A Genève, une Neuvième de Mahler inaboutie 

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Pour  les concerts du 30 novembre et du 1er décembre, Jonathan Nott et l’Orchestre de la Suisse Romande avaient mis au programme une œuvre prisée du grand public comme le Concerto pour violon et orchestre en mi mineur de Felix Mendelssohn et un monumental ouvrage, d’abord difficile, comme la Neuvième Symphonie en ré majeur de Gustav Mahler.

Dans l’opus 64 de Mendelssohn, la soliste est une jeune artiste d’origine moldave, Alexandra Conunova, qui remporta en 2012 le Premier Prix du Concours de violon Joseph Joachim de Hanovre, avant d’arriver en finale du Concours Tchaikovsky de Moscou et de gagner le ‘Borletti-Buittoni Fellowship

’ de Londres en 2016. Après un début incertain où le dialogue entre le solo et l’orchestre recherche un équilibre, elle imprègne l’Allegro molto appassionato d’une poésie recherchant  la beauté d’une sonorité qui acquiert progressivement une certaine ampleur en accentuant les basses. L’Andante se confine dans un intimisme chambriste dont le canevas orchestral sous-tend l’expression, tandis que le Final pétille avec un brio qui lui permet d’enchaîner les traits de virtuosité brillants. Plus étincelant encore, le bis emprunté à la Deuxième Sonate pour violon seul d’Eugène Ysaye et à son mouvement initial paraphrasant ironiquement le Prélude de la Partita en mi majeur de Bach.

Christophe Rousset est le maître d’œuvre  d’une nouvelle gravure d’Acis et Galatée de Lully 

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Jean-Baptiste Lully (1632-1687) : Acis et Galatée, pastorale héroïque en un prologue et trois actes. Ambroisine Bré (Galatée, Diane), Bénédicte Tauran (L’Abondance, Scylla, une Naïade), Robert Getchell (Comus, Télème), Cyril Auvity (Apollon, Acis), Deborah Cachet (Une Dryade, Aminte, une Naïade), Philippe Estèphe (Un Sylvain, Neptune), Edwin Crossley-Mercer (Polyphème), Enguerrand de Hys (Tircis, le Prêtre de Junon) ; Chœur de chambre de Namur ; Les Talens Lyriques, direction Christophe Rousset. 2021. Notice en anglais et en français. Texte complet du livret en français, avec traduction anglaise. 111'00''. 2CD CD Aparté AP269.

Alban Berg selon Sir Andrew Davis

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Alban Berg (1885-1935) : Sonate pour piano, Op.1 (orchestration de Sir Andrew Davis) ; Passacaglia (orchestration de Sir Andrew Davis) ; 3 pièces pour orchestre, Op.6 ; Concerto pour violon “A la mémoire d’un ange”. James Ehnes, violon ; BBC Symphony Orchestra, Sir Andrew Davis. 2022. Livret en anglais, allemand et français. 60’02”. Chandos. CHSA 5270

Premier volet d’une intégrale pianistique de Louise Farrenc : les Études, par Maria Stratigou 

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Louise Farrenc (1804-1875). Œuvres complètes pour piano, vol. 1 : Trente études dans tous les tons majeurs et mineurs op. 26 ; Douze études brillantes op. 41 ; Vingt études de moyenne difficulté op. 42 ; Vingt-cinq études faciles, op. 50. Maria Stratigou, piano. 2017/2020. Notice en anglais et en français. 140.41. Un album de deux CD Grand Piano GP912-13.

Rainy Days : « out of this world », de l’hypnagogique à l’étoile

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Comme il faut bien choisir et que le timing de Rainy Days concurrence celui d’Ars Musica, je me concentre sur son week-end de clôture, avec le goût de trop peu du gourmand raisonnable qui se passe de l’entrée au profit du dessert -ceci dit, au vu des surprises que je vais vivre, j’ai plutôt l’agenda heureux.

