invention mélodique, la délicatesse des duos et la vivacité des ensembles. Sans oublier l'orchestration, si délicate qu'on la remarque à peine (entracte de l'acte II) et qui pourtant pose de redoutables problèmes de cohésion, impeccablement résolus et avec panache (finale I) par Cyril Engelbert, jeune chef belge que l'ORW connaît bien, entre autres depuis des opérettes d'Offenbach parfaitement conduites. Bravo aussi aux choeurs dirigés par Pierre Iodice (ah ! la guinguette !). Mais Manon Lescaut, c'est surtout Manon. Et c'est là que le bât blessa un peu. En 2009, déjà, la voix de Sumi Jo n'était plus l'étincelante colorature qui avait croqué au disque l'Angèle du Domino noir ou la Coraline du Toréador d'Adolphe Adam. La voix est éteinte, en effet, tout en gardant son charme et la justesse des notes piquées requises. Mais l'éclat et le rire manquent, cruellement, à la fameuse "Bourbonnaise" qui clôt le premier acte. La soprano coréenne s'est ménagée tout au long de l'opéra, pour une belle scène finale, qui ne demande, elle, aucune virtuosité. Très charmante amie Marguerite de Sabine Conzen, aussi espiègle que musicale : quel dommage que l'on ait amputé d'un couplet le ravissant duo avec Manon au début de l'acte I. Le Marquis d'Hérigny, rôle fort  développé par le librettiste Scribe, était bien campé par le baryton hollandais Wiard Witholt, et son grand air de l'acte II anticipait furieusement un certain baron Scarpia...Le Des Grieux du ténor italien Enrico Casari mit du temps à se révéler : cela arriva, mais un peu tard, à l'acte III, en Louisiane, où il gratifia le public  de superbes accents. Très beau Lescaut de Roger Joakim, mais le rôle, chez Scribe, est ingrat. Que dire enfin de la mise en scène de Paul-Emile Fourny ? Qu'elle a atteint son but : faire découvrir un opéra peu connu. Et donc,  elle a eu le mérite de ne pas verser dans le trash ou la transposition effrénée. Le décor est unique : une belle bibliothèque universitaire, avec grande table de lecture. Elle se transforme au fil des trois actes pour revenir in fine, lors de la mort de Manon : l'héroïne expire sur un livre ouvert à la page dessinant une carte de la Louisiane. Des étudiants arrivent et replacent le livre dans la bibliothèque. Rideau.
Bruno Peeters
Liège, Opéra Royal de Wallonie, le 10 avril 2016

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