NOUVELLE RUBRIQUE : Musiques en Pistes

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Partir avec un guide à la découverte ou la redécouverte d'une oeuvre du répertoire, pister les thèmes et leurs agencements, les astuces de leur composition, retrouver le contexte de sa création, le génie du compositeur, pour une écoute enrichie, renouvelée. C'est toute la joie musicale que nous vous souhaitons.
Première oeuvre à l'écoute : le Concerto pour piano en la mineur op.54 de Robert Schumann. 

1. Le Concerto pour piano de Schumann : chronique d'une composition

Le concerto pour piano de Schumann est sans conteste un des sommets du genre ; mais il est aussi le témoignage musical d’une belle histoire d’amour. On n’en veut pour preuve que Clara Schumann, l’épouse si longtemps attendue et la créatrice de l’œuvre, s’en réserva longtemps le quasi-monopole de l’interprétation.
C’est en 1827 qu’un Robert Schumann de 17 ans vient étudier le piano chez Friedrich Wieck à Leipzig. Il y rencontre sa fille Clara, alors âgée de 8 ans, déjà jeune prodige reconnu du piano.

En janvier 1833, à 13 ans, Clara Wieck compose un Concertsatz pour piano et orchestre en la mineur qu’elle jouera pour Mendelssohn. Très vite, elle le précède d’un mouvement lent, belle cantilène du piano solo, qui, dans sa reprise, entame un émouvant dialogue avec le violoncelle solo. Cet Adagio et finale, elle le fera entendre à Franz Xaver Mozart, le fils de Wolfgang. On sait que c’est déjà Robert qui prend en charge l’orchestration du finale. Le 9 novembre 1835, après y avoir ajouté un allegro initial de forme rhapsodique, Clara crée à 16 ans ce concerto en trois mouvements au Gewandhaus de Leipzig sous la direction de Felix Mendelssohn. Il sera dédié à Ludwig Spohr et recevra le numéro d’opus 7[1] dans un catalogue qui n’en comportera que 23.

Si l’oeuvre ne s’est malheureusement pas maintenue au grand répertoire, elle mérite toutefois une attention particulière par son influence, entre autres, sur le Liszt du Concerto en mi bémol op. posth. de 1839 mais aussi par de nombreuses coïncidences qui apparaissent dans le futur opus 54 de Schumann.
Ainsi, les deux artistes ont d’abord conçu leur œuvre concertante en un seul mouvement (le troisième pour Clara, le premier pour Robert), l’accompagnement du violoncelle solo dans les deux seconds mouvements ou encore la fréquence des passages de la mineur en la bémol majeur.

1835, l’année de la création du concerto de Clara, est aussi le moment où Robert découvre son amour pour la jeune pianiste alors âgée de seize ans. Les cinq années qui suivent seront difficiles pour l’un et pour l’autre vu l’opposition du père de Clara à un éventuel mariage.

Le jeune Schumann manifeste aussi sa fascination pour la forme du concerto pour piano. On a retrouvé pas moins de quatre esquisses de quelques mesures de concertos pour piano (en mi mineur, fa mineur, mi bémol et do mineur) écrites entre 1827 et 1829. Plus important, un mouvement en fa majeur est presque terminé entre 1829 et 1831[2]. Il reflète toujours l’esprit des concertos virtuoses du moment qu’ils soient de Field ou de Hummel auquel, semble-t-il, cette composition aurait été dédiée.
Ensuite, Robert n’écrit plus rien dans le genre concertant pendant huit longues années.

Mais si lui se tait, c’est la bien-aimée Clara qui, comme nous venons de le voir, prend la relève avec son Concerto op. 7 auquel il collabore. Et, en 1839, Robert s’est fait une claire opinion du rôle de la formule concertante et s’y risque à nouveau. Il écrit à Clara le 25 janvier 1839 à propos d’un concerto qu’il lui destine : « Au sujet du concerto, je t’ai déjà dit que c’est quelque chose d’intermédiaire entre la symphonie, le concerto et la grande sonate; je vois que je ne peux pas écrire un concerto en vue d’un virtuose, il faut que je songe à autre chose. »

Tant le concerto en fa majeur que le mouvement en ré mineur ont été enregistrés. L’œuvre est aujourd’hui éditée [3]. C’est déjà du grand Schumann ; le mouvement (en ré mineur) débute par cinq accords du piano solo[4], le premier déjà sur la dominante[5] (la majeur), une formule qu’il reprendra dans son Concerto op. 54 et qui rappelle inévitablement le précédent historique de l’ouverture du Don Giovanni de Mozart. Ex3

Le second thème lyrique chanté par les clarinettes et les bassons est une citation presque textuelle du Der dichter spricht des Scènes d’enfants op. 15.

