MUSIQUES EN PISTES : Les Tableaux d'une Exposition de Moussorgski, orchestration Ravel

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Ce fut sans doute Clément Janequin (v.1485-1558), avec ses chansons La Bataille de Marignan et Le Chant des Oiseaux, qui inaugura la musique imitative, suivi par les Clavecinistes français du Grand Siècle (La Poule de Rameau, Le Coucou de Daquin...). La Symphonie Pastorale de Beethoven (avec son très bref passage imitatif de chants d’oiseaux à la fin de la Scène au bord du Ruisseau) relève de l’évocation poétique propre au siècle romantique et il s’agit principalement de paysages, propos repris d’une autre manière par les Impressionnistes comme Debussy ou Ravel. Le Poème symphonique, chez Richard Strauss ou dans L’Apprenti Sorcier de Dukas, s’attache à une narration en musique. Le propos de Moussorgski dans ses Tableaux d’une Exposition est tout différent et sa tentative n’a été que rarement reprise, et jamais égalée. De la part d’un génial réaliste, il s’agit ni plus ni moins que de musique figurative, au sens pictural du terme.

Avant le XXe siècle, la peinture était un art essentiellement figuratif (ou représentatif, si l’on préfère) et il fallut attendre Kandinsky, Malevitch, Mondrian ou Kupka pour voir apparaître des toiles abstraites, ne “représentant” rien. La musique, avant les Tableaux de Moussorgski, se cantonnait presque toujours dans l’abstraction, les exemples donnés précédemment relevant soit de l’onomatopée (se référant à une réalité acoustique et non visuelle), soit de l’équivalence poétique. Le réalisme sonore figuratif de Moussorgski enrichit la figuration picturale d’un apport essentiel, propre à la seule musique: le temps, qui permet d’y inscrire le mouvement que la peinture ne peut que suggérer.
Il existe aujourd’hui un art qui inscrit l’image dans le temps, donc le mouvement, et c’est le Cinéma, que Moussorgski n’a pu connaître. Mais l’analyse des Tableaux montre une utilisation constante de procédés propres au Cinéma: montage, fondus-enchaînés, gros plans et zooms, accélérés...
C’est un langage d’une fabuleuse originalité, et sans précédent, qui défie d’ailleurs toutes les règles établies. En particulier, son harmonie* est une véritable anthologie de tous les interdits de l’enseignement académique, bien qu’elle relève directement des traditions de la musique russe, populaire aussi bien que liturgique, et il en va de même quant aux structures rythmiques qui s’écartent continuellement des carrures symétriques classiques. Seul un génial autodidacte armé de son seul et infaillible instinct pouvait écrire avec une pareille liberté.

Rappelons le propos de l’oeuvre. Le peintre russe Victor Hartmannn, ami de Moussorgski, mourut prématurément, à 39 ans en 1873, et, l’année suivante, on organisa une exposition à sa mémoire qui inspira notre compositeur. Mais celui-ci a totalement transfiguré les oeuvres somme toute assez moyennes de Hartmann, qui ne nous sont d’ailleurs pas toutes parvenues, et dont certaines n’ont jamais existé sous la forme évoquée par Moussorgski.
L’exemple le plus célèbre est celui des deux Juifs, deux toiles séparées chez Hartmann, et que le compositeur a fusionnées pour la prodigieuse “mise en scène” que l’on sait. Quatre autres tableaux de la main de Hartmann et repris par Moussorgsky nous sont parvenus : "Le ballet des poussins dans leurs coques", "Catacombes", "La cabane sur pattes de poules" et "La grande porte de Kiev".
Pour cimenter l’unité de sa Suite, qui dépasse de peu la demi-heure et évoque au total dix tableaux, Moussorgski a eu l’idée géniale d’un thème récurrent, “la Promenade” qui jalonne les étapes de la visite, mais de manière non systématique (elle n’intervient pas après chaque tableau, car deux toiles peuvent très bien voisiner sur un même mur) et chacune reflète l’impression de ce que le visiteur (le compositeur) vient de voir, de sorte que sa présence dépasse de loin la signification d’un refrain de rondo*.

Mais l’oeuvre présente bien d’autres liens “cycliques” que nous relèverons au fur et à mesure, des retours de thèmes plus ou moins modifiés justifiés par des parentés réelles ou symboliques entre les sujets des toiles.

