Le magnifique métier de luthier

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Les instruments à cordes frottées ont inspiré un nombre impressionnant d'écrits. Leur fonctionnement, encore imparfaitement appréhendé, leur état achevé souvent rebelle au perfectionnement, et leur place essentielle dans notre musique sont les ferments de la passion dévorante de générations de luthiers, de musiciens, de musicologues et d'amateurs éclairés. Mais la passion mène parfois loin de la vérité. Ce court "historique" n'a pas la prétention de démêler un écheveau d'hypothèses, de certitudes, d'expériences divergentes et de légendes magnifiques mais bien de revivre, trop brièvement sans nul doute, l'histoire de ces instruments dont Stradivarius reste un symbole.

Les instruments à archet avant la venue du violon
A la charnière du XVe et du XVIe siècle apparaît, chez les ménestrels, ces musiciens ambulants qui font danser le "petit peuple", un instrument qui dominera la pratique musicale dans les siècles futurs. Si son apparition semble brutale dans l'aspect que nous lui connaissons, le violon est cependant le fruit d'une longue et nombreuse lignée d'instruments à cordes frottées.
Il est, aujourd'hui encore, très difficile de cerner le lieu où fut inventé l'archet. Pourquoi ne pas penser qu'il ait pu apparaître simultanément en divers lieux?

Le Ravanastron
Le Rabab
Le Crouth

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On a souvent considéré le Ravanastron, utilisé en Inde, comme le premier ancêtre du violon. Son origine, enfouie dans la mythologie, ne permet pas de dater son apparition. Quant à son aspect, c'est un instrument à long manche, monocorde, avec un archet solidaire.

En Irak, vers 950 av. J.C., on frottait l'archet sur le Rabab, dont on reparlera beaucoup plus tard en Espagne, lorsque le pays sera sous influence arabe. L' instrument est muni d'un manche et de plusieurs cordes.
Dans les civilisations gréco-romaines, il ne subsiste aucune trace de l' utilisation de la corde frottée. Les peuples du Nord, par contre, ont dû, très tôt, utiliser le Crouth, instrument en forme de lyre muni de plusieurs cordes. Mais le premier document qui nous en parle n'est daté que du VIe siècle.

La vièle à archet

Un peu plus tard, au VIIIe siècle, on retrouve, en Espagne, le Rabab ainsi qu'une des premières traces de Vielle à archet (enluminure sur une reliure déposée au Louvre). Les très nombreuses déclinaisons de la vielle, tant dans l'appellation (vihuella espagnole, fiddle anglais, gigue ou lyra) que dans les formes ou le nombre de cordes, ne permettent pas encore de préciser les différences profondes entre ces instruments et le Rebec.

La Vihuela
Le Rebec

Etymologiquement, ce dernier instrument descend en droite ligne du Rabab. Il est pourvu, la plupart du temps, de 2 ou 3 cordes, d' une touche lisse et d' un embryon d'"âme" et commence à être régulièrement représenté dès le XIIe siècle. Il sera longtemps pratiqué puisqu'on le retrouve trois siècles plus tard en Italie où "Ribbechino" désignera la pochette de violon.

Les premiers facteurs
La fabrication de ces instruments et leur évolution dépendent de l'intérêt qu'il suscitent dans la société. Les nobles et l'Eglise -qui admet la pratique instrumentale pendant le culte à partir du IXe siècle- avaient découvert l' orgue dès l'an 836, année de la construction de celui d'Aix-la-Chapelle. Outil musical privilégié, il imposera longtemps sa suprématie. On peut donc penser que les facteurs d'orgues sont les premiers artisans à pouvoir vivre de la fabrication d'instruments de musique, grâce aux très nombreux ouvrages commandés et construits partout en Europe.
En ce qui concerne les instruments plus populaires, la précarité du sort des musiciens ambulants ne permet pas le développement d'une "industrie". Les musiciens eux-mêmes font leurs outils ou encore des artisans non spécialisés (les tourneurs sur bois font les flûtes, les chaudronniers les cuivres, etc...).
En France, en 1268, aucun fabricant d'instrument de musique n'est encore signalé, si l'on se réfère à l'Annuaire des Métiers d'Etienne Boileau. Ce n'est qu'en 1292 (dans le Livre de la Taille) que l'on rencontre des "citoléeurs et trompéeurs", puis en 1297, un "faiseur de trompes".
La Renaissance va bouleverser ce paysage. L'engouement de la société noble et savante pour la musique instrumentale favorisera le développement du métier de facture instrumentale dont la production va pouvoir s'affiner et se perfectionner de manière très sensible.

