Point final : l'inoubliable prestation de Mateusz Borowiak

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A quelques heures des résultats, deux pianistes se sont succédés ce soir sur la scène du Palais des Beaux-arts. Une soirée en dents de scie teintée d’humour.
Succès mitigé pour Sean Kennard qui commence avec la Sonate en ut majeur Hob. XVI :48. Affichant un grand sourire, il ne parvient pas à entrer dans l’ambiance de l’œuvre ni dans celle de la salle. Malgré sa volonté d’instaurer un climat intime, on sent un pianiste qui souhaite démontrer ses capacités et n’y arrive pas. De belles choses mais la conduite des phrases n’est pas toujours claire et certains passages affichent de la dureté dans le jeu. Le travail sur les silences est pensé et sans doute surfait. Ils manquent cruellement d’attente et prennent le visage de l’hésitation. Ce que l’on retiendra surtout de sa prestation, c’est le manque d’investissement. Tout est contrôlé, maîtrisé mais la personnalité du pianiste -qui nous plaisait beaucoup au début de la compétition- semble s’épuiser. En revanche, à la fin du mouvement rapide, Kennard s’approprie davantage l’œuvre et c’est dans les quelques dernières mesures qu’on le sent à l’aise. L’œuvre de Petrossian pose les mêmes problèmes. Plongé dans la partition, le pianiste donne une lecture très plate et linéaire de l’œuvre. Le côté percussif y est -peut-être un peu trop- mais il manque l’architecture sonore que demande la partition, sauf sur la fin. L’orchestre, lui, est à l’aise et propose une très belle lecture. Kennard termine avec le redoutable Premier Concerto de Brahms dont il propose une version survolée, avec toujours duretés et hésitations, il semble dépassé. Brahms est un orchestrateur de génie et le piano doit pouvoir dépasser la robustesse de l’orchestre. C’est dommage de la part d’un pianiste aussi prometteur. Une erreur de programme?

Mateusz Borowiak a offert une prestation inoubliable. Sa lecture du la 31e Sonate de Beethoven est impressionnante. Timbre exceptionnel, plans sonores riches, conduite parfaite, polyphonie maîtrisée, c’est un pianiste d’une grande maturité. Après un problème de siège qu’il a changé lui-même, Borowiak démontre qu’il sait jouer sur tout l’ambitus du piano dans les nuances fortes et moins fortes. Le troisième mouvement fera frissonner la salle. Les changements harmoniques surprenants sont conduits avec justesse. Dans la fugue qui conclut l’œuvre, chaque voix se fait entendre comme il le faut, c’est précis, c’est beau. Même sentiment pour le concerto de Petrossian. Borowiak s’investit pleinement dans l’œuvre, en lien constant avec l’orchestre qui le lui rend. C’est maîtrisé et analysé, il prend du recul et laisse résonner certaines notes, apportant de grandes qualités aux plans sonores. Puis le président du jury remercie l’Orchestre National et Marin Alsop à qui le public offre une ovation méritée, comme il l’avait fait un peu plus tôt pour Michel Petrossian Le Troisième Concerto de Rachmaninov conclut cette dernière prestation au milieu des ovations. Tout y est contrôlé, maîtrisé, conduit. Aucun sentimentalisme inutile, un vrai lien avec le chef et l’orchestre et les quelques passages qui affichent les solos de l’orchestre en dialogue avec le piano sont magnifiques. Cette musique convient au pianiste comme au chef. Une prestation qui laissera de bien beaux souvenirs.

Vers 00h50, le jury revient sur scène. C’est sans surprise que Boris Giltburg remporte le Premier Prix et reçoit une ovation largement méritée. Comme Rémi Geniet (2e) et Mateusz Borowiak (3e), il a joué le Troisième Concerto de Rachmaninov. Coïncidence ?
Ayrton Desimpelaere

