Daniil Trifonov et Gautier Capuçon ouvrent les Flagey Piano Days en beauté

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Foule des grands jours au Studio 4 du légendaire paquebot de la place Flagey pour l’ouverture de l’édition 2024 de cet événement annuel où l’instrument-roi est mis à l’honneur durant 5 jours, la présente édition faisant la part belle à Anna Vinnitskaya qui s’y produira à trois reprises.

Il peut paraître curieux d’entamer un festival placé sous le signe du piano sous toutes ses déclinaisons par un récital de musique de chambre, mais toutes les occasions sont bonnes pour entendre des musiciens de la trempe de Gautier Capuçon et de Daniil Trifonov, qui plus est dans un superbe répertoire de musique pour violoncelle de la première moitié du XXe siècle.

Par son côté imprévisible et ses humeurs sans cesse changeantes, la Sonate de Debussy est de ces musiques qui ne peuvent simplement se contenter d’une interprétation virtuose mais exigent au violoncelle comme au piano des interprètes prêts à creuser cette fantasque partition. Si le violoncelle souverain comme le geste tour à tour large et subtil de Gautier Capuçon n’ont aucune peine à conquérir, le travail tout en sobriété et en finesse du pianiste russe est admirable, le pianiste pesant chaque trait, chaque accord à la perfection. 

Une partition magnifiée dans un contexte scénique qui l’exalte 

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Le fabuleux destin d’Orphée et Eurydice a toujours fasciné : ils s‘aiment éperdument, ils sont au comble du bonheur. Un serpent la mord, elle meurt. Il est désespéré. Mais l’expression de son désespoir, sa musique et son chant merveilleux, sont tels qu'ils renversent le cours des choses. Oui, il pourra ramener son Eurydice au monde des vivants, mais à une terrible condition : s’il se retourne vers elle sur le chemin du retour, elle disparaîtra irrémédiablement. Elle ne comprend pas son attitude, elle se plaint, si douloureuse, de ce qu'elle prend pour de l'indifférence. Il ne peut y résister, il se retourne. Elle a disparu. 

Récit poignant évidemment de l’irréversibilité de notre condition de mortels, qui éloigne de nous ceux que nous aimons, qui nous éloigne de ceux qui nous aiment. Mais ce que je préfère y voir, c’est l’importance, la puissance de l’expression artistique qui parvient, un moment du moins, à inverser une condition fatale. 

Le Festival Mozart de l'OPMC

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L'Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo organise depuis trois ans un Festival Mozart, qui a lieu au mois de février. Ce festival combine des concerts symphoniques et de la musique de chambre. Nous avons assisté aux deux concerts symphoniques.

Thomas Hengelbrock, fraîchement désigné à la tête de l’Orchestre de chambre de Paris, est un invité régulier de l'OPMC et il a à chaque fois enchanté le public avec son interprétation des œuvres de Mozart. Le concert commence avec la Symphonie n°70 de Joseph Haydn. Quand Haydn se lance avec des surprises rythmiques et des délices mélodiques, il éclipse presque Mozart. L'énergie, la joie et l'éclat de l'interprétation de cette symphonie de Haydn par Thomas Hengelbrock et l'OPMC, particulièrement à son aise, est magique.

La Symphonie concertante pour violon et alto est une des plus belles oeuvres concertantes de Mozart. L'alto était considéré à l'époque comme secondaire, mais Mozart appréciait son timbre et l'élèva au niveau du violon. Le violon et l'alto forment un dialogue comme une voix féminine et masculine. Sybille Duchesne, premier violon de l'orchestre, a une sonorité lumineuse et chatoyante alors que celui qui occupe le poste d’alto solo, lui répond avec une sonorité plus sombre, plus triste et plus romantique. Le tempo est juste. C'est à la fois frais, pétillant, profond, paradisiaque ! Ils nous offrent en bis la brillante Passacaille sur un thème de Haendel de Johan Halvorsen. Le concert se termine avec la Symphonie n°41 "Jupiter" de Mozart. Thomas Hengelbrock en donne une interprétation vivante et en même temps majestueuse. Le chef allemand semble très apprécié par l'orchestre, et ensemble ils atteignent l'excellence.

