L'apogée du grand opéra

par

(c) Annemie Augustijns

La Juive de Halévy
"Le croirait-on ? Le grand opéra, avec ses passions tragiques confrontées à la cruauté de l'histoire, est aujourd'hui plus actuel que jamais". Ces lignes d'un critique parisien à propos de cette nouvelle production de La Juive à Opera Vlaanderen témoignent de la reconnaissance du genre dont cet opéra de Halévy forme en quelque sorte le parangon. Créé à l'Opéra de Paris en 1835, il succédait au Guillaume Tell de Rossini et à Robert le Diable de Meyerbeer : le genre était né. Juifs tous les deux, Meyerbeer et Halévy placent le conflit religieux au centre de leurs créations (Les Huguenots, Le Prophète ou Le Juif errant continueront dans cette voie). Qu'y a-t-il en effet de plus dramatique et de plus interpellant - hélas, de nos jours encore - que les guerres de religion ? La réponse de nos compositeurs, en en montrant les horreurs, sera un plaidoyer pour la tolérance. Olivier Py l'avait admirablement démontré dans sa mise en scène des Huguenots à La Monnaie en 2011. Peter Konwitschny fait de même à Anvers, mais de manière plus abstraite : les deux camps se distingueront simplement par la couleur de leur gant, bleu pour les chrétiens, jaune pour les juifs. Au-delà des idéologies, il joue sur les antagonismes politiques et humains qui déchaînent les passions des personnages. Loin de ce tapage visuel, qui fut à l'origine du succès lors de la création (on y railla "l'opéra Franconi" en visant les dix chevaux sur scène lors du cortège final du premier acte), le metteur en scène vise l'efficacité théâtrale, et l'obtient par d'autres moyens, moins spectaculaires mais aussi efficaces. Ainsi, solistes et choeurs envahiront le parterre pour chanter au beau milieu du public. Si celui-ci s'esclaffera avec le choeur lors de la procession, il rira beaucoup moins durant les grands airs de Rachel et d'Eléazar : présents tout près, les chanteurs communiquent leur émotion en direct. Les costumes sont anodins, et le décor se résume aux éternels escaliers et échafaudages de tubulures métalliques, sous une immense rosace. L'imposant "concertato di stupore" du troisième acte est particulièrement réussi, et stupéfie par sa coda où l'on verra le peuple fabriquer des bombes à la chaîne - façon "Temps modernes" de Chaplin. La partition, très longue comme tout grand opéra qui se respecte, subit de nombreuses coupures : l'ouverture, la sérénade de Léopold, le choeur des buveurs, le boléro d'Eudoxie, la pantomime et le ballet, ainsi que le choeur ouvrant le dernier acte. En outre, la cavatine d'Eléazar Dieu que ma voix tremblante se voit transportée au début de l'acte III, à rideau fermé, comprenne qui pourra. Mais la direction d'acteurs est ferme, particulièrement dans les nombreux duos, bien conduits : les trois rencontres successives de l'acte IV forment ainsi un sommet dramaturgique très prenant. Le grand opéra est un genre avant tout scénique, certes, mais aussi un festival vocal incomparable. L'Opera Vlaanderen nous bien gâté à cet égard (précisons que je vis la seconde distribution). La soprano Gal James frappa dans "Il va venir" et, dans les duos, non seulement par un beau et puissant timbre de Falcon, mais aussi par un engagement total. Engagement que l'on retrouvait chez Jean-Pierre Furlan, à la diction impeccable : l'immortel Rachel quand du Seigneur tout comme la cabalette Dieu m'éclaire ont bouleversé l'assistance. J'étais à deux mètres du ténor chantant dans la salle, et n'oublierai pas cet instant magique. Troisième rôle capital : le cardinal de Brogni. Il était superbement incarné par la basse russe Dmitry Ulyanov, qui donna toute la mesure de son art (et de ses graves !) dans le duo si tragique qu'il entame avec Eléazar en le suppliant de lui parler de sa fille perdue : un grand moment de tragédie. Excellent prince Léopold de Robert McPherson, qui a réussi à rendre crédible un personnage un peu falot et trop rapidement abandonné, et fort jolie Eudoxie d'Elena Gorchunova, pas très compréhensible sans doute, mais colorature impeccable. Le maire de Constance, Ruggiero, (Toby Girling), s'imposa dès les premières scènes, par un beau jeu et une voix sonore. Tant dans les finales des premier et troisième actes, le choeur, qui joue un rôle de premier plan, comme dans tout grand opéra, dirigé par Jan Schweiger, a contribué pleinement au succès du spectacle. Succès dû aussi à la battue ferme et pertinente de Tomas Netopil, habitué des lieux. Grâce aux nombreux acteurs, tant chanteurs que dramaturges, de cette magnifique production, La Juive apparaît certes comme un grand opéra témoin de son époque, mais surtout comme une oeuvre qui interpelle encore et toujours, grâce aussi au livret brillant de Scribe. Déjà, la production de Pierre Audy, à l'Opéra de Paris en 2007, l'avait rappelé. Celle-ci le souligne à nouveau, tout comme devrait le faire celle de l'Opéra de Nice, présentée ce mois de mai. Le grand opéra renaît.
Bruno Peeters
Opera Vlaanderen, Anvers, le 3 mai 2015

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