De même, pour insolite qu’il soit, le plan tonal du cycle (nous indiquerons la tonalité de chaque morceau) relève de liens bien précis: enchaînements par quartes ou par quintes ou par tons relatifs. Cette succession connaît deux ruptures (après « Bydlo » et après « Limoges ») dont nous donnerons les raisons.
L’écriture pianistique des Tableaux révèle la virtuosité considérable du compositeur-interprète, mais sa richesse par moments excessive appelle un dépassement. L’oeuvre est depuis 1922 inséparable de la géniale orchestration de Maurice Ravel (il y en a eu bien d’autres, justement oubliées) et il y sera fait sans cesse allusion.

COMPOSITION DE L’ORCHESTRE
2 flûtes et flûte piccolo - 3 hautbois - 2 clarinettes en Si bémol - 1 clarinette basse en Si bémol - 2 bassons - 1 contrebasson - 4 cors en Fa - 3 trompettes en ut - 3 trombones et tuba - Célesta - Violons I – Violons II – Altos – Violoncelles – Contrebasses.

A présent, à la suite de Moussorgski, pénétrons dans l’exposition aux sons de la

PREMIERE PROMENADE (Si bémol majeur – Allegro giusto, nel modo russico ; senza allegrezza, ma poco sostenuto).
Grandiose mélodie purement russe par les changements de mesure (6/4 et 5/4) que l’on retrouve dans la musique populaire, le dialogue entre unissons et riches harmonies de choral que l’on retrouve dans la liturgie orthodoxe et le thème générateur de cinq sons (pentaphone) qui rappelle le côté asiatique de la musique russe.
Le plan tonal passe de Si bémol à Ré bémol et Fa majeur avant de regagner la tonique Si bémol.
EX1

 

Ravel fait dialoguer l’ensemble des cuivres et, dans un deuxième épisode, fait entrer les cordes. L’expression est d’une cordiale et sereine robustesse, le visiteur est disponible, ouvert à toute surprise: la première ne tarde pas!

I. GNOMUS (mi bémol mineur). Un Scherzo sombre et grotesque évoquant les contorsions et grimaces d’un nain difforme allongeant des pas maladroits sur ses petites jambes torses.

Trois éléments alternent au gré d’une libre forme en trois volets.
1. Le premier volet présente les deux premiers éléments en succession A-B-A.
A est fait de croches sinueuses (vivo, ff, meno vivo, p: decrescendo rythmique et dynamique), désarticulées ensuite en ralenti cahotant (sf).
EX-2A-GNOMUS

 

B est une gamme descendante aux rythmes iambiques (brève-longue) accentués par des sforzandi, et, dans la version orchestrale, scandée par de longues notes de tuba et de trompette avec sourdine.

EX-2B

Son second énoncé suscite chez Ravel des alliages de timbres particulièrement raffinés (le thème est repris au célesta, sons harmoniques des harpes sur les premiers temps, glissandi des cordes sur la touche aboutissant à un son harmonique.

2. Le volet central (poco meno mosso, pesante) repose sur C, marche implacable en intervalles ascendants et de plus en plus grands, traduisant un terrible effort qu’interrompent de leurs trébuchements par trois fois le retour de A.
EX 2C

 

On notera l’expression paradoxalement grinçante et dissonante des innocentes tierces parallèles de C dont la reprise, chez Ravel, souligne le chromatisme au moyen de portamenti (léger glissando entre deux demi-tons voisins -contrairement au glissando, il n’y a pas de saut mélodique) des cordes et l’expression grimaçante par une orchestration stridente.

Le 3e volet reprendra le motif B (agrémenté de trilles et de bouillonnements qui révèlent en ce gnome un frère éloigné de Scarbo du même Ravel) et A (velocissimo) fournira la matière de la conclusion brève et abrupte, culbute finale ou salto mortale que souligne le ratatata du tambour: ce gnome était une attraction de cirque ! On notera les accords virulents des cuivres avec sourdine.

 


PROMENADE
 (La bémol majeur - Moderato commodo e con delicatezza).
Réduite à trois périodes, dans les passages harmonisés le thème y devient basse d’harmonie. L’expression et l’orchestration sont plus douces, et la conclusion tendrement rêveuse demeure suspendue sur la dominante... qui prépare la rêverie du « Vieux Château ».

