Notre Dossier Prokofiev (3) : les Concertos

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Le jeune lauréat du Prix Rubinstein (Coll. Oleg Prokofiev)

Comme Beethoven, Prokofiev composa, entre 1912 et 1932, cinq concertos pour piano, les trois premiers durant sa période russe, les deux derniers en Occident. Dès le Premier Concerto, sa griffe est apposée même si les cinq oeuvres du genre se déclineront différemment; seul le 3e est en trois mouvements classiques. Dans ses écrits, Prokofiev donne lui-même beaucoup de renseignements quant à la composition de ses Concertos.

LES 5 CONCERTOS POUR PIANO

A propos du Premier, opus 10, il écrit: “Il est peut-être la première de mes compositions qui ait quelque maturité quant à la conception et à la réalisation. Primo par les moyens utilisés pour équilibrer le piano et l’orchestre; secundo dans la forme: un allegro de sonate avec une introduction répétée après l’introduction et à la fin, un andante inséré avant le développement (ce développement dans la forme d’un Scherzo) et une cadence qui introduit la récapitulation finale”.
D’un seul tenant, le Concerto est subdivisé en plusieurs parties internes à la manière du 2e Concerto de Liszt pour rejoindre la forme classique du vif-lent-vif. Prokofiev le donna lors des concerts publics des lauréats du Conservatoire sous la direction de Tcherepnine et la création publique eut lieu le 7 août 1912 à Moscou lors des concerts Sokolniki. Il provoqua le scandale comme il le fera quatre mois plus tard à New York: “le Chopin-cosaque des générations à venir”, “le compositeur livre bataille au clavier, et ce duel entre les doigts qui s’agrippent et les touches du piano qui n’en peuvent mais provoque la mort de la consonance” (New York Times du 11/12/1912). C’est cependant avec son 1er Concerto que Prokofiev remporta en 1914 le Concours de piano Rubinstein et, non sans humour le compositeur commentait: “Mon concerto pouvait frapper l’imagination des examinateurs par la nouveauté de sa technique, ou simplement ils pouvaient ne pas comprendre comment j’en étais venu à bout…”.