Défense de la basse de viole contre les entreprises du violon et les prétentions du violoncelle par Monsieur Hubert le Blanc, docteur en droit. Amsterdam 1740

Le luth en profitera d'abord. C'est sur lui que vont se pencher les plus éminents et talentueux artisans. Léonard de Vinci (1452-1519) luthiste à ses heures, en définira un contour géométrique. La viole subit une évolution parallèle. Après son apparition -vers le XVe siècle si l'on se fie aux représentations picturales- elle prend rapidement une place de choix dans la vie musicale et les luthiers la perfectionnent rapidement, notamment les Allemands dont quelques-uns s'installent en Italie. L'apogée du quatuor de "Viola da gamba" se situe au XVIIe, avec ses grands virtuoses (dont le célèbre Marin Marais) et ses premières méthodes (1659 en Angleterre).
A partir du XVIIIe siècle, le quatuor de violons prend définitivement la suprématie de la musique instrumentale en Europe, bien que son origine "sociale" ne le destinait pas à cette place.

L'apparition du violon
Le violon apparaît donc vers 1500 chez les musiciens ambulants. Il est directement dérivé du Rebec avec sa touche lisse et son accord en quinte qui le rendent facile à jouer, mais aussi avec ses échancrures en forme de C qui stabilisent facilement la pression des cordes sur une table voûtée, comme le fond (ce qui est aussi nouveau), des ouvertures en forme d' ff , et un mécanisme âme-barre-chevalet qui sera, une fois perfectionné, incomparable pour son "rendement sonore".
Situer le pays où fut imaginé et construit le premier violon n'est pas encore possible. A cette époque, il n'a pas laissé plus de traces que son misérable propriétaire. Pologne? Allemagne? Italie? Ce qui est certain, c'est que cette dernière va lui donner ses lettres de noblesse.
Petit à petit, on découvre le violon, dans la littérature ou dans la peinture (fresque de Ferrare 1505-1508, le Gargantua de Rabelais 1546). Un célèbre portrait de Duiffoprucgar gravé à Lyon par Woeriot en 1552 présente pour la première fois un luthier et les instruments qu'il fabrique: luths, violes et violons. Dans cette ville de Lyon alors grand carrefour de communication, paraît, en 1556, le très instructif "Epitome Musical" de Philibert Jambe de Fer qui situe très bien la place du violon. "(...) Nous appelons violes celles desquelles les gentilz homlmes marchantz et autres gens de vertuz passent leur temps (...). L'autre sorte s'appelle violon et c'est celuy du quel l'on use en dancerie communément et à bonne cause, car il est plus facile d'accorder, pour ce que la quinte est plus douce à ouyr que n'est la quarte. Il est aussi plus facile à porter qui est chose fort nécessaire, mesme en conduisant quelques noces ou momeries(...)". Mais le violon apparaît bientôt dans les réjouissances royales également. Et c'est en Italie qui rayonne alors d'une extraordinaire puissance artistique, que Charles IX de France, en 1572, commande des violons à Andréa Amati. Car les italiens ont rapidement adopté cet instrument, le perfectionnant de manière significative avec AMATI à Crémone, Gaspara da Salo ou Paolo Maggini à Brescia.