Vendredi 31 mai : une belle soirée à la veille des résultats
Les prestations d'hier soir étaient très réussies ; à la veille de la dernière soirée des finales, tout est encore possible. Les deux candidats nous ont donné une belle leçon de musique. Deux grands concertos très bien maîtrisés.
La première candidate de la soirée était Sangyoung Kim qui a débuté avec la Sonate en la Majeur (op.120 D 664) de Schubert. Les lignes mélodiques sont très soignées et construites ; Kim est concentrée et semble à l'aise dans cette musique. Dès le premier mouvement, on peut remarquer que cette pianiste a naturellement du son, une chance pour elle car cela lui évite un son dur dans les octaves du premier mouvement. Elle fait sonner le piano avec aisance, et le confirmera plus tard dans le concerto de Prokofiev. Dans le deuxième mouvement, elle installe une belle ambiance, très intime et douce ; on regrette alors qu'il ne soit pas plus long. Dans le dernier mouvement, Sangyoung Kim commence bien mais trébuche dans plusieurs passages délicats et la Sonate finit plus mal qu'elle n'avait commencé. Mais cette pianiste a des ressources ; dans l'imposé In the Wake of Eade Michel Petrossian, elle prend le parti d'un toucher plus percussif qu'impressionniste et cela donne une toute autre vision de l'oeuvre. Les attaques sont cinglantes, presque arrachées et les traits virtuoses sont jetés sur le clavier avec une grande précision. L'ensemble sonne comme un coup de fouet. Après les douceurs de Schubert, Kim nous prépare pour Prokofiev. Sous ses doigts, l'oeuvre de Petrossian rappelle étrangement l'univers musical de Bartok, notamment Musique pour cordes percussion et célesta. Kim a su imposer sa version. A mi-chemin de sa prestation, on peut déjà cerner son point fort : sa force et sa vigueur. Son Concerto n° 2 en sol mineur de Prokofiev est sidérant de maîtrise. Quelle énergie dans ce premier mouvement! Toutes les attaques sont précises et toutes les notes bien claires. Le concerto semble écrit pour elle. Une cadence très réussie, bien construite et tous les thèmes bien amenés. Elle prend son temps et chante constamment. Le deuxième mouvement est parfait du début à la fin, d'une clarté incroyable et d'une précision chirurgicale. Elle tient le tempo sans problème. Sangyoung Kim a fait un très beau choix en prenant ce concerto, il lui convient à merveille et elle a tout compris à cette musique. Quelle aisance dans le dernier mouvement, quels gestes précis et souples. Il est rare d'entendre ce concerto si bien contrôlé.

Pour finir la soirée, le souriant David Fung. Il commence avec la Sonate n°4 en mi bémol Majeur de Mozart (KV 282). Le jeu de Fung est très simple, sobre et il n'en fait pas trop.  Le pianiste montre naturellement son plaisir, ce qui est rare en finale d'un concours international. David Fung nous offre un Mozart aérien et chantant. Son deuxième mouvement (Menuet) est parfaitement dans le style, simple et d'une grande élégance. Il est très au fond du clavier, ses mains sont ancrées dans l'instrument sans que le son soit jamais dur ou forcé. Fung ne joue pas "en surface" comme trop de pianistes quand ils abordent Mozart; il utilise simplement le poids de son bras, sans en rajouter. Dans In the Wake of Ea, David Fung montre une nouvelle fois sa belle personnalité ; il s'est approprié l'oeuvre et en donne une version très originale. Son jeu très perlé convient bien à cette pièce qui puise son inspiration dans la musique française. Mis à part un petit faux départ, on y sent le pianiste australien à l'aise ; il n'est pas rivé à la partition et s'inspire des musiciens de l'orchestre pour rechercher de belles sonorités dans le piano. Un bel imposé. C'est avec le Concerto en si bémol Majeur op.23 de Brahms que Fung a choisi de finir son concours. Concerto exigeant, dense et particulièrement long à tenir. Le premier mouvement montre qu'il peut rivaliser avec l'orchestre au niveau sonore. Le son est rond, plein, sans jamais tomber dans l'excès. Il dispose d'une grande palette de couleurs et se joue de toutes les difficultés techniques. Dans le deuxième mouvement, il a choisi la simplicité dans l'expression, à l'abri du pathos incohérent. Il suit l'orchestre, est à l'écoute de ce qu'offrent les musiciens, sans conflit avec la masse orchestrale. Son troisième mouvement est simplement divin, aidé par un violoncelliste inspiré et mesuré. Il nous plonge dans un monde de délicatesse et de finesse. Le dernier mouvement est enjoué, espiègle et très énergique. Fung n'a pas cessé une minute d'être "dans" le concerto : pas un seul moment de flottement. Ni son sourire ni sa concentration ne lui ont échappé un seul instant.
Deux candidats très discrets qui ont fait montre de leurs qualités dans deux grands concertos très exigeants.
François Mardirossian

