Les Musiciens et la Grande Guerre

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En ces temps de commémoration de la première guerre mondiale, les éditions Hortus viennent de faire paraître une série de trois CD de piano et de musique de chambre évoquant ces temps d'épreuve.

I. Une mort mythique
Albéric MAGNARD (1865-1914)
Sonate pour violoncelle et piano, op. 20 - En Dieu mon Espérance et mon Epée pour ma Défense - Trois pièces, op. 1 - Promenades, op. 7
Alain MEUNIER (violoncelle), Philippe GUILHON-HERBERT (piano)
2014-DDD-70' 37''-Textes de présentation en français et anglais-Hortus 701

Le cas d'Albéric Magnard est tout à fait emblématique de cette période : n'est-il pas mort en 1914, armes à la main, comme le montre la carte postale de Gournay sur la pochette, en défendant sa propriété de Baron-sur-Oise, dont une photo montre les tristes ruines ? Il n'existe pas moins de huit versions de la sonate pour violoncelle et piano, de 1911, ce qui en fait l'oeuvre la plus enregistrée du compositeur. Relativement brève (27'), concise et vigoureuse, elle témoigne de sa dernière manière, comme la quatrième symphonie, dont elle est contemporaine. Le piano sensible et délicat de Guilhon-Herbert dialogue énergiquement avec le violoncelle altier et nerveux de Meunier, donnant toute sa force à cette oeuvre finalement assez lumineuse, malgré sa marche funèbre médiane, lente et grave. Leur interprétation surpasse de manière nette la récente version Thomas-Wagschal (Timpani), plus pâle. Autre intérêt de ce CD : l'enregistrement intégral de l'oeuvre pour piano. Les Trois Pièces de jeunesse, qui ne contiennent pas moins de deux fugues, sont assez conventionnelles. Tel n'est pas le cas des Promenades (1893), "évocations de paysages, au gré des étapes d'un itinéraire sentimental" (Harry Halbreich). Après un "envoi", suivent six rencontres avec l'Aimée, six hommages à sa future épouse, calmes, joyeux ou poétiques, tous des plus heureux. Ce disque, paru initialement en 2011, est publié avec le soutien du Palazzetto Bru Zane.
Son 9 - Livret 7 - Répertoire 10 - Interprétation 10

ModerniteII. 1913 - Carrefour de la modernité
Igor STRAVINSKY (1882-1971)

Le Sacre du printemps
Claude DEBUSSY (1862-1918)
En blanc et noir
Ferruccio BUSONI (1866-1925)
Fantasia Contrappuntistica
Jean-Sébastien DUREAU et Vincent PLANES (pianos)
2014-DDD-76' 40''- Textes de présentation en français et anglais-Hortus 702

Ce deuxième volume de la série se recentre sur le piano, qui plus est un piano Pleyel à double clavier en vis à vis, de 1928. 1913 est l'année de la création du Sacre du printemps : le voici dans la réduction pour quatre mains qu'en réalisa le compositeur. Un grand bravo aux deux pianistes, dont la tâche est loin d'être facile, et qui s'en tirent avec brio. Mais où sont les couleurs de l'orchestre, la richesse instrumentale, la jouissance de ces grands accords polytonaux qui perdent toute leur saveur, les appels de cors grandioses, les halètements formidables de la "Danse sacrale" ? Si les "Rondes printanières" sont bien rendues, la tension baisse lors des "Cercles mystiques des adolescentes". À vrai dire, cette réduction n'a d'autre intérêt que documentaire, car la puissance surhumaine de la partition ne vient pas que de la nouveauté de l'écriture pure, mais aussi de son incarnation dans un orchestre paroxystique. Oeuvre subtile autant qu'un peu fantomatique, En blanc et noir a été écrit en 1915 pour deux pianos, par un Debussy déjà fort malade. Trois morceaux fort dissemblables s'associent pour former un petit triptyque étonnant : une pièce très libre de rythmes, aux couleurs variées à l'infini, un page lente, sombre, lugubre même, aux lambeaux de mélodies errantes, qui stigmatisent le chaos et la guerre, avec un écho du choral de Luther, et enfin un petit scherzando virtuose. La Fantasia Contrappuntistica de Busoni eut une gestation lente : envisagée en 1910, elle fut créée en 1921, pour deux pianos. On peut la concevoir comme la méditation d'un grand pianiste sur son compositeur fétiche, Jean-Sébastien Bach, qu'il a tant transcrit, et sur son oeuvre la plus énigmatique, L'Art de la fugue. C'est une page assez longue (28' 31''), lourde et diffuse, complexe, d'un abord sévère et abrupt. Comme son modèle, elle tient plus de l'oeuvre théorique que de la pièce de concert. Raison de plus pour féliciter les interprètes et leur courage.

Son 9 - Livret 7 - Répertoire 9 - Interprétation 10  

MarechalIII. Hommage à Maurice Maréchal
Gabriel FAURE (1845-1924)

Elégie
Johannes BRAHMS (1833-1897)
Sonate pour violoncelle et piano n°1
Claude DEBUSSY (1862-1918)
Sonate pour violoncelle et piano
Arthur HONEGGER (1892-1955)
Sonate pour violoncelle et piano
Alain MEUNIER (violoncelle), Anne LE BOZEC (piano)
2014-DDD-60' 40''-Textes de présentation en français et anglais-Hortus 703

Seule ici date des années de guerre la sonate de Debussy (1916). Ce troisième volet de la série est en effet construit non autour de compositions, mais bien autour de la personnalité du violoncelliste Maurice Maréchal (1892-1964) et de son expérience durant la guerre 14-18, relatée, lettres à l'appui, dans l'intéressante notice de Georgie Durosoir, fils de l'ami du musicien, Luc Durosoir. L'allusion au "Poilu", violoncelle construit au front dans une caisse de munitions allemande, est émouvante, d'autant plus que son élève, Alain Meunier, raconte l'avoir vu, lors de visites à son Maître. D'où l'idée de ce CD - hommage, qui présente le répertoire souvent joué par Maréchal. Après l'Elégie bien connue de Fauré, il enchaîne par une magnifique interprétation de la première sonate de Brahms. Sans mouvement lent, celle-ci, écrite en 1865, est un des plus hauts chefs-d'oeuvre du maître allemand : premier mouvement vigoureux et pris à bras le corps, petit menuet pimpant, qui allie grâce et legato, et finale plus complexe mais joyeusement fugué. La sonate de Debussy est beaucoup plus austère, raréfiée même (la Sérénade médiane, avec ses pizzicati inquiétants). Quant à la sonate d'Honegger (1920), elle témoigne du côté germanique d'un compositeur amoureux de Bach et de Beethoven, très éloigné ici de l'ambiance "Groupe des Six". Signalons le superbe Bechstein de 1888, qu'Anne Le Bozec fait sonner avec une rare force : écoutez le finale de la sonate de Brahms, brillantissime.
Son 10 - Livret 10 - Répertoire 10 - Interprétation 10

Un magnifique bouquet de musique de chambre !
Bruno Peeters

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