La facture du violon aux XVIIe et XVIIIe siècles
La France ne manque cependant pas de facteurs d'instruments. En 1454, on trouve à Rouen la première confrérie de "faiseurs d'instruments de musique et de maîtres de danse". A Paris, c'est en 1599 que se forme, sous la bienveillance d'Henri IV, une corporation spécifique, séparée des autres métiers sur lesquels elle pouvait empiéter (sculpture, peinture ou marqueterie). Des règles très précises régissent désormais le métier dont les prérogatives seront confirmées encore sous Louis XIV en 1680.
Après ce XVIe siècle de balbutiements, le XVIIIe affirme le violon dans toute l'Europe. En Angleterre, la cour royale s'offre les services d'une bande de 7 violons, en France en 1626, Louis XIII crée La Bande des 24 violons du Roy, doublée, en 1656, de La Petite Bande sous l'impulsion de Lully.
Mais avec Vitali (né à Crémone en 1645, mort en 1692), Corelli (1653-1713) et Torelli (1658-1709), l'Italie fait office de Mère Patrie de l'art de l'instrument que ses luthiers amènent à un haut degré de perfection. Notamment la dynastie des Amati à Crémone, Antoine et Hieronymus, puis Nicolo qui succèdent à leur père et grand-père André. Un allemand brille à cette époque, Jacob Stainer, qui aura une grande influence sur la lutherie française et certains Italiens.
En France, malgré les violonistes Duval (mort en 1738), Robel (mort en 1747) et les italiens qui s'y installent, la viole reste l'instrument privilégié. Et les luthiers y sont d'abord réputés pour leurs Dessus ou leurs Basses de Violes. Ce sont les Colichon, Bertrand, ou Voboam. Marin Marais, puis les Forqueray, rivalisent de talent au toucher de ces instruments.
Au XVIIIe siècle, la lutherie atteint son apogée en Italie. Stradivari, élève de Nicolo Amati, travaille inlassablement et avec succès à perfectionner ses modèles. La famille Guarneri à Crémone, Mantoue ou Venise offre des outils merveilleux aux instrumentistes. Goffrieller et Montagnana fabriquent quelques-uns des plus beaux violoncelles à Venise. Milan et Naples ont leurs dynasties d'artisans.
Le développement d'une esthétique musicale plus centrée sur l'orchestre et le concert public va instaurer la souveraineté du violon, de l'alto et du violoncelle.

Le petit frère violoncelle
Le violoncelle lui, apparaît un peu après le violon. C'est d'abord un instrument d'extérieur, de procession (on y fixait un crochet sur le fond pour l'attacher à un collier de portage).
Par la suite, la réduction de sa grande taille, puis l'invention de la corde filée faciliteront son jeu. Rugger, A. Guarneri, puis A. Stradivari (à partir de 1707) définiront une longueur adéquate. Alors qu'il servait surtout à l'accompagnement des sonates pour violon (Corelli se déplaçait avec son violoncelliste), le violoncelle se substituera aux basses de violes dans les orchestres dès le début du XVIIIe, avec plus de difficultés en France où paraît, en 1740, un petit ouvrage humoristique malgré lui: "Défense de la Basse de viole contre les entreprises du violon et les prétentions du violoncelle". Les premiers véritables solistes s'illustrent: Franciscello aux environs de 1720 en Italie et Berteau en France, qui deviendront aussi célèbres que leurs confrères violonistes à la fin du siècle avec Romberg en Allemagne et surtout les frères Duport en France.

Corporation et lutherie dans la France du XVIIIe
Si le XVIIIe voit l'épanouissement de la lutherie italienne, la France subit le poids de la Corporation qui doit payer, à l'état, des charges de plus en plus lourdes. Ebranlée par de nombreuses querelles internes, elle refusera, jusqu'en 1767, l'entrée des étrangers. C'est pourquoi, si elle prévient fraudes, malfaçons et utilisation de matériaux médiocres, elle se replie sur elle-même, rend difficile l'évolution de l'instrument. Des luthiers de talent ont cependant laissé un bel ouvrage, tels Pierray, Bocquay, Salomon et Guersan (1713-1781). Grâce à une protection royale, Ludovic Guersan, devint le premier luthier pouvant aisément vivre de son travail. On le constate par l' emploi qu'il faisait de beaux matériaux et son importante production de très haute qualité.

L'apogée en France : le XIXe siècle
La Corporation sera définitivement supprimée en 1791 après une tentative de Turgot en 1776 désireux que "l'industrie se développe enfin". Et, alors que pour des raisons économiques, l'artisanat italien décline, et même si l'Allemagne, les pays Flamands et l'Angleterre produisent de beaux instruments, c'est en France que la lutherie prend un nouvel essor, grâce à un nouveau paysage social et musical -la masse orchestrale s'étoffe- et à la découverte de Stradivarius. Les luthiers Bassot, Renaudin, Pirot, Aldric, Pique et Lupot vont réinterpréter avec succès les modèles du Maître. Paris, carrefour musical et artistique, devient, au XIXe siècle, un haut lieu de la lutherie.
Le métier se transforme un peu. Il ne s'agit plus seulement de construire mais, désormais aussi, de restaurer les chefs-d'oeuvre du passé. Des marchands, comme Tarisio, passent leur vie à "récolter" des instruments en Italie pour les vendre à Paris, permettant aux artisans, tels Chanot et Vuillaume, de posséder un éventail d'instruments de qualité susceptibles de les inspirer pour leur propre fabrication ou qu'ils restaurent avec soin. On doit à ces talentueux artisans, à Lupot surtout , surnommé le Stradivarius Français, les derniers perfectionnements significatifs du violon, comme le renversement du manche ou l'allongement de la barre d'harmonie donnant la puissance supplémentaire nécessaire pour lutter dans et avec l'orchestre symphonique, lors d'un concerto par exemple.