PROKO4Un an plus tard, Prokofiev s’adonnait à la composition de son 2e Concerto, tout autre, de grande envergure en quatre mouvements et deux grandes cadences. Il tint lui-même la partie de piano lors de sa création le 23 août 1913 à Pavlosk. Dans le Journal de Saint Pétersbourg, on pouvait lire sous la plume de Nestiev: “Que le diable emporte cette musique futuriste! Nous voulons écouter quelque chose d’agréable. Nos chats font la même musique à la maison!” Le manuscrit fut détruit et Prokofiev réécrivit le Concerto dix ans plus tard, en 1923. Sans doute en remania-t-il certains passages sans toutefois en gommer l’option futuriste et c’est cette version, créée à Paris lors des concerts Koussevitzky, que nous connaissons.
Le premier mouvement débute sur un Andantino aux cordes “con sordino” et clarinettes en pizzicato sur lesquelles entre le piano en mesure ternaire, “narrante” tel un conte issu de vieilles légendes. Tout va “cantando e espressivo” lorsqu’entre, allegretto, un nouveau thème plus rythmique, “con eleganza”. C’est ensuite que vient cette énorme cadence tant redoutée des pianistes, grand développement du premier thème qui occupe à peu près la moitié du mouvement: piano exploité dans toute sa tessiture, jeux des pouces, fulgurance des traits, glissandi, et l’orchestre revient au plus fort du déchaînement pianistique pour ensuite faire aboutir le mouvement sur le premier thème revenu dans son climat initial de conte sur accompagnement de quintes.
Comme l’ampleur de la cadence du premier mouvement, le second mouvement, Scherzo, est unique dans l’histoire de la littérature pour piano: une merveille d’horlogerie, près de 200 mesures en 2/4 aux deux mains parallèles en doubles croches sans aucun répit sur lesquelles viennent se greffer de petites audaces des cordes et des vents, autant de touches de couleurs, de grincements des anches,… Prokofiev joue sur les dynamiques d’intensité: crescendo, decrescendo, piano subito, forte subito,… dans une extrême délicatesse. L’Intermezzo, troisième mouvement, est une lourde marche “pesante” de carrure très affirmée sur laquelle entre le piano dans un discours cahotant avant de s’alanguir; le piano et l’orchestre suivent chacun leur route, semblent se retrouver pour se détourner à nouveau. Piano et orchestre entrent à l’unisson pour le dernier mouvement “Allegro tempestoso” d’une ampleur égale au premier. Subtils jeux rythmiques, grands déploiements d’octaves sur toute la tessiture de l’instrument. “Meno mosso”, le climat s’assombrit, le temps se ralentit, le piano chante en solo un simple chant qui, comme s’ouvrait le Concerto, semble émaner de vieux contes populaires; l’orchestre rejoint le piano, l’ensemble s’anime vers un grand crescendo. A nouveau, grande cadence du piano qui reprend des éléments de la première cadence et le Concerto se termine dans un grand déploiement d’énergie vitale et sonore ponctuée de coups de grosse caisse.
Francis Poulenc disait tout simplement: “que j’aime ce concerto” qu’il jouait à deux pianos avec le compositeur. Dans la revue Mouzika, Siloti n’était pas du même avis: “Je ne veux pas inviter Prokofiev à jouer son 2e Concerto car cela m’obligerait à diriger l’orchestre, ce qui est au dessus de mes forces. La musique de Debussy dégage un parfum, mais celle-ci pue”. Mais rappelons que Prokofiev n’aimait pas les parfums de Debussy.
Avec ce 2e Concerto, il est dans la cour des grands et il est intéressant de constater que cet immense Concerto, qui ne dépasse toutefois pas la demi-heure est contemporain de la 5e Sonate, celle que nous assimilions plus haut à une Sonatine par sa simplicité. Deux faces du même homme.
Comparant ses deux premiers Concertos, Prokofiev écrivait: “Ces Concertos peuvent être grosso modo divisés en deux catégories. 1° la partie solo est bien coordonnée mais moins intéressante pour le soliste (par exemple le Concerto de Rimski-Korsakov) 2° la partie solo est excellente mais l’orchestre ne sert que d’accompagnement (par exemple les Concertos de Chopin). Mon premier Concerto est plus près de la première catégorie, mon deuxième de la seconde”.