Les Strange worlds de Juliet Fraser

J’arrive place de l’Europe un peu plus tôt que prévu, juste à temps pour profiter de la voix de Juliet Fraser, soprano cofondatrice, avec James Weeks, de l’ensemble vocal Exaudi, qui adore fureter dans le neuf de la nouvelle musique et offre trois pièces, toutes écrites pour elle mais avec des utilisations de voix différentes, qu’elle interprète, seule sur scène mais en interaction si constante et étroite avec le matériel électronique qu’on y entend un duo.

Commissionnée par Fraser (elle tient à ce travail de nourrissage du processus créatif) avec l’idée de traiter de la crise climatique comme une façon de provoquer réflexion et action, Nwando Ebizie, afrofuturiste volontiers provocatrice et saboteuse des frontières entre genres, puise dans sa propre expérience d’une fausse couche pour imaginer la création de la lune, fruit du choc traumatique de notre (bientôt) Terre avec la proto-planète Théia, pour I birth the moon, exploration sonique du mythe de la création aux accents stellaires, traces émotionnelles des espoirs, des peurs et de cette conscience vive et floue à la fois de l’absurdité implacable de la vie -et de sa perpétuation, à nouveau en danger.

Il est le sound designer derrière la table de mixage, mais également le compositeur de The Book of Sediments, œuvre commandée, elle aussi, avec le bouleversement environnemental en arrière-plan : Newton Armstrong y façonne tranquillement -et avec une délicieuse sensibilité au matériau sonore et à ses propriétés acoustiques- le lit sur lequel la chanteuse dépose sa voix, souffle et expire, relance le drone qui lui-même la relance, en résonnance avec la lente accumulation des sédiments marins au fil des millénaires -comme si on avait le pouvoir, le temps du morceau, de dévisager un processus que le temps rejette pourtant loin de notre portée.

Dans The mouth, sons enregistrés et sons live ont tendance à se confondre, les premiers provenant d’ailleurs essentiellement de celle qui ajoute sur scène ses souffles, soupirs, claquements de langue, des lèvres ou des mâchoires (des trois, c’est la pièce la plus physique, qui implique une lutte de l’interprète pour combattre ses propres freins, corporels ou psychologiques), parfois quelques mots ou de courtes phrases, rarement repérables en tant que tels, expérimentation conceptuelle menée par une Rebecca Saunders qui se focalise sur le seuil qu’est la bouche, porte frontière entre intérieur et extérieur, espace intermédiaire entre la petite voix de notre moi et celle par laquelle nous nous adressons au monde, aux autres -avec une volonté de communiquer à la clarté parfois défaillante et un ratissage qui retient les gros morceaux, ceux que nous gardons à l’intérieur et qui n’ont pas le droit de fuser à l’extérieur.

Bach sur dulcimer et orgue

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Hebenstreit’s Bach. Œuvres de Johann Sebastian Bach adaptées pour tympanon et orgue. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Sonates en la majeur BWV 1015,  en sol majeur BWV 1019,  en sol majeur BWV 1021, en mi mineur BWV 1023 ; Sarabande en ut majeur BWV 1009/4 ; Preludio en ut majeur BWV 1006/1 ; Prélude en ré majeur BWV 1007/1. La Gioia Armonica. Margit Übellacker, dulcimer. Jürgen Banholzer, orgue. Livret en anglais, allemand, français. Février 2021.  66’00. Ramée RAM2101

La sélection du mois de décembre 2022 

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On commence cette sélection à Bruxelles au CPE Festival, avec 2 beaux concerts au Musée des instruments : le duo piano à 4 mains Zora et Nora Novotna interprétera un programme coloré et bigarré le dimanche 11 décembre.  Le 18 décembre, le violoncelliste Marcel Johannes Kits sera en compagnie de la pianiste Naoko Sonada pour un récital Schnittke, Brahms et Britten. 

L’un des évènements du mois sera la création posthume de On Purge bébé de Philippe Boesmans à La Monnaie du 13 au 29 décembre. Le théâtre belge nous gâte avec le retour d’Antonio Pappano pour un Winterreise de Schubert revu par Hans Zender en compagnie de Ian Bostridge (19/12). Alain Altinoglu sera à l’affiche d’un concert de fête avec la Symphonie Fantastique (30/12). 