Jeudi 30 mai : à mi-parcours des finales
Les finales sont toujours pleines de surprises. Après plus de trois semaines d'épreuves, ce moment du concours est peut-être le plus dur. Il faut avoir des nerfs d'acier pour tenir cette soirée. Les candidats ont beau avoir fait des éliminatoires et demi-finales magnifiques, c'est la finale qui compte pour le classement. Hier soir, deux candidats très attendus et deux façons de jouer complètement opposées.

Le premier candidat est le Chinois Yuntian Liu. On se souvient de ses épreuves aux éliminatoires et demi-finales, très contrôlées, fines et d'une grand concentration. Hier soir, il a montré qu'il pouvait se lâcher. Sa Sonate en Ré Majeur de Beethoven (opus 10 n°3) fut d'emblée prise dans un tempo extrêmement rapide ; trop rapide parfois, ce qui rend certains traits mélodiques difficiles à comprendre. Liu est musicien mais ses doigts courent tellement vite que l' on a du mal à le suivre. Son deuxième mouvement fut très réussi, très lyrique et d'une belle conduite. Quand il ne s'agit pas d'aller vite, Liu parvient à prendre son temps, à respirer. Le troisième mouvement fut le plus réussi de la Sonate. On a retrouvé le pianiste qui nous avait tant charmé dans sa Sonate D.664 de Schubert, beaucoup de finesse, un toucher élégant et surtout une grande simplicité. Le dernier mouvement fut repris à un tempo démesurément rapide mais musicalement plus compréhensible. Dans la pièce concertante imposée In the Wake of Ea de Petrossian, on a compris, dès les premières notes répétées, que la vitesse est une constante chez Yuntian Liu. Techniquement, il maîtrise parfaitement l'oeuvre mais il ne dialogue pas assez avec l'orchestre. Concentré sur sa partie, il en oublierait presque qu'il est accompagné. Toutefois, Liu ne manque pas de nuances, il peut aller loin dans ses pianos et ses notes répétées ont de quoi faire pâlir plus d'un pianiste, mais le tout semble décousu et sans rapport de couleurs avec le riche instrumentarium de la pièce. Dans le Concerto pour piano en si bémol mineur opus 23 de Tchaïkovsky, Yuntian Liu va prendre des tempos excessivement rapides, laissant l'orchestre de Marin Aslop bien derrière lui… L'oeuvre commençait bien, Yuntian Liu a un son puissant, envoûtant bien en phase avec l'orchestre mais, dès le retour du premier thème, il accélére sans raison et perd l'orchestre. C'est dommage car tout ce qu'il propose est intéressant, vraiment musical et d'une grande sensibilité, mais à chaque passage virtuose, une irrésistible envie de presser lui vient et l'orchestre a du mal à le suivre. Dans le deuxième mouvement il fut plus à son aise et plus avec l'orchestre et il nous a offert de très beaux moments. Ce pianiste est émotionnellement très généreux, il ne joue pas en finale d'un concours mais en concert. Il s'est lâché, trop peut-être. Que dire du troisième mouvement sinon qu'il a battu tous les records de vitesse et les plus gros décalages avec l'orchestre au point qu'ils n'arrivent pas à finir ensemble le concerto. Mais tout cela n'enlève rien au fait qu'il est musicien et qu'il a su être touchant.