PROKO2Mieux accueilli que les deux premiers, le 3e Concerto fut créé à Chicago le 16 décembre 1921 avec le compositeur au piano. Sarcastique, Prokofiev commentait cette réussite: “le public ne le comprit guère mais le soutint quand même”. Le Daily Herald commentait: “le plus beau concerto moderne pour piano”. Par contre, à New York, il connut un total échec puis un accueil triomphal à Paris le 28 avril 1922 sous la direction de Serge Koussevitzki le 28 avril 1922, à Londres en mai et à Moscou en 1927. On dit que dans la salle, Ravel aurait été “agacé par ce succès”. Le 3e Concerto fut terminé en 1921 au cours d’un séjour en Bretagne du compositeur en compagnie de sa mère et proche du poète Constantin Balmont qui le décrivait: “Le Scythe invincible frappe dans le tambourin du soleil”.
De facture classique en trois mouvements, une part de ce Concerto est écrit d’”après de vieux cahiers”: le thème de l’Andante était noté depuis 1913, les deux premières variations depuis 1916-17 et les thèmes du finale étaient prévus en 1918 pour un quatuor qui ne fut pas réalisé.
Le premier mouvement débute “andante” sur une douce cantilène au ton très russe joué par la clarinette; les cordes partent très vite dans un tempo accéléré pour faire entrer le piano et son thème percussif; le deuxième thème adopte un ton plus sarcastique et un calme relatif ponctué par les castagnettes. Une partie centrale, Andante, ramène la cantilène initiale de l’introduction, harmonisée de façon plus dense et plus développée avant de conduire à la réexposition des deux thèmes en virtuosité déployée, accords martelés, et la coda reprend le trait de départ fusant des cordes pour terminer le mouvement en ff.
Les 18 mesures du thème du deuxième mouvement sont énoncées à la flûte et à la clarinette et variées cinq fois, autant de facettes de l’art de Prokofiev. La première variation est harmonisée dans le style de Gershwin et reprise ensuite aux bois sur trilles du piano. Dans la deuxième variation, c’est la trompette qui prend le thème sur des traits “tempestoso” du piano développant stridences et difficultés techniques. Dans la troisième, le thème est à l’orchestre, légèrement modifié, tandis que le piano développe des triolets en contretemps accentués. La quatrième est toute de délicatesse, le piano traçant un tissu ornemental “delicatissimo” sur le climat méditatif donné par les cors. En contraste, la cinquième variation est menée par la mécanique impitoyable du piano “energico” avant l’épisode final qui reprend le thème aux flûtes et clarinettes sur des accords staccatos et continus en pianissimo du piano.
Le troisième mouvement est globalement de forme ABA et s’ouvre sur un thème énergique, assez frustre et d’allure populaire à l’orchestre qui sera rapidement paraphrasé par le piano dans une carrure rythmique très carrée. Le deuxième thème se partage entre le piano et le violon. Et puis, le piano reprend à son compte le premier thème et le développe au long d’un parcours dialogué avec l’orchestre. La partie B contraste par son lyrisme exposé aux bois et qui va s’amplifier de plus en plus tant à l’orchestre qu’au piano pour clôturer fff cette partie B avant la reprise de A où piano et orchestre s’unissent pour clôturer en apothéose de traits virtuoses, d’octaves et accords le Concerto, triple forte dans l’extrême aigu du clavier.
Le critique Boris Assafiev ne cache pas son enthousiasme: “L’humeur foncière de ce concerto est radieuse, vivifiante. La rythmique est clairement articulée. Est également constamment présent le contraste propre à l’écriture de Prokofiev –un torrent sonore qui coule, insouciant, et se réfracte contre les dentelures mordantes d’épisodes grotesques”, et de parler de “la perfection expressive d’un primitif”.
Et Francis Poulenc, à propos de la tonalité de do majeur de ce Concerto: “Je ne sais plus qui a surnommé Prokofiev le “poète des touches blanches”. C’est exact […] Outre que ce ton correspond admirablement au jeu à ras du clavier de Prokofiev, il lui permet de surcharger ce ton blanc de vigoureuses harmonies bariolées. Il n’y a pas de polytonalité chez Prokofiev, ce qui ne l’empêche pas à l’occasion de fondre, de façon criarde, un accord parfait de la majeur avec celui de ré mineur”.

Le Quatrième Concerto fait un peu figure à part puisqu’il répond à une commande, celle de Paul Wittgenstein qui avait perdu le bras droit durant la guerre 1914-18 et qui fit une même commande à Ravel et Richard Strauss. C’est de façon peu sympathique que le dédicataire en accusa réception: “Je vous remercie pour le Concerto, mais je n’y comprend pas une note et je ne le jouerai pas”! Prokofiev oublia l’œuvre qui ne fut créée qu’après sa mort, le 5 septembre 1956, à Berlin, par Siegfried Rapp d’après le manuscrit du dédicataire.
Composée de quatre mouvements à l’équilibre inhabituel –environ 12 minutes pour l’Andante et 1 minute et demie pour le Vivace final- la partie orchestrale se trouve allégée par rapport aux autres Concertos. Le Vivace initial est une toccata légère sur une mélodie rythmique bondissant sur toute l’étendue du clavier.
L’Andante, d’un très beau lyrisme tout en tendresse et délicatesse dans la nuance piano, hume déjà les parfums des scènes d’amour, la douceur des ambiances nocturnes de Roméo et Juliette, auquel Prokofiev s’attachera quatre années plus tard. Le Moderato qui suit est en plusieurs épisodes, alterne vigueur et lyrisme, au départ d’un thème alerte et primesautier; la partie de piano ornemente la partie orchestrale et dans le finale, Vivace, Prokofiev pousse à l’extrême le procédé cyclique en ouvrant ce court mouvement par le thème d’entrée du Concerto.
Dix années séparaient ce 4e Concerto du 3e.