Un éblouissant « Rinaldo » au Palau de la Mùsica à Barcelone

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Rinaldo fut le premier opéra italien que Händel présenta à Londres en 1711, le consacrant comme l’un des compositeurs incontournables dans cette ville où il règnera jusqu’à sa mort en 1759, en même temps que l’empire britannique prenait son grand essor. Le livret fut écrit par Giacomo Rossi à partir d’une traduction anglaise de la « Gerusalemme liberata » du Tasso. Autant la double traduction que la nature invraisemblable de certaines scènes ont été largement critiquées. Cela n’empêche que la portée dramatique de l’histoire (qui montre, comme par hasard, des guerres au Moyen Orient…) et la truculence de certaines situations, mériteraient bien un travail de mise en scène. La direction artistique du Palau a bien compris que cette salle, avec ses décors floraux et animaliers, est tellement évocatrice qu’on peut laisser la place au rêve et que la musique de Händel se suffit à elle-même. Dans un article précédent, je m’étais exprimé sur les difficultés que rencontre l’opéra baroque de nous jours, souvent enregistrée mais mal adapté à être joué par les grandes structures que réclament les opéras du XIXe siècle. Les théâtres baroques qu’on conserve à Vicenza, Drottningholm, Bayreuth ou Chimay, ont une jauge qui dépasse rarement les 600 - 700 spectateurs et les orchestres de l’époque, d’une trentaine de musiciens au maximum, trouvent là une sonorité absolument idéale. Il en est de même pour un bon nombre d’ouvrages de Haydn, Mozart ou d’autres compositeurs plus récents. C’est peut-être le moment de récupérer pour l’opéra de chambre l’un ou l’autre ancien théâtre transformé en cinéma du temps de l’essor de cet art que les spectateurs délaissent de nos jours pour le « streaming » à domicile…

Rusalka de Dvořák à Nice

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L'Opéra de Nice présente Rusalka d'Antonín Dvořák  en coproduction avec les opéras de Toulon, Marseille et Avignon. Les metteurs en scène très inventifs du "Lab" Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil ont transposé l'opéra inspiré de La petite sirène d'Andersen et du conte Ondine de Friedrich de La Motte-Fouqué, dans l'univers de la natation synchronisée. C'est très ingénieux. L'action prend place au bord d’une piscine olympique qui occupe la majeure partie de l’espace scénique.La sirène est une nageuse, une jeune fille qui se demande ce que ça signifie d’être "une vraie femme" et le comprend avec son entrejambe plutôt qu’avec une queue de poisson. 

On apprécie tous les clins d'œil humoristiques :  le prince en bellâtre testostéroné, la sorcière Jezibaba en femme de ménage, le père Vodnik en coach de natation.  Quel lieu plus évocateur d'une sensualité naissante que celui d'une piscine.

De la fragile petite Sirène d’Andersen à la romantique Rusalka de Dvořák, des fantaisies nautiques hollywoodiennes au monde cruel de la natation synchronisée d’aujourd’hui, il n'est pas facile pour une jeune fille de construire sa féminité sans douleur. Dans l’opéra de Dvořák comme dans les vestiaires de nos piscines modernes, la pression exercée sur les adolescentes, au XIXe siècle comme de nos jours est constante et cruelle. 

Le tandem Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil utilisent un écran immense,  omniprésent, envahissant (on est loin de ce que David Livermore avait utilisé pour sa mise en scène de Don Carlo à l'Opéra de Monte-Carlo).  Les images magnifiques avec des superbes nageuses, les fonds marins, la forêt, éclipsent la scène. On a l'impression d'être au cinéma plutôt qu'à l'opéra…

Cycle George Benjamin à Lille : lyrisme contemporain

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Alexandre Bloch et l’Orchestre national de Lille ont imaginé un cycle de concerts sur l’un des compositeurs les plus représentatifs de notre temps : George Benjamin (né en 1960). À cette occasion, deux grandes œuvres sont entrées au répertoire de l’ONL : le Concerto pour orchestre et l’opéra Written on Skin. Entre les deux, un concert flash autour de Piano Figures par l’ensemble Miroirs Étendus.