Quand à la deuxième partie de soirée, Andrew Tyson a débuté sa prestation par une Sonate de Mozart (N° 15 KV 533) comme on peut l'imaginer quand on a entendu ses épreuves passées. Une sonorité très douce, un toucher ultra-délicat et des ornements parfaitement ciselés. C'est un beau choix de Sonate pour une finale. Tyson fait partie de ces pianistes qui ont une grande personnalité ; chaque pièce qu'il aborde est appropriée et devient quelque chose d'original. Son deuxième mouvement était très intense et bien construit, Andrew Tyson a l'art de faire parler les silences et sait prendre son temps. Son jeu est très détaillé, ce qui ne l'empêche pas d'avoir une conduite à long terme. Cette Sonate a confirmé ce que l'on pensait de lui : Tyson est un grand mozartien. D'une grande finesse sans jamais en faire trop et tomber dans l'afféterie. Dans l'imposé In the Wake of Ea, Tyson fut captivant dès les premières notes : cette oeuvre est une pièce concertante de musique de chambre. Les thèmes de l'orchestre se retrouvent au piano et Tyson l'a bien compris, il regarde les musiciens solistes qui jouent et calque sa sonorit sur l'instrument qui intervient. L'oeuvre est alors sublimée et prend tout son sens. Durant un quart d'heure sous ses doigts, l'oeuvre fut riche de sonorités impressionnistes. Il utilise très bien la pédale et ose des résonances très subtiles qui installent une ambiance fort intéressante. Autant dire que l'on attendait impatiemment le Deuxième Concerto de Rachmaninov. Très impatiemment même car depuis le début du concours, Tyson a choisi des oeuvres où il faut avoir une grande science des couleurs, un jeu très fin, précieux et subtile. À aucun moment on ne l'a entendu dans une oeuvre où il faut avoir de la force et de la puissance sonore comment on doit en avoir chez Prokofiev, Bartok ou Rachmaninov. Tout en gardant ses qualités qui font de lui un pianiste attachant on peut regretter que Tyson ait manqué parfois de présence aux côtés de l'orchestre dans cette oeuvre passionnée qui demande de l'énergie et de la robustesse. Il timbre bien la mélodie mais n'a pas un son plein et ne parvient pas à aboutir les climax. Quel dommage car l'oeuvre en contient plus d'un. Par moments il semble se ressaisir et lancer un thème avec autorité mais quelques mesures plus loin il se ravise et redescend comme s'il avait peur d'aller trop loin et de choquer l'auditeur. Durant tout le concerto on a attendu le moment où il allait exploser et se lâcher complètement. Ce moment n'eut pas lieu et le concerto se termina sur un sentiment de frustration. Était-il fatigué ? Aurait-il du choisir un autre concerto ? Andrew Tyson a en somme manqué d'élan. On sort de sa prestation un peu frustré, après un Mozart et un imposé très réussis. Tyson reste malgré tout un grand musicien, sensible et d'une grande intelligence.
François Mardirossian

Mercredi 29 mai : un Khristenko tourmenté préface un fantastique Giltburg!
Ce mercredi soir, c'est une standing ovation du public du Palais des Beaux Arts qui a ponctué la prestation magnifique de Boris Giltburg.
C'est le pianiste russe Stanislav Khristenko qui monte le premier sur scène.
Il ne manque assurément pas de personnalité et il offre une prestation généreuse mais tourmentée. Il débute avec la sonate en ré majeur Hob. XVI:42 de Haydn. Le choix de cette sonate est risqué pour ouvrir une soirée de finale . On peut facilement perdre le fil du premier mouvement avec son merveilleux thème et ses variations au détour desquelles on peut s'égarer. Khristenko caractérise bien les différentes parties, son jeu est coloré et il est très attentif au cheminement harmonique. Néanmoins il semble un peu stressé et les charmantes variations ornementales manquent un peu du caractère ludique si typique du maître d'Esterhaza. Le second mouvement confirme cette impression avec parfois un manque de précision dans l'articulation. On déplore certains accents maladroits et un jeu un tantinet trop marcato qui crispe la tonalité de ré majeur au lieu de lui donner un rayonnement jubilatoire ! L'oeuvre imposée laisse un sentiment mitigé. On ne peut certainement pas lui reprocher de ne pas chercher le contact avec l'orchestre mais le résultat ne convainc pas. Il trouve en général un son bien timbré qui se mixe avec les cuivres par contre son jeu un peu trop direct l'empêche de se fondre dans la sonorité des cordes. Si par moment on sent un travail précis et une bonne mise en place, on déplore aussi des décalages assez flagrants. Khristenko développe une vision angoissée de l'oeuvre, à la fois tourmentée et pessimiste et il se cantonne dans ce seul personnage rendant son jeu trop uniforme et perdant les couleurs debussystes. Il veut développer des mélodies bien chantées aux accents russes. C'est visiblement une mauvaise direction qui décontenance l'O.N.B. Il lui reste à jouer le Concerto n1 en ré mineur, op.15 de Brahms. Le début est difficile et les décalages sont nombreux. On a l'impression que le pianiste souhaite un tempo plus rapide que ne suit pas l'orchestre. Dans le second mouvement, il présente de belles couleurs mais son lyrisme reste très déclamé le tout s'alourdissant dans un pathos généralisé qui empêche la musique d'avancer. Il faut tout de même noter que l'O.N.B ne l'aide pas dans ses tentatives de poésie avec des entrées de l'harmonie fort peu subtiles et dont la justesse est perfectible. Chaque note est douloureuse et Khristenko se refuse les moments d'optimisme et de lumière. Bien sûr on aime entendre l'âme russe chanter mais fallait-il le faire dans Brahms ? Quel contraste avec la prestation de Grondahl plus diversifiée et tellement heureux de jouer !

