Mirror : La stabilité des plaines d’Estonie

par

0126_JOKERTõnu KÕRVITS
(*1969)
Peegeldused tasasest maast - Labürindid I-VII - Tasase maa laul (Veljo TORMIS) - Seitsme linnu seitse und I-VII - Viimane laev (Veljo TORMIS) - Laul
Violoncelle: Anja Lechner, Tallin Chamber Orchestra, Estonian Philharmonic Chamber Choir, dir.: Tõnu Kaljuste, Chant: Kadri Voorand, kannel: Tõnu Kõrvits
2016 - DDD - textes de présentation en anglais - ECM NEW SERIES 2327 481 2303

On aimerait plus souvent trouver une musique qui se laisse si facilement écouter, sans pour autant être dénuée de sens artistique ni d’intelligence harmonique. Un bel album pour celui qui souhaiterait sortir de ses habitudes musicales mais qui ne saurait pas par où commencer.
Un peu moins connu qu’Arvo Pärt chez nous, Veljo Tormis est néanmoins un compositeur contemporain incontournable en Estonie. C’est dans la lignée de ce dernier que Tõnu Kõrvits s’inscrit, s’inspirant énormément de la tradition chorale du surnommé “Peuple Chantant”. Parmi ses compositions originales, Kõrvits reprend ici deux oeuvres de Tormis, avec des arrangements qui font hommage à son mentor tout en y investissant son propre style très singulier. Il règne tout au long de l’album une ambiguïté -ou, au contraire, une superposition harmonieuse- entre la modernité nordique et quelque chose de mystérieusement plus ancestral.
En lisant la traduction de Tasase maa laul (Chanson de la plaine), on comprend mieux le poids patriotique de cette musique: “C’est ici que tu as grandi, sur les plaines. D’ici vient ta paix et ta stabilité.” Il faut savoir que l’Estonie a vécu à travers l’histoire sous le joug des Scandinaves, des Allemands et puis des Russes. À la naissance de Tormis (1930), le pays était dans une brève période d’indépendance qui prit fin avec l’invasion soviétique en 1940. L’auteur du poème Tasase maa laul, Paul-Eerik Rummo, était un fervent résistant contre la russification. Tormis ayant vécu de très près cette dure époque de censure, il apparaît dans sa musique une recherche d’identité estonienne. À la fin des années 80, c’est en chantant en masse des hymnes interdits sur les places publiques que le peuple Estonien a mené sa “Révolution Chantante”, aboutissant pacifiquement à l’indépendance en 1991.
Kõrvits ne comptant qu’une vingtaine d’années lors de ce bouleversement, Tasase maa laul prend sous sa plume des airs de souvenir. La première plage, Peegeldused tasasest maast (Réflections d’une plaine) fait référence à cette chanson, mais sans paroles, avec choeur et violoncelle. Impossible de dire que l’un accompagne l’autre car la relation est plus subtile: le choeur commençant sur des clusters, véritables nuages sonores, souffle des suggestions au violoncelle, comme s’il lui rappelait ce qu’il devait dire. Puis celui-ci contemple ces phrases, parfois sereinement, parfois intensément. La relation choeur-violoncelle est semblable à la relation Tormis-Kõrvits. Tasase maa laul apparaît une deuxième fois plus loin dans l’album, interprétée par Kadri Voorand, chanteuse de jazz au timbre suave androgyne, accompagnée par une mystérieuse couche de brouillard ourdie par l’Orchestre de Chambre de Tallin, et par le compositeur lui-même au kannel (sorte de cythare estonienne).
Kõrvits compose aussi bien pour les cordes que pour les voix, inversant parfois leurs rôles de manière très intéressante. Seitsme linnu seitse und (Sept rêves pour sept oiseaux) est à la fois un concerto pour violoncelle et une suite pour choeur. La violoncelliste Anja Lechner fait preuve de beaucoup de dextérité dans son rôle d’oiseau. L’instrument chante, s’envole, grince, pleure et siffle sur une palette de sons sans limite, surtout dans la cadence du troisième mouvement. Le Choeur de Chambre Philharmonique Estonie s’illustre lui aussi dans l’exploration de timbres et des nuances. Les choristes sont amenés à chuchoter et même siffler pendant tout un mouvement pour transformer l’espace en volière où évolue le violoncelle volatile.
La dernière oeuvre de l’album, Laul pour violoncelle et orchestre à cordes, nous laisse sur notre faim… C’est une balade réconfortante ponctuée de moments sombres, de dissonances inquiétantes. Zig zag entre les tonalités, ambiguïté entre lumière et obscurité... un écho peut-être au climat estonien? C’est en tout cas le point d’interrogation qui fait la fin parfaite de ce voyage musical aux atmosphères embrumées.
Aline Giaux, Reporter de l’Imep

 

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