II. IL VECCHIO CASTELLO (sol dièse mineur – Andante molto cantabile e con dolore).
C’est à la tonique mineure (par enharmonie du La bémol majeur de la Promenade) qu’apparaît le tableau d’atmosphère de la noire silhouette d’un château médiéval, au devant duquel un troubadour déroule sa monotone complainte sur la basse obstinée de sa vielle (un sol dièse qui ne nous quittera pas), se découpant sur les feux d’un soleil couchant.
Contrastant avec la Promenade qui se jouait dans le registre sur-aigu, le "Vieux Château" se joue dans le registre grave.
2._Il_vecchio_Castello
En un 6/8 lancinant et berceur de Sicilienne (rythme 6/8 modéré à la manière d’une berceuse, avec le rythme caractéristique croche pointée-double croche-croche).

Dans l'orchestration de Ravel, les bassons violets égrènent la morne litanie à laquelle se superpose bientôt la brûlure crépusculaire du saxophone alto couleur flamme (Moussorgski indique Andantino molto cantabile, con dolore), trouvaille géniale et en même temps si évidente de l’orchestrateur Ravel. Les violons, en sourdine, prolongeront le caractère de rêve, un peu fantomatique du paysage.

Il y a au total sept sections, semblables mais jamais pareilles, et la pédale grave (ce sol dièse omniprésent à la basse) occasionne des frottements dissonants de la plus insigne audace.
Vers la fin, la musique se troue de silences à la place de la mélodie (procédé cinématographique de “caches”), de sorte que la coda donne un “fantôme” du refrain d’origine. 

LA PROMENADE (en Si majeur, ton relatif du ton précédent – Moderato non tanto, pesamente) secoue cette mélancolie à la limite du morbide d’un geste énergique et se limite du reste à deux périodes dont la seconde demeure suspendue sur trois notes distraitement répétées, car notre attention est déjà captée par 

III. TUILERIES. DISPUTE D'ENFANTS APRES JEUX (Si majeur), le plus bref et le plus délicat des dix Tableaux, dépeignant une allée du Jardin des Tuileries, avec une nuée d’enfants et leurs nounous).
Il n’y a ici que deux motifs, une oscillation de tierce descendants noire-croche III.Tuileries
et un dessin de doubles croches que nous retrouverons, l’un dans le « Ballet des Poussins » dans leurs coques (car qui n’a appelé son enfant “mon petit poussin”?), l’autre dans « Limoges » (autre scène de foule en effervescence).
C'est aux hautbois et aux flûtes que Ravel confie le caractère primesautier de l'épisode.

 

III.Tuileries

Au centre de la pièce, un minuscule Trio d’une adorable tendresse voit les petites têtes mendier auprès de leurs mamans ou nounous un bonbon, une caresse...
La sonorité des violons jouant "sulla tastiera" (l'archet près de la touche) auxquels répondent la harpe, les flûtes et les clarinettes, accentue le côté calin de cet épisode médian.

 

Et "Tuileries" se clôt en clin d'oeil sur une pirouette des clarinettes en un arpège preste et rapide.

PAS DE PROMENADE, les deux toiles voisinent sur le même mur. 

IV. BYDLO (sol dièse mineur, ton relatif mineur du précédent – Sempre moderato pesante).
Sous un ciel menaçant et bas, bistre, sépia, verdâtre, voici un lourd chariot polonais aux roues pleines et énormes tiré par des boeufs et escorté par un paysan.
4.-BYDLO

Les accords “glaiseux” tassés dans le grave, le mode mineur éolien alternant avec le phrygien (les modes mineurs éoliens et phrygiens sont deux anciens modes de l’antiquité grecque repris par le plain chant grégorien. Le mineur éolien est une gamme sur les touches blanches du piano en partant du la, le phrygien, en partant du mi), les lourdes croches de la main gauche du piano scandant le pas du cul-terreux, servent de cadre à la mélodie que Ravel a confiée (évidemment, mais c’est génial quand même) au tuba basse, et qui, au sommet de la progression, atteint à une grandeur épique, la voix de tout un peuple.

Vertus propres de la musique (temps et mouvement), il va s’avancer vers nous, passer tout près en un impressionnant crescendo, pour s’éloigner lentement et disparaître.
C’est toute la lourde misère du monde qui s’incarne là, celle qu’évoquera le paysan cagneux décrit par Apollinaire et mis en musique par le jeune Arthur Honegger (“Automne”), et, plus près de nous, le « Pauvre Martin, pauvre misère » de Georges Brassens.
Alors Ravel déchaîne le fracas d’un roulement de tambour s’ajoutant aux timbales et à la grosse caisse: c’est ce ciel bas qui enfin crève et inonde les malheureux de sa “drache”.