Boris Giltburg est quant à lui un personnage. Il inspire la sympathie par un radieux sourire et affirme son originalité non seulement par sa chemise mais aussi et surtout par sa position courbée presque en angle droit et un rapport unique au clavier. Il commence sa prestation avec la Sonate n. 27 en mi min op.90 de Beethoven. Son toucher hors pair interpelle dès les premières notes. Il offre un jeu très diversifié, narratif et intéressant. La sonate est bien construite, colorée et contrastée. Le thème typiquement viennois « à la Schubert » se déploie avec fluidité et raffinement. Chaque note est bien dosée et l'ensemble et équilibré. La musique respire et avance simplement, il impose sa personnalité atypique et attachante. L'imposé, In the wake of Ea est excellent. Sa lecture est passionnante et on ne peut que souligner l'excellente mise en place. Il impose sa vision et l'alliage avec la sonorité de l'orchestre frôle la perfection. D'ailleurs, l'O.N.B joue beaucoup mieux ! Chaque note trouve un sens et on ne s'ennuie pas un instant. Le jeu est différencié et surprenant. On déguste les différentes couleurs trouvant leur résonance dans la très belle orchestration de Petrossian. Non seulement Giltburg joue mais il dirige autant que Alsop avec qui il noue une grande complicité.
La soirée ne peut que finir en apothéose avec l'incontournable Troisième Concerto de Rachmaninov. Encore le troisième de Rachmaninov ? Et bien oui ! Encore ! Les premières mesures sont magiques, le thème chante avec nostalgie et une sonorité bouleversante dans un tempo légèrement retenu qui fait mouche ! On se laisse complètement prendre au piège par cette musique même avec tout ce qu'elle a d'Hollywoodien. Tout y est : technique impeccable, sens du phrasé, poésie touchante, éclats bien dosés, pianos veloutés. Giltburg fait preuve également d'un sens aigu du théâtre dans le bon sens du terme. Par un silence surprenant et vertigineux il reprend l'auditoire au bout de ses doigts et les tient en haleine jusqu'à l'ovation à la fin de sa prestation. Quelle que soit l'issue de ce concours voilà certainement une soirée que ce jeune pianiste n'oubliera pas !
Michel Lambert

Mardi 28 mai : Rémi Geniet et Roope Gröndahl
Le jeune français, Rémi Geniet, benjamin du concours, engagea sa prestation par la Sonate n°9 en mi majeur de Beethoven. Dès les premières notes, son jeu fut clair, mesuré, témoignant d’un juste élan au plus près de la luminosité de la tonalité du mi majeur. L’imposé qui suivait, In the Wake of Ea du compositeur français Michel Petrossian, nous est apparu avec force et conviction, tant la lecture du pianiste français fut marquée d’un réalisme soulignant les multiples couleurs de son instrument et instaurant une fluide et constante énergie circulatoire entre les instruments de l’orchestre et le piano. En complicité avec Marin Alsop, la partition sonnait à la manière d’une narration inscrite dans une temporalité sans fin. Une découverte nouvelle de l’œuvre imposée se révélait hier soir sous les doigts de Rémi Geniet. Le Troisième Concerto de Rachmaninov, fut interprété avec une brillance au service d’un lyrisme clair et pur. Sa considérable implication musicale se fit voir aussi bien dans les thèmes chantés que dans son traitement des progressions menant à un point culminant. En effet, l’extrême tension, portée et soutenue à son paroxysme, apparaît telle une corde puissamment tendue, ne se brisant ou ne s’affaiblissant à aucun moment. Il parvient à conduire les thèmes avec ampleur et lyrisme ignorant les déferlements virtuoses visibles ou les prouesses techniques manifestes. Son second mouvement fut dominé par un lyrisme où il dessinait chaque phrase avec poésie et simplicité, laissant place à un final doté d’une énergie aussi soutenue que subtile. Sa prestation remporta un vif succès, accompagnée par la chef d’orchestre Marin Alsop, soucieuse d’épouser au plus près l’interprétation et le tempérament de chaque lauréat.