Un an séparera le 4e du 5e. Laissons parler le compositeur: “Si l’on excepte le Concerto pour la main gauche, il y avait dix ans que je n’avais pas écrit un Concerto pour piano. Depuis lors, ma conception du traitement de cette forme avait quelque peu évolué, quelques idées nouvelles m’étaient apparues et, en fin de compte, j’avais accumulé bon nombre de thèmes importants et vigoureux dans mon carnet de notes. Je n’avais pas l’intention d’écrire un Concerto particulièrement difficile et je voulais d’abord appeler cela “Musique pour piano et orchestre”, en partie pour éviter une confusion dans les numéros de Concertos; mais finalement, il s’avéra que mon ouvrage se compliquait, en vérité, comme ce fut le cas pour un grand nombre de mes compositions de cette période”. Et Prokofiev de poursuivre sur son travail intense pour trouver une “nouvelle simplicité”. Parade vis-à-vis de la critique soviétique dont il savait qu’elle n’appréciait pas l’œuvre? Toujours est-il que ce 5e Concerto est moins une œuvre “pour pianistes” malgré son extrême difficulté, notamment dans l’agencement entre le soliste et l’orchestre, le piano s’enchâssant dans l’orchestre.
C’est à Berlin que Prokofiev le créa le 31 octobre 1932 sous la direction de Furtwängler et, dans la salle, Igor Stravinski et Arnold Schönberg. Par rapport aux autres Concertos, la thématique est moins affirmée, les thèmes sont nombreux et les développements plus resserrés.
En cinq mouvement, l’Allegro con brio de départ donne l’entrée au piano sur un thème abrupt et percussif; l’orchestre prend une part importante à l’ensemble et la partie centrale du mouvement se surprend de couleurs impressionnistes. Le “Moderato ben accentuato” qui suit est une marche parodique d’une écriture simple. Le troisième mouvement se présente comme un interlude central, “Toccata-Allegro con fuoco” qui démarre sur le thème initial du premier mouvement; ensuite, le piano se répand en éclaboussures de dissonances sur toute l’étendue du clavier, prend des allures hallucinatoires, en contraste avec le “Larghetto” qui le suit en quatre parties et une coda.
La première partie développe un beau thème lyrique énoncé en octaves claires repris par les flûtes; la deuxième partie développe des arpèges en style de toccata; pour la troisième, Prokofiev réserve une partie de piano solo sur 17 mesures de larges accords déployés “pesante” que va rejoindre l’orchestre évoquant les vastes steppes de Russie. La quatrième partie donne le thème aux flûtes et aux clarinettes qu’arpège le piano dans un aigu ensoleillé tandis que la coda revient au lyrisme qui commençait le mouvement et s’achève sur des arpèges pp du piano. Le dernier mouvement est un Vivo d’allure populaire “piu tranquillo” dans lequel Prokofiev trouve des sonorités auxquelles il ne nous avait pas habitués, un pp legato dont la subtilité de jeu des deux mains retrouve la sonorité du célesta en dialogue avec les deux bassons.
Poulenc: “J’aime sa franchise et l’extrême justesse de touche de son orchestration. Je pense ici tout spécialement à la sonorité exquise de deux seuls bassons aigus au milieu d’un piano translucide”. Malgré ses cinq mouvements, le Concerto ne dépasse pas la demi-heure, comme les quatre autres Concertos, dont le Premier est particulièrement court –environ 15 minutes. Moins futuriste et moins emporté que ses aînés, c’est ici que Prokofiev mettait la touche finale aux œuvres concertantes pour son instrument de prédilection. C’est au violon et au violoncelle qu’il s’adressera ensuite, avec moins d’abondance cependant.