Dans la coda, Moussorgski fait à nouveau appel aux “caches” qui “mangent” le thème s’éloignant à l’horizon ; il note « dimin. e ritard. perdendosi ppp ». La dernière tierce ne retombe plus sur la tonique…

PROMENADE (ré mineur – Tranquillo). La sombre rêverie nous a emmenés en compagnie de Bydlo aux confins de l’horizon et même au-delà, et nous emmène dans la tonalité de ré mineur, à l’opposé exact de la tonalité de sol dièse mineur dans le cycle des quintes : la soudure s’est faite hors de notre perception, et d’ailleurs les deux premières notes du thème de Promenade manquent, elles sont restées “là-bas”...

Dans cette variante d’une profonde tristesse, les harmonies parallèles sont déjà celle de La Cathédrale engloutie de Debussy, mais au milieu de la seconde période les sombres pensées sont brusquement chassées par l’irruption du

BAllet-GrandV. LE BALLET DES POUSSINS DANS LEURS COQUES (Fa majeur – Scherzino. Vivo, leggiero), un dessin de Hartmann pour monter au théâtre une scène du ballet Trilby d’après l’œuvre éponyme de Charles Nodier.
Dans le Scherzo, en haute tessiture, l'effectif orchestral est très allégé. Ce sont le bois augmentés de la petite flûte piccolo qui feront frétiller les poussins tandis que se tairont les cuivres et les contrebasses.

5_POUSSINS_A

 

5_POUSSINS_B

Le petit Trio, tout en trilles (Ravel s’y surpasse en matière de raffinement orchestral) est un exemple magistral de tonalité suspendue, d’une modernité hallucinante. Les cors sont de retour ainsi que le célesta, et les tremolos des flûtes seront du plus bel effet.

 

Ce Scherzino présente des liens avec « Tuileries », comme nous l’avons vu (le balancement de tierces) mais aussi avec « La Cabane sur des Pattes de Poule » (les pépiements appoggiaturés des poussins y deviendront... gloussements de poule).

A nouveau, deux tableaux voisinent; il n’y a pas de Promenade avant:

Samuel Goldenberg et Schmuyle
Samuel Goldenberg et Schmuyle

VI. SAMUEL GOLDENBERG ET SCHMUYLE (si bémol mineur - Andante). Voici une scène digne d’un fragment d’opéra sans paroles, confrontant un juif riche, arrogant et avantageux, répondant au nom respectable de Samuel Goldenberg (“montagne d’or”!) et un Juif pauvre, pouilleux et geignard, Schmuyle (Samuel en yiddisch).
La pièce se déroule en mineur juif ou tzigane (gamme avec tierce mineure, quarte augmentée, sixte mineure et septième majeure –do, ré, mi bémol, fa dièse, sol, la bémol, si, do- donc avec deux secondes augmentées –mi bémol-fa dièse et la bémol-si).
Andante, grave, énergique, Samuel Goldenberg s’affirme en un récitatif mesuré aux rythmes violents, saccadés, accentuant son caractère péremptoire, théâtral, son unisson étant rendu par Ravel par une orchestration grave, massive et austère.
5_GOLDENBERG_A

 

Schmuyle répond en ré bémol mineur, son motif rythmique obstiné (curieusement harmonisé en choral russe, semblable à ceux qui jalonneront “La Grande Porte de Kiev”) ayant inspiré à Ravel une autre trouvaille géniale, cette trompette bouchée nasillarde, perçante, insistante, à la fois pitoyable et insupportable.
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Puis les deux personnages parlent en même temps, chacun dans sa tonalité, bien entendu sans s’écouter mutuellement! Dans cette superposition, Goldenberg perd sa liberté récitative de débit, tandis que Schmuyle se fige sur son seul dessin rythmique.

Après une interruption brutale, le riche reste seul l’espace de quatre mesures, semblant s’apitoyer sur la misère commune de la destinée juive (poco ritard. con dolore), mais non, il envoie valser le pauvre avec violence. L’arrêt sec de Ravel est ici plus efficace que la note tenue de Moussorgski.