A Bozar, le London Philharmonic traversera La Manche pour une Symphonie n°9 de Gustav Mahler sous la baguette de Vladimir Jurowski (6/12) avant que Philippe Herreweghe ne fasse trembler les murs avec la Missa Solemnis de Beethoven (17/12). 

Au Flagey, l’Ensemble Musiques Nouvelles célèbre ses 60 ans avec une soirée anniversaire (5/12). La pianiste Işıl Bengi présentera son nouvel album avec des œuvres de Granados, Tajcevic, Balakirev  (16/12).

Le Belgian National Orchestra sera à Bruxelles (9/11) et à Namur (10/11) pour des concerts sous la direction de Kazuki Yamada. 

Toujours à Namur, l’excellent Ensemble Clematis proposera un oratorio de Noël imaginaire constitué au départ d’œuvres de compositeurs allemands du XVIIe siècle (9/12). 

Du côté de Liège, les fêtes seront joyeuses avec une production de La Vie Parisienne de Jacques Offenbach (23 au 31/12).  L'Orchestre philharmonique royal de Liège clôt son année César Franck avec une interprétation de l'oratorio Les Béatitudes (Bruxelles le 08/12 et Liège le 10/12).  

A Lille, avec l’Orchestre National de Lille, il ne faudra pas manquer les concerts avec la rare Petite Sirène de Zemlinsky (1er et 2 décembre)  et celui avec le Chant de la terre de Gustav Mahler ( 8 décembre). 

Alexis Kossenko, Rameau, Walckiers et la passion du patrimoine musical

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Alexis Kossenko est au pupitre d’une distribution d’exception, du Choeur de Chambre de Namur et de ses musiciens de l’orchestre Les Ambassadeurs - La Grande Écurie pour une intégrale de Zoroastre, tragédie de Jean-Philippe Rameau dans sa version originale de 1749. Cette parution est l’occasion d’échanger avec ce musicien passionné et passionnant. 

Votre nouvel enregistrement est consacré au Zoroastre de Rameau. Qu’est-ce qui vous a orienté vers cette partition après Achante et Céphise que vous aviez précédemment enregistrés ?

Tout  d’abord, mon amour inconditionnel pour Rameau, dont le langage m’est désormais familier... même si je suis toujours émerveillé et abasourdi par son audace, son inépuisable invention. D’une manière plus large, dans le cadre de notre partenariat avec le Centre  de Musique de Baroque de Versailles, nous avons réfléchi aux ouvrages à aborder tout au long de notre résidence ; œuvres qui me tiennent à cœur bien sûr, mais aussi pour une bonne part celles qui attendent dans l'ombre leur résurrection. C’était le cas d'Achante et Céphise,  ce sera le cas du Carnaval du Parnasse de Mondonville en mars prochain. En ce qui concerne Zoroastre, la situation est assez différente : le titre est bien connu, l’ouvrage a été enregistré plusieurs fois… mais toujours dans sa seconde version,  celle de 1756. La partition de la création en 1749 restait donc à découvrir ! De plus, après Achante et Céphise qui est une Pastorale Héroïque (dont dénuée d’action, certes), je souhaitais aborder une vraie tragédie lyrique -genre dans lequel Rameau aiguise à l’extrême son efficacité dramatique. 

Quelles  sont les spécificités de Zoroastre dans l'œuvre de Rameau ?  