Ex2

La même année, Robert Schumann précise sa pensée dans la Neue Zeitschrift der Muzik :
Le nouveau jeu du piano veut, par bravade, dominer la symphonie à l’aide de ses seuls moyens propres, et c’est là qu’on peut chercher la raison du fait que la dernière époque n’ait donné naissance qu’à si peu de concertos pour piano et, en général, à si peu de compositions originales avec accompagnement. Notre journal, depuis sa création, a référencé pratiquement tous les nouveaux concertos pour piano ; dans les six dernières années, il n’y en a eu que seize ou dix-sept – un petit nombre par rapport aux années précédentes. Les temps changent donc. Ce qui fut jadis considéré comme un enrichissement des formes instrumentales, comme une invention importante, est maintenant volontairement relégué. Si le concerto de piano avec orchestre devenait absolument obsolète, on devrait à coup sûr appeler cela une perte ; mais, d’un autre côté, nous ne pouvons critiquer les pianistes lorsqu’ils affirment : « nous n’avons aucun besoin d’aide ; notre instrument peut produire tous les effets souhaités seul ». Nous devons donc attendre avec confiance le génie qui nous montrera, d’une nouvelle et brillante manière, comment l’orchestre doit être lié au piano. De cette manière, l’autocrate au clavier sera en mesure de révéler toute la richesse de son instrument, tandis que l’orchestre, mieux qu’un spectateur, ajoutera la touche artistique finale par ses multiples capacités expressives.

La période reste sentimentalement lourde car Friedrich Wieck ne veut toujours pas du mariage de sa fille avec Robert et ce sera une décision de justice qui leur permettra de se marier le 12 septembre 1840.

L’homme et l’artiste sont mûrs. Et le génie que Robert évoquait dans la Neue Zeitschrift der Muzik, ce sera lui-même. Il compose en 1841 sa Fantaisie pour piano et orchestre en la mineur. L’œuvre est créée au Gewandhaus de Leipzig le 13 août 1841 par Clara, enceinte de huit mois et demi de l’aînée de leurs huit enfants, Marie ; Ferdinand David, le dédicataire du concerto pour violon de Mendelssohn, assure la direction de l'orchestre.

Quatre ans plus tard, c’est cette Fantaisie qui deviendra sous une forme légèrement modifiée le premier mouvement Allegro affetuoso du Concerto op. 54 complété alors par un Intermezzo - Andante grazioso et un Allegro vivace final.
Dans la forme qu’on lui connaît toujours aujourd’hui, le Concerto sera aussi créé par Clara, le 4 décembre 1845 à l’hôtel de Saxe à Dresde sous la direction de Ferdinand Hiller, dédicataire de l’œuvre. Clara le rejouera un mois plus tard, le 1er janvier 1846, au Gewandhaus de Leipzig sous la direction cette fois de Felix Mendelssohn.

Quelques différences entre la Fantaisie de 1831 et le premier mouvement du Concerto de 1835

Les différences entre les deux versions ne sont guère nombreuses ; les deux partitions ont la même structure et comportent exactement le même nombre de mesures (à l’exception de la cadence qu’un des manuscrits raccourcit d’une dizaine de mesures).
La différence la plus significative s’entend dès la première mesure. Dans la Fantaisie, l’unisson initial de l’orchestre n’existe pas ; seule une appogiature ré♯–mi accompagne les deux premiers accords du piano et positionne la dominante mi en dissonance avec l’accord de Fa Majeur du piano en accentuant ainsi l’instabilité du trait. Il n’y a aucun doute, la solution choisie pour le Concerto est nettement plus dramatique ; à l’audition comparée, la réalisation de cette version préliminaire qu’est la Fantaisie choque quelque peu.
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On le constate dès le début avec cette dominante (mi) de la (la mineur étant la tonalité du 1er mouvement) à l’orchestre, prolongée jusqu’à la seconde mesure : l’orchestre est souvent plus présent dans la Fantaisie et obscurcit parfois la clarté du discours du piano ; c’est encore le cas d’interventions du basson avant l’énoncé du second thème ou de la clarinette quelque peu après. Les idées du développement sont les mêmes mais traitées de façon plus simpliste dans la Fantaisie, laissant parfois l’impression de traits trop mécaniques. Le Concerto y remédiera de façon géniale en soulignant la progression harmonique comme le montre la comparaison de deux partitions :
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Ex4Bis2En quatre années, Schumann a acquis la complète maîtrise du clavier et de l’orchestre. Le Concerto est plus contrasté et révèle un équilibre « chambriste » que la Fantaisie ne présente pas toujours.
Quoiqu’il en soit, la Fantaisie est déjà une esquisse presque parfaite du chef-d’œuvre à venir. Schumann y domine parfaitement la grande forme et y expérimente un schéma formel identique à celui que Liszt utilisera, bien plus tard, dans sa Sonate en si mineur de 1852 : une succession de quatre mouvements – allegro, adagio, scherzo et finale intégrés, comprimés en un seul mouvement de sonate avec exposition, développement et récapitulation.