LES 2 CONCERTOS POUR VIOLON

Quinze années séparent la composition des deux Concertos pour violon, semblables de facture et de langage. Les esquisses du Premier Concerto en Ré majeur, comme la Symphonie classique qui lui est contemporaine, remontent à 1915 et puis, Prokofiev délaissa la partition pour se donner à celle du Joueur, opéra d’après la nouvelle de Dostoïevski, et la reprit pour la terminer en 1917.
En ces années 1915-1917, Prokofiev est dans une passe de frénésie de composition: “Je noircissais environ dix pages de partition par jour; dans les passages les plus simples, j’atteignais jusqu’à 18 pages”.
Le Premier Concerto pour violon est de coupe classique en trois mouvements: un Andantino en forme d’allegro de Sonate, un Scherzo et un Moderato, formant une grande arche lyrique. La pièce devait être crée en 1917 mais pour cause de Révolution, elle le fut six ans plus tard à Paris par Marcel Darrieux sous le direction de Serge Koussevitzky. L’œuvre séduit par la virtuosité expressive de la partie soliste, en parfait équilibre avec la partie orchestrale d’une belle lisibilité. Conseillé lors de sa composition par le violoniste polonais Paul Kochanski qui enseignait au Conservatoire de Petrograd, le Concerto utilise toutes les possibilités de l’instrument: sons harmoniques, pizzicati à l’archet, traits virtuoses, trilles, accords, arpèges brisés, staccato, “sul ponticello con tutta forza” (l’archet près du chevalet et de toutes ses forces) dans le 2e mouvement… mais sans jamais nuire ni à l’expression ni au lyrisme.
Si Prokofiev fut un pionnier dans le renouvellement du jeu pianistique, il a laissé au violon son attribut de chant et de souplesse. Un véritable intermède lyrique dans sa production qui, s’il ne révolutionne pas l’esthétique de la littérature du violon, s’impose comme un grand concerto du XXe siècle.

Répondant à la commande d’un groupe qui soutenait le violoniste Robert Soeten, le Deuxième Concerto en sol mineur, de même facture que le Premier (18 ans les séparent) et poursuivant la lignée des Concertos de Brahms et de Beethoven, est contemporain du ballet Roméo et Juliette et du Concerto à la mémoire d’un ange d’Alban Berg. Il fut créé à Madrid par le dédicataire sous la direction d’Enrique Fernandez Arbos le 1er décembre 1935 lors d’une tournée de concerts qu’accompagnait le compositeur et qui le conduisit en Espagne, au Portugal, en Algérie et en Tunisie. Les deux premiers mouvements, lyriques, s’opposent au troisième, de forme Rondo, essentiellement rythmique, dans lequel on retrouve le Prokofiev motorique, à la bonne humeur frénétique, ne ménageant pas les surprises, les dissonances auxquelles se joint le jeu des castagnettes.

LA SYMPHONIE CONCERTANTE ET LE CONCERTO POUR VIOLONCELLE

Avec Mstislav Rostropovitch, Moscou 1952
Avec Mstislav Rostropovitch, Moscou 1952