Le second candidat de la soirée fut le Finlandais de 23 ans, Roope Gröndahl. Il a ouvert son programme par la Sonate n° 24 en fa dièse majeur de Beethoven. L’esprit de son interprétation de la sonate fut frais, charmant, juvénile et gracieux. Le pianiste finlandais mime chaque expression ou caractère musical et opte sur un ton amusé et espiègle pour des tempi extrêmement rapides dans les deux mouvements encadrant le mouvement central. Son interprétation de l’imposé fut moins persuasive que celle de premier candidat de la soirée. Il nous livra une lecture prônant un immédiat qui réfuterait toute inscription dans une durée, au profit d’impressions instantanées, disparaissant aussi furtivement qu’elles furent survenues. Serait-ce une lecture textuelle si précise qui justifierait la primauté de ressentis fugaces au détriment d’une expression générale ? Le choix du concerto, fut le Premier Concerto de Brahms, en ré mineur, débutant par l’introduction de l’orchestre à la sonorité ample et généreuse. L’entrée du pianiste fit preuve d’une telle clarté que son thème semblait peiner à égaliser la vigueur de la masse orchestrale. Néanmoins, il déploya une grande virtuosité ainsi qu’une forte énergie tout au long de la partition. Incontestablement, ce fut dans le mouvement central qu’il livra au public ses plus belles sonorités, cristallines et délicates.
Deux candidats aux tempéraments très différents mais offrant tous deux une poésie digne des grands musiciens.
Marie-Sophie Mosnier

Lundi 27 mai : Michel Petrossian, Tatiana Chernichka et Zuo Zhang
Alors que nous entendions ce soir la première mondiale de In the Wake of Ea du compositeur français Michel Petrossian, nous avons été surpris par une interprétation du Premier Concerto pour piano de Tchaïkovski, jazzifié par une Marin Alsop en pleine forme.
Mais revenons aux candidates de ce soir : deux femmes, Tatiana Chernichka (Russie) et Zuo Zhang (Chine) ont toutes les deux décidé d’interpréter le concerto de Tchaïkovski. Pour la première, commençant par la Sonate en fa majeur de Haydn (Hob. XVI :23), on ne la sent pas immédiatement à l’aise. Il lui faudra du temps pour s’épanouir dans l’acoustique si particulière du Palais des Beaux-Arts. Relativement rapide, le premier mouvement semble survolé, même si la technique impitoyable s’y révèle pleinement. Très belle virtuosité, une belle main droite, construite, stable et précise. Les plans sonores sont respectés et pensés avec intelligence. Le second mouvement semble plus évocateur pour la pianiste qui n’hésite pas à timbrer, ce qui manquait justement dans le premier mouvement. Phrasés captivants, main gauche attentive à la sonorité de la droite -voire en retrait par endroits- qui met alors en avant le côté déclamatoire de cette longue poésie. Le troisième mouvement sera plus précis, avec un toucher vif. La pianiste commence à prendre plus de libertés même si le tout restera très égal. Etait-il judicieux de choisir cette sonate pour la finale ? Ce n’est clairement pas une œuvre où l’on peut démontrer toutes ses qualités de musicien. Le concerto imposé avec lequel elle poursuit sa prestation ne la met pas plus en valeur. Certes, il s’agit ici de la Première mondiale et la Première au sein du concours. Le poids à porter semble étouffer la pianiste couverte par un orchestre dominant bien que fragmentaire. Pourtant l’œuvre est intéressante et mérite quelques explications.