Le concert du 18 janvier, sous la direction de George Benjamin lui-même, est construit avec des pièces qui ont marqué sa vie de compositeur, mais aussi en quelque sorte en hommage à la France. Le compositeur lui-même confie à Alexandre Bloch, le directeur musical de l’ONL, qu’il s’agit d’un programme « très personnel ». Les Offrandes oubliées pour évoquer Olivier Messiaen qui, en tant que son professeur de composition dès l’âge de 16 ans, a joué « un rôle capital » dans sa vie et « éprouve une gratitude infinie à son égard ». Il considère La Mer de Debussy comme « le sommet de l’art de Debussy », avant d’ajouter qu’il a entendu ce triptyque pour la dernière fois à Londres, juste avant le confinement, dirigé par… Alexandre Bloch ! Et, entre eux, Lontano de Ligeti, le compositeur qu’il a bien connu personnellement.

Ses gestes jamais brusques dans sa direction font transparaître sa grande sensibilité aux timbres que proposent différentes combinaisons d’instruments, ainsi que son écoute aiguisée jusqu’au moindre détail. Ainsi, dans son Concerto pour orchestre, où les cordes, les bois, les cuivres et les percussions donnent des figures sonores diversifiées, contrastées et fusionnées, tantôt en se mêlant, tantôt en se chevauchant. La musique, bien que qualifiée d’« insaisissable » par le compositeur, est un festin de timbres. Sur un tapis sonore créé par une pédale de plusieurs instruments, parfois tel un orgue à bouche, chaque instrument a un moment de solo, court ou long. On sent dans l’interprétation la concentration des musiciens au plus haut niveau, pour répondre à la subtilité de la partition et aux indications exigeantes du compositeur. Dans Ligeti, les extraordinaires bois au début lancent un élan qui traverse toute l’œuvre, alors que les effets divers de la nature dans La Mer -changement de lumières, miroitement d’eau, balancement de vagues ou sifflement du vent ; écumes, houles, déferlement- sont minutieusement détaillés par la direction de George Benjamin qui ne laisse échapper les moindres intentions de Debussy.

Gala Puccini à l’ORW

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À l’occasion du centenaire de la mort de Giacomo Puccini, l’orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie nous a proposé une soirée consacrée au maestro italien. Giampaolo Bisanti, directeur musical de l’ORW et chef du soir, a décidé de centrer le concert sur la jeunesse de Puccini. Nous avons donc pu entendre la Messa di Gloria ainsi que son opéra Le Villi en version concert. 

La Messa di Gloria fut composée en 1880 par un Puccini âgé de seulement 22 ans. Écrite à l’occasion d’un examen, l'œuvre est la seule pièce religieuse d’envergure composée par Puccini. L’opéra Le Villi fut quant à lui composé en 1883 lors de la participation de Puccini au concours de composition de l’éditeur Sonzogno. Bien qu’il n’ait pas reçu le premier prix, l’opéra fut un succès. 

Giampaolo Bisanti a mené ses musiciens d’une main énergique et sautillante. Véritable attraction à lui tout seul, il a dégagé une énergie considérable afin d’emmener les musiciens et chanteurs là où il le voulait. L’orchestre a donné entière satisfaction tout au long du concert. Sérieux et attentifs au moindre geste du chef, les musiciens ont livré une prestation pleine de couleurs et de contrastes. Le travail accompli est d’autant plus apprécié que la production simultanée de Rusalka demande également une très grande implication de tous les musiciens. 

Un opéra contemporain de deux cents ans

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A l’Opéra-Comique de Paris, les spectateurs découvrent avec émotion, ravissement et enthousiasme un opéra contemporain… qui a deux cents ans : « L’Autre Voyage » d’après Franz Schubert.

Voilà qui nécessite bien quelques mots d’explication.

Comme le précise Agnès Terrier dans sa note de mise en perspective du spectacle, « on a pu considérer que l’inachèvement caractérisait la démarche et l’œuvre d’un artiste [Schubert] dont la vie brutalement rompue à 31 ans obéit à la même logique ». Cela se vérifie dans son corpus de chambre, dans ses œuvres pour piano (douze sonates achevées sur vingt-trois entamées) ou pour l’orchestre (sept symphonies complètes sur une quinzaine mises en chantier). Pour l’opéra aussi : une vingtaine de projets dont trois seulement ont vu le jour de son vivant : deux musiques de scène et un petit singspiel en un acte, difficiles à monter, plus que rarement montés.