La Symphonie concertante pour violoncelle et orchestre op. 125 que nous connaissons bien est le fruit d’un long cheminement.
En 1934, à Paris, à la demande de Gregor Piatigorsky, Prokofiev fit les premières ébauches d’un Concerto pour violoncelle qu’il abandonna provisoirement: “A vrai dire”, dit-il à son ami, “je suis incapable d’écrire de la musique ici, cela ne marche pas, tout simplement. Je dois rentrer en Russie…”. Il le reprit à son retour en URSS en 1938 après qu’il eût achevé sa grande Cantate Alexandre Nevsky. Lors de sa première audition le 26 novembre 1938, le Concerto en trois mouvements -tout à fait différent de la version de 1934 dont il ne reprit que la moitié du matériau- rencontra l’indifférence des critiques y jugeant des carences dans le développement, en dépit d’épisodes richement mélodiques.
Prokofiev remania l’œuvre en 1940, lui ajoutant notamment une cadence dans le troisième mouvement, mais celle-ci resta néanmoins dans l’oubli. Elle fut rejouée en Russie en 1947 par Rostropovitch avec accompagnement de piano.
Prokofiev apporta d’importantes corrections à la partition qui fut exécutée le 18 février 1952 à Moscou sous forme de “Concerto n°2 pour violoncelle et orchestre”; Rostropovitch était au violoncelle, Sviatoslav Richter dirigeait l’orchestre. C’était la dernière fois que l’on pu voir Prokofiev au concert. Suite à l’amitié qui se noua entre le compositeur et Rostropovitch qui n’appréciait pas trop le Concerto, ni dans sa première, ni dans sa deuxième manière, Prokofiev opéra une refonte totale de son Concerto tout particulièrement de point de vue de l’orchestration et la recomposition de son troisième mouvement et l’œuvre devint, par l’importance qu’y prit l’orchestre, la Symphonie concertante pour violoncelle et orchestre op. 125 que Prokofiev n’eut pas l’occasion d’entendre.
L’amitié entre le compositeur et le violoncelliste -qui s’était concrétisée notamment par la défense et l’aide qu’apporta le Rostropovitch à Prokofiev lorsque celui-ci fut lâché par le régime à la fin de sa vie- avait inspiré à Prokofiev toujours avide de composition de nouveaux projets: la Sonate pour violoncelle et piano de 1949, la Symphonie concertante dont il est ici question, un Concertino pour violoncelle et orchestre, et une Sonate pour violoncelle seul, ces deux derniers projets restant inachevés.
Si la Symphonie concertante connaît de nombreux enregistrements, le Concerto connut une première au disque en 2001 (CHAN 9890) avec Alexander Ivashkin au violoncelle et le Russian State Symphony Orchestra dirigé par Valery Polyanski (couplé au Concertino dont Prokofiev ne termina que le second mouvement de la partition de piano et n’eut même pas le temps d’ébaucher la partition orchestrale. Elle est donnée ici dans une version réélaborée par Vladimir Blok et Alexander Ivashkin avec une cadence d’Alfred Schnittke).
L’écoute du Premier Concerto pour violoncelle et de la Symphonie concertante nous fait entendre une différence radicale entre les deux œuvres, même si de nombreux thèmes du Concerto op. 58 se retrouvent dans la Symphonie concertante op. 125 dont déjà le début du premier mouvement, l’Andante qui emprunte son thème à la scène d’adieu de Roméo et Juliette de 1935 mais ici, le développement est nettement plus important que dans le Concerto. Dans la Symphonie concertante, c’est le deuxième mouvement, allegro giusto, qui occupe la part la plus importante réservée au Finale dans le Concerto, Finale composé dans l’une et l’autre œuvre d’une série de Variations travaillées toutefois dans un esprit très différent. Dans le Concerto, Prokofiev déploie un kaléidoscope de mélodies et d’épisodes puisés dans les mouvements qui précèdent, alors que dans la Symphonie concertante, le traitement du thème principal est beaucoup plus dense et plus concis.
En réponse à la critique de Vladimir Zakharov, compositeur officiel et médiocre qui lui reprochait de ne pas être doué pour la mélodie, Prokofiev reprend dans l’épisode central de l’opus 125 une mélodie banale d’une chanson populaire soviétique, procédé compositionnel fréquent dans l’Union Soviétique de Jdanov. Et là où on peut entendre le mieux l’apport de Rostropovitch à la composition de la Symphonie concertante, c’est dans la partie soliste de l’opus 125 beaucoup mieux adaptée au jeu de l’instrument alors que celui-ci présentait, dans l’opus 58 des passages quasi impossibles à jouer.
Une différence radicale entre les deux visions d’une même œuvre à quatorze années d’intervalle, l’opus 58 adoptant le profil d’une œuvre de musique de chambre emplie de charme, avec son jaillissement d’idées brillantes et étincelantes typiques de l’exubérance de Prokofiev, qui se transforme en une œuvre monumentale, plus maîtrisée dans son développement, plus concise, plus conséquente dans son orchestration, pour devenir une des grandes œuvres du répertoire concertant pour violoncelle.
Serge Prokofiev, inlassable à la tâche, nous quittait quelques mois plus tard sans avoir entendu son œuvre.
Bernadette Beyne

“Les principales caractéristiques de son jeu étaient la virilité, l’assurance, une volonté incoercible, un rythme d’acier, une étonnante puissance sonore –parfois difficilement supportable lorsque le local était de dimensions réduites-, un comportement “épique” exempt de tout raffinement et intimisme -d’ailleurs on n’en trouve guère dans sa musique- pourtant mêlé à une étonnante faculté d’aller “jusqu’au bout du lyrisme”, de faire ressentir par l’auditeur la poésie profonde d’une œuvre, la nostalgie, la méditation, l’amour de la nature, enfin une sorte d’inexprimable chaleur humaine. Sa maîtrise technique était phénoménale… Prokofiev au clavier n’était jamais le même chez lui et sur une estrade de concert; il affublait alors d’un “habit de soirée” sa personne et sa réelle capacité émotive”. Heinrich Neuhaus à propos du jeu de Prokofiev (1953)

1. Sergueï Sergueïevitch Prokofiev en perspective 
2. Prokofiev, un symphoniste méconnu

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