PROMENADE. Cette reprise quasi-intégrale de la Promenade du début, dans son ton original de Si bémol majeur, qui marque le milieu exact de l’oeuvre, a été supprimée dans la version orchestrée par Ravel. 

VII. LIMOGES, LE MARCHE (Mi bémol Majeur Allegretto vivo, sempre scherzando).
Ce tableau truculent et haut en couleur exigeait impérieusement le temps et le mouvement.
C’est une simple forme à milieu (ABA) avec brève coda (meno mosso sempre capriccioso), mais un exemple magistral de la technique moussorgskienne (et cinématographique) du montage de cinq petits éléments, dont les deux premiers, représentant le tumulte et le caquetage des commères, se rattachent aux “Tuileries”, tandis que les deux suivants, aux rythmes plus saccadés, évoquent disputes, coups et pots cassés (on pense déjà au Till Eulenspiegel de Richard Strauss).
Ravel se montre à nouveau un orchestrateur d'une habileté insoupçonnable. Les cuivres sont là, bien présents avec 4 cors, 2 trompettes; la percussion rassemble triangle, tambour, cymbale, carillon,... et le célesta et la harpe sont au rendez-vous pour une fantastique magie sonore. Les doubles croches permanentes prêtent à l’ensemble le caractère d’une Toccata.
Dans la section centrale les motifs alternent par montage à une allure vertigineuse, et davantage encore juste avant la coda-strette tumultueuse en batteries de triples croches annonçant de près la fin de “La Cabane sur des pattes de poule” et butant comme elle contre un mur. Ici, celui des catacombes, une confrontation brutale de la vie du marché à la mort des catacombes.
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CatacombesVIII. CATACOMBAE (Sepulchrum romanum)
(si mineur Largo), la brutalité de ce heurt se traduit par la deuxième grande rupture de l’oeuvre dans le cycle des tonalités (si mineur à l’opposé de Mi bémol Majeur).
Malgré le titre, c’est des Catacombes de Paris qu’il s’agit dans le tableau de Hartmann, qui s’est représenté lui-même en effectuant une visite à la lueur d’une lanterne à la main. Dans son manuscrit original, Moussorgsky avait écrit : «  l’esprit créateur de Hartmann défunt me mène vers les crânes, les apostrophe – les crânes s’allument doucement à l’intérieur ».
8_CatacombesA

 

Ce morceau, bref mais saisissant, se présente comme une forme ouverte en trois phrases, libre récitatif d’accords sans aucune symétrie périodique, en vives oppositions de registres et de nuances (Ravel y ajoute celles des timbres, dans une couleur d’ensemble dominée par les cuivres graves). Cette musique est à la source même du Largo du Trio de Chostakovitch.
L’analyse harmonique -qui sort de notre propos- révèle des audaces encore plus stupéfiantes que celles des autres tableaux.
Au milieu de la deuxième phrase, de ces blocs d’accords minéraux émerge, l’espace de quatre mesures, une pathétique mélodie que Ravel confiera à la trompette, seule voix humaine interrompue tout aussitôt par la clameur formidable des morts.
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A un silence en point d’orgue s’enchaîne “Cum mortuis in lingua mortua” (si mineur), “Avec les morts en une langue morte”, qui n’est autre qu’une nouvelle PROMENADE déformée rythmiquement. Moussorgski mène ici un ineffable dialogue avec les crânes des morts qui, nous dit-il, luisent faiblement de l’intérieur, hallucination dont on chercherait vainement la trace chez Hartmann. Quant à la musique, nous sommes assez proches de la Promenade succédant à Bydlo, mais environnée de trémolos fantomatiques aux cordes en descente chromatique sur lesquels entrent successivement les hautbois et le cor anglais suivis des bassons, contrebassons et cordes graves que rejoindra vite la clarinette basse
8_Con-mortuis

 

Dans la troisième et dernière période de la pièce, le thème de la Promenade est abandonné, et cette conclusion mystérieuse aux lueurs surnaturelles annonce déjà le Trio maléfique du morceau qui va suivre, et qui enchaîne à une tierce majeure crépusculaire de Si majeur le choc brutal de