In the Wake of Ea de Michel Petrossian
Gagnant du Concours Reine Elisabeth de composition 2012, Petrossian conçoit son œuvre comme un dialogue ininterrompu entre le soliste et l’orchestre.
Très justement, dans son explication, il présente le soliste comme Ea, le dieu des eaux souterraines et créateur des arts, et l’orchestre comme la lyre qui s’affaiblit avec le temps. Cette construction pour présenter Babylone -cette grande civilisation orientale qui n’existe presque plus aujourd’hui- est finalement caractérisée par l’évolution et la transformation de cette région.
Les procédés employés par Petrossian sont avisés. Il utilise l’étendue de tous les instruments, principalement les vents et les percussions, transforme le son et se plaît à utiliser l’extrême aigu de plusieurs d’entre eux. Il n’hésite pas à utiliser des méthodes de jeu inhabituelles, tels que le travail sur la respiration, la manière de souffler ou de pincer l’embouchure. Même chose pour les percussions aux procédés divers pour proposer des sons particuliers. Par dessus, il produit un travail renversant sur la résonance en lien avec l’eau, rendant aquatique l’atmosphère de certains extraits. D’ailleurs la musique, peu virtuose, est ample, assez lente et ne subit pas de réelles transformations de tempo. En dialogue avec les vents, les percussions offrent des couleurs rarement entendues au sein d’un orchestre, à l’image de bulles qui n’explosent jamais, qui continuent de vivre par l’histoire, la mythologie. Même sans le son, on continue de percevoir une sensation, un trouble qui nous plonge dans un monde divin très expressif.
La recherche des plans sonores est intense avec, notamment, des glissandos aux cuivres qui répondent toujours au soliste. Ce dernier, sensé représenter Ea, doit évoquer l’idée de permanence. Deux procédés pour cela : les notes répétées et une phrase musicale transformée et variée.
D’un point de vue historique, le piano représente la quatrième corde de la lyre qui, comme le rappelle Petrossian, est composée de cinq cordes devant et quatre derrière. La quatrième, note primordiale de l’échelle babylonienne, est le fil conducteur de l’œuvre. Les analyses de deux tablettes babyloniennes par Marcelle Duchesne-Guillemin, nous apprennent que cette corde porte une indication spécifique : “ faite par le dieu Ea ”. On comprend mieux alors le côté presque autoritaire du piano qui doit remettre dans le bon chemin les “ autres cordes ” de l’instrument, évoquant très certainement l’humanité.
En dehors de cette direction, c’est celle de l’évolution de l’humanité qui est caractérisée. Peu de traces persistent aujourd’hui de cette musique et le symbole que veut donner ici Petrossian est justement l’évocation d’un monde disparu. L’orchestre s’efface avec le temps pour caractériser la perte de Babylone, son côté immatériel caractérisé par ces bruits curieux et cette résonance appréciée. Petrossian maîtrise la combinaison des sons, offrant parfois des assemblages novateurs. Tel un prophète, le piano ne s’interrompt jamais et nous propose une histoire sans cesse renouvelée comme quelque chose qui revit après une mort certaine. Ce renouvellement est aussi caractérisé par quelques envolées pianistiques redoutables, comme des pincements plus secs pour montrer que tout n’est pas aussi flexible. Il prévient et offre en quelque sorte un souffle à l’orchestre qui ne meurt véritablement jamais.
C’est en cela que l’oeuvre est particulièrement intéressante : elle propose un récit perpétuel qui pourrait continuer même après l’audition. D’un point de vue directionnel, l’œuvre n’est pas la plus complexe jouée au concours. Très peu de grands tutti, préférant une œuvre fragmentaire qui a tout son sens ici. Les cordes sont peu présentes sauf pour offrir quelques notes surprenantes ou pour accentuer le côté aquatique et divisé. Le chef indique l’atmosphère que l’œuvre requiert, un rôle qui se place davantage sur le plan sonore que technique.

