L'un des meilleurs spectacles de la saison, toutes maisons d'opéras belges confondues

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© Vlaamse Opera/Annemie Augustijns

Otello de Rossini au Vlaamse Opera
Comme les récents Hamlet de Thomas, présenté par La Monnaie, ou Roméo et Juliette de Gounod à l'Opéra Royal de Wallonie, l'Otello de Rossini démontre l'extraordinaire puissance dramatique de Shakespeare. Le duo de metteurs en scène Moshe Leiser/Patrice Caurier a réussi à donner une force prodigieuse à un livret pourtant bien inférieur à celui qu'écrivit Boito pour Verdi. Tiré d'une traduction italienne d'une adaptation française (Ducis) de la pièce originale, ce livret diffère de ce que le mélomane connaît, tout en restant fidèle à l'esprit. L'acte vénitien initial est rétabli, avec intervention du noble Elmiro, père de Desdémone. Exit le personnage de Cassio, et Iago se voit réduit au traître de service. Par contre, Rodrigo est ici bien plus qu'un amoureux transi : un vrai moteur de l'action. Quant à Desdémone, loin d'être l'oie blanche de Verdi, elle se révèle une femme d'un caractère trempé exceptionnel. L'origine africaine, noire donc, d'Otello, joue un rôle central dans l'intrigue, motivant l'intégralité du premier acte, axé sur le conflit père/fille. L'exclusion par le racisme forme par ailleurs une des clés de la mise en scène : un serveur noir se voit par exemple interdit de la salle de réception. Misant tout sur la tension dramatique, la mise en scène exalte un aspect moins souvent affirmé du Maître de Pesaro : le sens du drame. Créé en 1816, coincé entre deux chefs-d'oeuvre d'opéra bouffe (Il Barbiere di Siviglia, et La Cenerentola), Otello poursuit la veine de Tancredi, qui allait bientôt aboutir à Armida ou Mosè in Egitto. Cette alternance entre veine comique et veine tragique est une constante chez Rossini, que le mélomane actuel appréhende enfin à sa juste mesure. En cela, Otello frappa vivement l'imagination des contemporains : trois actes au lieu de deux, absence de duo d'amour, fin malheureuse, Rossini innovait sur tous les plans. Mais il garde toujours son sens inné de la ligne vocale et du parfait agencement des enchaînements. Le premier acte est exemplaire à cet égard, faisant se succéder un air d'entrée du héros, un merveilleux duo entre Desdémone et Emilia (rôle bien plus important ici que chez Verdi) et un long finale d'une puissance sonore maximale, dans lequel les choeurs du Vlaamse opera ont donné le meilleur d'eux-mêmes : un moment de jubilation extrême, de ceux qui justifient pleinement la gloire du genre. A l'acte II, les mains dans les poches, et se promenant d'un air goguenard, Iago enclenche la mécanique infernale de la jalousie dans un cadre cette fois différent : la scène se transforme en bouge interlope, comme si elle donnait corps au nouvel Otello, qui n'est plus le général victorieux mais un homme blessé et suspicieux, de plus en plus lamentable, au coeur délabré. Le grand trio "Ah vieni, nel tuo sangue" cristallise ce changement soudain, et met les époux, scrutés par Rodrigo, face à face à un nouveau destin dévoilé. Le troisième acte se concentre sur Desdémone : après un nostalgique chant de gondolier, elle déclamera la sublime chanson du saule, avant le beau et serré duo final et sa mort inéluctable. Tout cela se déroule très vite (malgré trois heures de spectacle, tout de même) : c'est là tout l'art des metteurs en scène. On a rarement vu une dramaturgie qui "colle" autant à la pièce, au point même de se faire oublier, étant totalement au service de l'action, surtout intérieure. Les costumes modernes et la gestique actuelle ne gênent en aucune façon, au contraire, elles augmentent sans aucun doute l'intensité du drame. En outre, cerise sur le gâteau, la distribution ne frisait pas l'idéal : elle l'était. Gregory Kunde est un habitué des deux Otello, et son interprétation, outre l'insolence vocale, se ressentait de sa très intelligente perception du personnage. Carmen Romeu reprend le rôle interprété dans cette mise en scène par Cecilia Bartoli à Zurich : elle est cette femme fière, amoureuse mais lucide qu'est la Desdémone de Rossini, et sa scène à la fin de l'acte II a suscité la plus grande admiration, sans parler bien sûr d'une chanson du saule moins extatique que prévue, théâtre oblige. Très pur (et idiomatique) Rodrigo de Maxim Mironov, Iago un peu nasillard mais efficace de Robert MacPherson, grave et émouvant Elmiro de Josef Wagner, et très belle Emila de Raffaella Lupinacci. Evidemment, l'ovation la plus énorme s'adressa au vétéran Alberto Zedda, 86 ans, qui sait TOUT de Rossini, et dirigea cet Otello avec la flamme dramatique qu'il exige avant tout. Il fallait aussi écouter cette exquise finesse qu'il obtient des vents de l'orchestre d'Anvers, par exemple lors du délicat prélude de l'acte III. Et quel beau cor soliste ! Cette conjonction entre chanteurs rossiniens de premier plan, un chef symbolisant Rossini à lui tout seul, et deux metteurs en scène d'une intelligence lapidaire a offert le plus merveilleux cadeau au public, celui d'un spectacle totalement abouti.
Bruno Peeters
Anvers, Vlaamse Opera, le 9 février 2014.

 

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