Mirecourt
Au XIXe siècle, la plupart des luthiers parisiens ont ce point commun: ils ont fait leur apprentissage à Mirecourt. Comme Crémone en Italie, Mittenwald et Markneukirchen en Allemagne, cette petite ville des Vosges a le privilège d'être le berceau de la lutherie française. Les premiers luthiers s'y installent vers 1600, ils ont leur charte corporative en 1732, et la qualité des ouvriers vosgiens restera toujours d'une grande valeur, malgré l' image ternie qu'y apporta l'épopée industrielle et sa fabrication de masse qui débute vers 1860.

Le violoncelle aujourd'hui © J.M. Fuzeau

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La lutherie aujourd'hui
Parallèlement aux ateliers artisanaux qui fabriquent des instruments de qualité, entièrement façonnés à la main, l'énorme demande d' "instruments d'étude", bons marché -alors que la musique se démocratise partout en Occident et que les Etats-Unis deviennent un marché important- permet l'ouverture d'usines de construction. Elles sont semi-industrielles: le travail est réparti "à la pièce" pour chaque ouvrier qui se spécialise, qui dans le filetage, qui dans la coupe de l'ff , qui dans la sculpture de la volute, etc... La technique sur moulage des tables et fonds se généralise (les pièces ne sont plus sculptées dans la masse mais voûtées à chaud dans une presse).
La production devient gigantesque. Des trains remplis d'instruments partent chaque jour de Mirecourt et reviennent chargés de bois et autres matières premières. Puis, à partir de 1900, des crises successives, dont les deux guerres mondiales, détruisent ce secteur de l'économie qui faisait travailler la majorité de la population de Mirecourt.
Crémone, elle, n'a jamais vraiment développé le secteur industriel. Par contre, en Allemagne, Markneukirchen fut le pendant de Mirecourt, et, dans une moindre mesure, Mittenwald, en Bavière. On y comptait 15 luthiers en 1750 et 90 en 1809, dont la spécialité était la vente par colportage dans toute l'Europe. La célèbre famille Klotz participe au renom de cette ville.
C'est à la fin du XIXe siècle que la vivacité de la lutherie atteint son sommet partout en Europe. Les luthiers voyagent toujours plus, apprenant le métier dans tel pays, travaillant dans tel autre pour s'installer dans un troisième, ou revenir au pays. Le métier s'internationalise. Les styles, auparavant très marqués dans chaque pays ou chaque ville, deviennent plus individuels. Durant la première moitié du XXe siècle, les crises successives ébranlent les structures sociales et culturelles disloquant ainsi la vie musicale et, dès lors, la facture instrumentale. Quelques grandes maisons européennes survivent difficilement. Après 1945, les vocations de futurs artisans deviennent rares. Le métier se transforme et désormais, la ressource principale du luthier résidera dans le commerce des instruments anciens -dont le nombre dépasse largement une demande qui s'amenuise-, la réparation et l'entretien du patrimoine. L'expertise devient une activité spécifique pour canaliser un peu le commerce; mais vivre de la seule fabrication d'instruments neufs est, par contre, très difficile.
Aujourd'hui, 350 ans après Stradivarius, des artisans travaillent dans le monde entier. Des concours internationaux, mais surtout un nombre croissant d'excellents luthiers créent un sain dynamisme . La création est en expansion; la restauration et l'expertise deviennent des secteurs très pointus du métier.

Voici, parcourue succinctement, l' histoire de la lutherie qui a connu un extraordinaire développement. De nombreux folklores l'utilisent de par le monde, c'est le témoignage de son universalité. Dans notre société aujourd'hui, l'avenir de la lutherie dépend de la place qu'on donnera à la musique, à sa pratique, et aux arts en général. L'éducation artistique est vitale, dès le plus jeune âge, pour donner à tous cette parcelle de liberté essentielle. Pourtant, la tendance est à l'élitisme, au professionnalisme. La pratique de la musique "en amateur" qui disparaît et le développement de l'enregistrement sont des facteurs de risque pour le "dialogue musical". Un retour à des gestes musicaux s'impose, car l'universalité de ce dialogue ne passe pas seulement par une écoute intimiste, mais aussi dans l'échange créatif entre le musicien et son auditoire.
Pierre Caradot
Luthier à Paris

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