Il est dommage que la première candidate n’expose pas plus la volonté du compositeur. Le côté mystique est en retrait et “ l’annonce ” de ce qui va arriver n’est pas assez mise en avant. Elle aborde tout l’ambitus du clavier mais on aurait préféré qu’elle prenne le temps de faire sonner certaines notes tandis que d’autres nous paraissent trop en retrait. Le prophète a un peu de mal à faire vivre l’orchestre et le pari de renouveler l’histoire de la lyre est alors inversé. La pianiste se nourrit de ce qu’elle entend mais c’est bien sûr l’inverse qui est souhaité. Néanmoins, elle présentera de belles qualités techniques et on ne peut que la féliciter pour cette lecture. Enfin, elle termine par le Concerto n°1 de Tchaïkovski où elle semble plus à l’aise. C’est un piano qui sonne qu’elle nous offre, parfois un peu trop. Belle virtuosité, beau timbre dans les passages plus calmes, tout est contrôlé et on regrette quelques décalages avec l’orchestre. Marin Alsop écoute attentivement les solistes et provoque une énergie qui convient au compositeur russe. Malheureusement, l’orchestre ne réagit pas toujours comme elle le voudrait et cela se perçoit par différents gestes de direction qu’elle donne. Le second mouvement est lyrique avec une belle conduite des phrases, un dialogue construit s’installe entre soliste et orchestre tandis que les passages plus rythmiques sont charmants. Enfin, elle conclut sa prestation avec un troisième mouvement virtuose, énergique mais un peu brouillon. La pianiste qui a pourtant montré des qualités remarquables semble épuisée ce soir et ne montre pas l’entièreté de son potentiel musical.

Le plaisir se retrouve en revanche chez la pianiste chinoise. Abordant la scène avec fougue, la pianiste ravit le public par son sourire et sa passion de jouer. Et c’est un véritable concert qu’elle nous propose. Que ce soit, Beethoven, Petrossian ou Tchaïkovski, elle approche chaque œuvre avec vivacité et allégresse. Ainsi, commençant par la Sonate n°18 de Beethoven, elle propose une version moderne et rapide qui fonctionne. Du début à la fin, elle joue l’œuvre avec joie, une joie que l’on rencontre rarement chez Beethoven. C’est une histoire qu’elle nous raconte, parfaitement narrée par une technique implacable, une énergie inouïe, une musicalité contrôlée et des plans sonores maîtrisés à la perfection. Il n’y a pas grand chose à ajouter si ce n’est que le troisième mouvement est poétique avec une belle conduite des phrasés et contours mélodiques. Le galop final nous emmène dans une danse folle qui ne se termine jamais avec ses motifs répétés. Elle s’investit pleinement dans l’œuvre et parvient à s’exprimer comme elle le souhaite. Son interprétation de l’œuvre de Petrossian nous convainc aussi. Cette musique épurée à la forme classique lui convient parfaitement. Elle a comprit tout l’enjeu de l’œuvre : la recherche des plans sonores tout en pinçant certaines notes tel un rappel à l’ordre. Elle domine l’orchestre qui l’écoute et la suit aisément. Le côté mystérieux est bien présent et elle dialogue avec l’orchestre. Enfin, le Concerto de Tchaïkovski est évidemment un succès largement applaudi par le public. Son jeu est souple, sonore, précis. Le dialogue avec l’orchestre s’installe dès les premières mesures et l’énergie qu’elle déclenche se ressent dans l’orchestre. Quelques petits accidents de justesse pour les cuivres ne la gêneront pas et elle ne cesse d’avancer dans le premier mouvement. Pour le second mouvement, elle expose un chant déclamé avec justesse tandis qu’elle voltige dans les passages plus rythmiques. C’est une véritable leçon de chant. Enfin, le dernier mouvement conclut sa prestation avec honneur. Adoptant une démarche type jazz, Marin Alsop tente de présenter un Tchaïkovski moderne, dansant en exposant à plusieurs reprises des voix que l’on n’entend jamais. Cette dynamique convient à la maitrise pianistique de la candidate qui répond à cela avec joie. La jeune femme fait preuve d’une maturité musicale incroyable. Elle semble mieux comprendre l’atmosphère russe de Tchaïkovski que certains pianistes compatriotes du compositeur. C’est une réelle source d’inspiration pour les jeunes pianistes comme pour les plus âgés. On l’aura compris, cette soirée se termine sur le succès largement mérité d’une pianiste pétillante.
Ayrton Desimpelaere

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