Dans ces ébauches, Raphaël Pichon a découvert des « pages de premier ordre ». Qu’il a donc « mises en ordre, puis entremêlées à d’autres composition de Schubert de façon à former une véritable partition, à laquelle les arrangements et orchestrations de Robert Percival ont apporté une unité ».

Ce qu’il en résulte est une « œuvre nouvelle » d’une beauté séduisante, admirablement servie et enrichie dans son interprétation par l’ensemble Pygmalion de Raphaël Pichon, alternant moments d’intense émotion, délicatesses instrumentales, flux orchestraux. Quant aux interventions des solistes et du choeur, elles semblent aller de soi dans ce qui est un puzzle aux pièces magnifiquement découpées et assemblées. Quelle merveilleuse rencontre que celle qui nous est offerte avec ces pépites retrouvées.

Pour donner vie à tout cela, Silvia Costa l’a inscrit dans un « argument » qui lui confère cohérence et pertinence, qui le « dramatise », qui nous attache à son héros. Une œuvre sans actions ni rebondissements, mais qui, issue de la situation humaine sans doute la plus douloureuse, la mort d’un enfant, nous fait parcourir le cheminement qui mène au deuil réconcilié.

Adrien Perruchon et l’Orchestre Lamoureux 

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Le chef d’orchestre Adrien Perruchon vient d’être renouvelé à la direction musicale de l’Orchestre Lamoureux. Cette annonce vient récompenser un travail exemplaire auprès de l’un des grands orchestres associatifs français, une phalange qui a tant marqué l’histoire de la musique symphonique. En prélude à un concert autour de Ravel, Adrien Perruchon répond aux questions de Crescendo Magazine. 

L’Orchestre Lamoureux est historiquement lié à l'œuvre de Ravel, est-ce que vous pouvez revenir un peu sur cette relation historique entre Ravel et l'orchestre ? 

Les liens entre l’Orchestre Lamoureux et Ravel sont en effet très forts avec plusieurs premières mondiales, l’orchestre ayant en quelque sorte accompagné le développement de l'œuvre de Ravel des Valses Nobles et Sentimentales (1912) jusqu’au Concerto pour piano (1932). L’Orchestre Lamoureux c’est donc la création d’autres grandes œuvres avec en plus de celles déjà citées La Valse, la version de concert de Bolero (création française), mais aussi des partitions moins emblématiques, voir oubliées comme l’orchestration hélas perdue du Noël des jouets  ou celle très belle de la Tarentelle styrienne de Debussy. 

Cette relation, c’est aussi un lien avec des interprètes directement liés à Ravel : les chefs d’orchestre Gabriel Pierné, Camille Chevillard, Paul Paray ou la pianiste Marguerite Long. Cette filiation ravélienne s’est poursuivie au fil des années avec des mandats de chefs d’orchestre comme Eugène Bigot, Jean Martinon, Igor Markevitch, Yutaka Sado. Un formidable capital discographique témoigne de cet héritage. Il est intéressant de noter, en regardant les programmes de saison que, déjà du vivant de Ravel, en marge des créations, son œuvre est  très rapidement entrée au répertoire régulier de l’orchestre. Daphnis et Chloé, par exemple, a été introduit par Camille Chevillard et donné en une décennie par une demi-douzaine de chefs dont Ravel lui-même, et Eugène Bigot en fit, bien avant Charles Munch, un des ses chevaux de bataille.   

Quand on pense orchestre français, et Ravel, on pense sonorité. Quelles étaient les particularités sonores de l'orchestre tel que Ravel a pu le connaître ?  

Le profil sonore des instruments était autre, avec une palette de timbres à coup sûr plus différenciée. Les cordes naturelles, les sourdines en bois, la perce plus petite des cuivres et bien entendu l’insensée richesse de la facture chez les bois. Paris seul comportait plus d’une dizaine de fabricants de hautbois alors qu’il y’en a probablement une poignée dans le monde actuel. L’outil qu’est la salle de concert est aussi un paramètre intéressant à envisager. Jouer une partition comme Daphnis et Chloé dans un espace comme la Salle Gaveau produisait certainement un effet différent du point de vue des auditeurs et des interprètes que celui que nous avons intégré en jouant dans des salles au lustre et au volume bien différents.