Cabane-sur-pattes-de-poulesIX. LA CABANE SUR PATTES DE POULE (Ut majeur - Allegro con brio, feroce).
Le dessin de Hartmann représente une horloge en forme de cabane de la Baba-Yaga (sorcière fantastique) sur des pattes de poule. Moussorgski ajouta le train de la sorcière, cheminant dans son mortier).
La cabane est le séjour de la Baba Yaga, la célèbre et redoutable sorcière des contes de fées russes.
Cette pièce, la plus développée de toutes, est une évocation insurpassée de l’effroi, et dès la brutalité voulue de l’attaque (soulignée par celle des percussions chez Ravel). Défi formidable, haché de silences menaçants : qu’est-ce c’est que cette chose, qu'est-ce que ce monstre?
Expliquons-nous: une poule ne fait pas peur, un éléphant pas vraiment non plus, mais une poule grosse comme un éléphant est tellement contre nature qu’elle terrifie. Or, c’est bien sa taille, puisque la cabane qui lui sert de corps abrite la sorcière! Et ce qui accroît la terreur, c’est son rythme de monstrueuse mécanique, de tic-tac (le tableau de Hartmann représente une pendule destinée à garnir une cheminée, mais Moussorgski transpose à l’échelle de la sorcière, qui est humaine).
La forme est une simple forme ABA avec coda.
A. Feroce et fortissimo indique la partition. Ravel déploie une large orchestration de toutes les cordes et des bois (excepté les flûtes et les hautbois qui interviendront un peu plus tard pour évoquer les gloussements), suivis des vents (cors, trompettes, trombones et tuba) sur lesquels de greffent les percussions (timbales, triangle, tambour, cymbales, tam tam, grosse caisse) qui accentuent la brutalité de l'intervalle peu avenant qui ouvre ce neuvième tableau.
9_Cabane-debut

 

La cabane se met en route. On entend ses piétinements et le battement de ses ailes

Cabane_B

 

puis viennent les gloussements issus de ceux, si mignons, des “Poussins dans leurs coques”.
9_Cabane_CC

 

A l’issue de la progression basée sur ces trois motifs surgit, triomphal et monstrueux, en Ut majeur toujours, le cri stylisé de la Chose, cot-cot-cot-cot-cot-codak que Ravel a rendu par l’éclat des trompettes, cors et trombones beuglant leurs quartes diminuées (fa dièse - si bémol)
9_CABANE-D

 

Cette progression culmine en un étourdissement de battements d’ailes et de plumes (et on pense à la terreur des Oiseaux d’Alfred Hitchcock !), provoquant une véritable panique, une conclusion martelée sur les noires du début menant au

B.
Trio central (Andante mosso), où la peur change de nature.
La “chose” s’est immobilisée devant nous et l’on pressent la présence maléfique de la Baba Yaga tapie à l’intérieur de la cabane, suspense pire que la violence précédente, alimenté par l’obsession des tritons diaboliques (la dièse – mi) et par la permanence d’un thème issu du thème initial mais tonalement indéterminé (Ravel le confie au tuba, aux pizzicati et à la harpe dans l’extrême grave).
Cabane E

 

La musique, déliquescente, “malade”, s’enfonce peu à peu dans un ténébreux marécage, au coeur de la nuit (les Anglais disent “dead of night”).
A. Un coup brutal relance la course de la poule monstrueuse, dans une reprise pleine de modifications de détails, jusqu’à la coda, rappelant à une échelle infiniment agrandie la strette finale de Limoges, nous submergeant, nous étouffant de ses plumes et de ses battements. Tout à coup, le grand jour aveuglant nous arrache au cauchemar. Devant nous:

Grande-porte-GrandX. LA GRANDE PORTE DE KIEV (Mi bémol majeur – Allegro alla breve – Maestoso. Con grandessa).
Le dessin de Hartmann représentait son projet de construction d'une porte d'entrée pour la ville de Kiev, de style ancien russe massif, avec une coupole en forme de casque slave.
Le dernier "Tableau" est un très libre Rondo qui peut se découper en 9 épisodes basés sur trois types de motifs : une marche triomphale, deux intermèdes liturgiques et le retour de la Promenade initiale.

1. La marche triomphale
10_Grande-Porte_I

 

A l'orchestre, les cuivres seuls, au complet, attaquent le thème, dont la simplicité éclatante, péremptoire, s’apparente à celle de la Promenade.