La structure et l’unicité du concerto

On sait que Schumann a mis dans sa musique de piano le plus pur de son génie. Son Concerto en la mineur de 1845 est au piano ce que le Concerto pour violon en mi mineur de Mendelssohn de 1844 est au violon : un chef-d'œuvre essentiel du répertoire. Cette réussite est due à l’omniprésence d’un superbe thème initial et de ses développements.

Ex5

André Boucourechliev le dit admirablement : Ensemble de lignes de forces concertées et dirigées, le thème principal constitue à lui seul un microcosme musical achevé. Il s’élève vers son point culminant où il effleure la tonalité de ré mineur, puis se résout peu à peu en une chute lente qui mène à sa conclusion cette courbe parfaite.

Il y a plus ! Le thème identifie la bien-aimée proche, Clara, la Chiarina du Carnaval op. 9. CHiArinA ; les quatre notes du thème y sont : do-si-la-la (C-H-A-A : motif 1 ou motif « Clara »). Suivent les trois croches qui s’élèvent vers la dominante prolongée (motif 2), seconde signature structurelle des trois mouvements du concerto.
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On a avec ces deux motifs les ingrédients principaux de l’œuvre (mes. 4 à l’orchestre et 12 au piano). Schumann les reprend comme second thème dans la tonalité relative majeure de do (mes. 59), dans la section du développement en la bémol (mes. 156), dans le passionato en sol qui suit (mes. 189). Enfin, la première cellule, la « Chiarina » du thème, lance la chevauchée de la coda (mes. 458).

Plus ponctuellement, les deux éléments thématiques constitutifs (le thème de Clara et la montée de trois notes suivies d’une longue) du Concerto de Robert apparaissent en citation inverse à la 32e mesure à la conclusion de l’exposition du Concerto de Clara.
Hasard ? Coïncidence ? Ce qui est terminaison cadentielle chez l’un est ouverture chez l’autre. Deux mondes s’opposent ici.

Du choix d’une interprétation

La discographie du Concerto de Robert Schumann est abondante. Pour cet article, nous avons écouté plus d’une dizaine de versions. Citons : Nat/Bigot (1933), Lipatti/Karajan (1948), Haskil/Otterloo (1951) Richter/Rowicki (1959), Fleisher/Szell (1960), Van Cliburn/Reiner (1960), Rubinstein/Giulini (1967), Argerich/Rostropovitch (1978), Luisada/Tilson Thomas (1993), Grimaud/Zinman (1995), Duchable/Plasson (2003), A. Fischer/Giulini (1960-2015)

Certaines versions superbes datent par leur prise de son. Un choix est toujours subjectif. Nous avons finalement sélectionné, pour son lyrisme et l’équilibre chambriste entre l’orchestre et le soliste, l’interprétation « live » de Leif-Ove Andsnes avec le Berliner Philharmoniker sous la direction de Maris Janssons (1 CD EMI Classics 57762 - téléchargeable sur amazon.fr). Les minutages sont indiqués d’après cet enregistrement.

Pour l’auditeur intéressé, la partition complète, ses réductions pour deux pianos, pour piano solo (et même pour piano à 4 mains) ainsi que le Konzertsätz pour piano et orchestre de Clara sont téléchargeables légalement sur le site de l’IMSLP (International Music Score Library Project)-Petrucci Music Library[6]

LE CONCERTO EN LIGNE
1er mouvement, Allegro affettuoso

Notes

[1] Clara Schumann (Wieck), Klavierkonzert a-moll, KlavierAusgabe, Breitkopf & Härtel EB 8568 (1992)

[2] Claudia Macdonald: Robert Schumann's F-Major Piano Concerto of 1831  as reconstructed from his First Sketchbook. A History of its Composition  and Study of its Musical Background (Ph.D. dissertation, University of  Chicago, 1986 [Ann Arbor, MI:UMI, n.d. {1994}]

[3] Robert Schumann, Konzertsatz D-moll für Klavier un Orchester, Studienpartitur, Breitkopf & Härtel PB 5181 (1988). Ces mouvements, dans leur version exécutable publiée par Jozef De Beenhouwer sont disponibles dans le coffret RCA de 3 CDs, "Robert Schumann, Complete works for piano and orchestra", Lev Vinocour (piano), ORF Vienna Radio Symphony Orchestra, dir.: Johannes Wildner (3 CD RCA Red Seal 8869765877 2, enregistré en 2009-2010).

[4] Il faudra attendre plus de 40 années pour que Rachmaninov reprenne la formule (en 1900) dans les premières mesures de son célébrissime concerto n°2 en do mineur.

[5] Pour rappel, la tonique est la note principale et le centre de gravité de la tonalité qui porte son nom. La dominante correspond au 5e degré de la gamme, c’est à dire la quinte juste de la tonique ; par exemple, sol est la dominante de do, mi celle de la.

[6] http://imslp.org/wiki/  L’objectif de la Petrucci Music Library est de développer une bibliothèque virtuelle qui contient toutes les partitions tombées dans le domaine public. Pour mémoire, une œuvre musicale tombe dans le domaine public septante ans après la mort du compositeur.

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