Zoroastre a une particularité importante dans l'œuvre de Rameau : c’est le premier ouvrage à supprimer le prologue, cet acte avant l’acte dont la fonction était, à l’origine, de rendre hommage au roi. Dans l’histoire des prologues, on peut trouver toutes les nuances, bien sûr : on peut se rappeler le « Louis, Louis, Louis… est le plus grand des rois » très flagorneur (et un rien ironique ?) de Charpentier dans Le Malade Imaginaire (Molière essayait sans doute de rentrer en grâce auprès de Roi après sa brouille avec Lully). Certains compositeurs y explicitent un parallèle flatteur entre le monarque et le héros de la tragédie ; d'autres ont habilement réussi une mise en abîme justifiant le spectacle ; certains, enfin, s’émancipent quelque peu de leur devoir envers le roi et en  font un acte introductif déjà lié à la trame dramatique. Dans Zoroastre, on entre de plain-pied dans l’action ; Cahuzac nous avertit que l’ouverture, qui dépeint le combat du Bien contre le Mal, « tient lieu de prologue ». Cette rupture avec l’usage établira  bientôt un nouveau modèle. Il est amusant de constater que deux ans plus tard, avec Achante et Céphise dont le prétexte était une naissance royale, il fera un petit pas en arrière en plaçant l’éloge au roi « Vive la race de nos rois »... dans le choeur final!

De plus, on note l’abandon des sujets médiévaux ou antiques au profit d’un intérêt pour les intrigues évoquant l’orient -souvent reflétées par des noms en Z : Zoroastre, Zaïs, Zélide, Zélidie, Zaïde, Zémire, Zélisca, Zélindor, Zulima, etc… 

Enfin, une caractéristique de l'œuvre est d’être éminemment influencée par les idées maçonniques -elle est même assez manichéenne. La destinée du prophète Zoroastre (Zarathoustra) est de sauver le monde et « d’éclairer l’univers » en dépit d’ailleurs des réticences d’un peuple résigné à vivre en esclavage*. Rameau travaille avec art l’idée de lumière, allant jusqu’à l’éblouissement surnaturel provoqué par la modulation, sans préparation, de sol majeur à mi majeur. Mais je soupçonne que c’est dans l’évocation des scènes maléfiques, d’une durée et d’une intensité exceptionnelles, qu’il prend le plus de plaisir. Les enchaînements serrés de récits, airs, danses et choeur de l’Acte IV, du sacrifice jusqu’à la danse de victoire des troupes d’Abramane, qui mène instruments et voix au bord de la rupture dans un rythme infernal, est un enivrant tourbillon aussi sadique que jubilatoire. 

Ce  nouvel enregistrement est, comme le souligne la notice de présentation, une recréation de la version originale de 1749. Quelles sont les caractéristiques de cette version originale par rapport à la version plus connue de 1756 ? 

Dans la version originale, l’intrigue amoureuse est assez secondaire ; c’est le combat de la Lumière contre les Ténèbres, l’aspect philosophique, l’aspect moral, qui absorbe toute l’énergie du librettiste et du compositeur. L’essentiel des reproches que l’on fit  aux auteurs portait là-dessus, et c'est ce point qu’ils s’attacheront à corriger dans les remaniements de 1756, en donnant plus de substances aux personnages, notamment féminins : Amélite, et surtout Erinice. Il faut cependant considérer ce défaut sous deux angles, et le relativiser : tout d’abord celui de l’audace, car je trouve justement intéressant, et fort peu consensuel, de faire passer la philosophie avant la romance -et on a tout de même de sublimes duos d’amour entre Amélite et Zoroastre ! Et puis, ce que le  disque ou la version de concert nous font oublier, c’est que tout l’Acte IV tourne autour d’Erinice, même si elle se tait -les nombreuses didascalies laissent imaginer que ces scènes peuvent être d’une incroyable efficacité théâtrale, justement parce qu’elle  est là, forte d’une présence d’autant plus brûlante pendant le sacrifice qu’elle est muette, tandis que la Vengeance et les forces obscures lui offrent un sabbat digne d’un film d’horreur. 

Le public, qui avait aussi besoin de temps pour digérer cette somme de nouveautés, fera honneur à la version de 1756 ; c’est une des raisons qui ont conduit les interprètes modernes à préférer cette version. Ça peut se discuter, comme on voit ! Et de toutes  façons, avec trois actes sur cinq entièrement refaits, il y avait une telle quantité de musique géniale inédite qu’on n’avait pas le droit de la laisser dans l’ombre.