2. 1er Intermède liturgique. Le premier épisode de ce très libre Rondo offre le contraste d’un choral d'une austère liturgie orthodoxe, figé dans l’ailleurs et l’hors-du-monde de la foi. Moussorgski indique senza espressione. Ravel confie cet épisode aux clarinettes et bassons.
10_Grande Porte_II

 

3. La marche triomphale reprend, forte energico, sur des gammes dithyrambiques de croches descendantes sur 5 octaves et 1/2, suivie d’un

4. Second Intermède liturgique fortissimo cette fois, les moines chantant à pleine gorge dans la tonalité de la dominante du premier choral et les flûtes s'ajoutent aux clarinettes et bassons. 

5. Une période de transition de seize mesures sur un ostinato de basses (un intervalle de 10e) opère une gradation rappelant de près le tableau du Sacre de Boris Godounov (commencé en 1868)

10 Grande Porte_III

 

et, s’amplifiant en carillon géant, ramène une dernière fois le

6. thème de la Promenade, glorieux, transfiguré (réduit à sa première période, car il est ensuite comme absorbé dans l’éblouissement de l’hymne. Ravel ajoute des fusées de bois et des glissandi de harpes que le piano ne pourrait faire, et le cortège s’immobilise et scintille devant nous en gammes éblouissantes, comme d’un paon faisant la roue.
Grande Porte IV

 

7. Puis la marche triomphale résonne pour la troisième fois, en valeurs doublées, d’amples triolets de blanches soutenant la mélodie à la manière de gigantesques arcs-boutants. La puissance de cette progression prodigieuse semble sans limites, et même, en une surprenante modulation vers Ut bémol majeur (8. un bref intermède de deux fois deux mesures), la musique semble vouloir s’évader vers le ciel,

10_Grande Porte_V

 

9. Coda (Grave, sempre allargando). Quatrième et dernière apparition de l’hymne, fortissimo, se terminant par un point d'orgue sur le dernier silence et par un dernier accord ajouté chez Ravel, dans le fracas des cloches et du tam-tam.

 


Harry Halbreich et Bernadette Beyne

ECOUTES COMPAREES
Les versions reprises ici sont celle de Sviatoslav Richter lors de son fameux récital à Sofia en 1958 et reprise en CD chez Philips (454 167-2), également accessible en téléchargement sur amazon.fr.
La version orchestrée par Ravel est celle d'Eugene Ormandy à la tête du Philadelphia Orchestra paru chez Columbia (MS 7148) et également accessible en téléchargement.

Afin d’affiner votre écoute et vous permettre d’apprécier comment une même oeuvre peut être traduite différemment à travers la sensibilités de ses interprètes, nous vous invitons à l’écoute comparée des Tableaux d’une Exposition dont voici quelques références actuellement disponibles en versions économiques:

Version originale pour piano de Modest Moussorgski (1874)
- Vladimir Horowitz chez RCA ou Urania.
- Byron Janis (enr. 1961) chez Mercury (couplé à la version orchestrale par l’Orchestre Symphonique de Mineapolis dirigée par Antal Dorati).
- Shura Cherkassky chez BBC Legend
- Mikhaïl Pletnev chez Virgin Classics
... Les versions ne manquent pas !...

Version orchestrale de Maurice Ravel (1922)
- cfr. plus haut (Byron Janis)
- Orchestre Symphonique de Chicago, dir. Fritz Reiner chez RCA
- Orchestre Philharmonique Tchèque, dir.: Karel Ancerl chez Supraphon
- Orchestre Symphonique de Chicago, dir.: Georg Solti chez Decca
- Orchestre Symphonique de Chicago, dir.: Seiji Ozawa chez RCA

ECOUTES COMPLEMENTAIRES
Moussorgski
- Airs et airs d’opéras russes (Boris Christoff, orchestre et chefs divers)/EMI 7642522
- Boris Godounov (opéra - versions 1869 et 1872), solistes, Choeur et orchestre du Kirov, dir.: Valery Gergiev/Philips 462 230-2
- Chants et Danses de la mort. Vichnevskaya, Orchestre Philharmonique d’Etat de Gorki, dir.: Mstislav Rostropovitch/Melodiya 53237 2

Ravel
- Gaspard de la Nuit (« Ondine », « le Gibet », « Scarbo ») et oeuvres diverses, Martha Argerich (piano) chez DG
- Les concertos pour piano, London Symphony Orchestra, dir.: Claudio Abbado, Martha Argerich (piano)
- Le Bolero, Boston Symphony Orchestra, dir.: Seiji Ozawa chez DG
- L'Oeuvre pour orchestre (intégrale en 3CD), Orchestre de Paris, dir.: Jean Martinon chez Warner Classics.

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