Portrait : un pianiste excentrique

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Dans Allegro appassionato, son livre de souvenirs paru chez Fayard en 2012, Jean Wiéner parle de son partenaire Clément Doucet à de très nombreuses reprises. Mais qui était au juste ce pianiste belge hors du commun ?
Wiéner DoucetLa vie de Clément Doucet, le partenaire de Jean Wiéner, est une manière de roman picaresque – un roman picaresque qu’il faudrait peut-être écrire un jour et dont le cinéma pourrait s’emparer avec profit.
Né à Bruxelles en 1895, il est le fils d’un valet de chambre. Mais pas n’importe lequel : le valet de chambre du roi Léopold II en personne. Très jeune, il se met à jouer du piano, et avec tellement d’aisance et de talent qu’à la cour de Belgique, on s’en émeut et qu’on le recommande auprès d’Arthur De Greef au Conservatoire de Bruxelles – Arthur De Greef, qui y a été nommé professeur de piano à l’âge de vingt-trois ans à peine et dans la classe duquel, dit-on, on ne badine pas.
Mais Clément Doucet n’a rien d’un élève docile et assidu, et il préfère les quatre cents coups aux leçons du maître. Il faut, à plusieurs reprises, le ramener de force à ses études. Lesquelles ne lui sont pas chères du tout, et dont, au vrai, il ne voit guère l’utilité, vu qu’il joue d’instinct, qu’il joue comme il parle (avec un accent belge à couper au couteau) et comme il respire aussi bien Bach, Mozart, Chopin, Grieg ou Debussy que des valses et des polkas des deux Johann Strauss, des airs d’opérettes d’Offenbach et de Lehar ou des marches militaires. Non sans se permettre, selon ses humeurs et ses envie, de fréquentes et joyeuses improvisations.
Un beau jour, n’en pouvant plus, il se tire. En stoemeling, comme on dit à Bruxelles, c’est-à-dire en catimini et à l’insu de tous. Il gagne Anvers et se fait engager sur un cargo mixte en tant que pianiste. D’emblée, ce job lui plaît. L’évasion, la liberté, le large, l‘exotisme des pays lointains – que demander de plus ? Ah si, des boissons alcoolisées ! Auxquelles, très vite, il s’attache et dont il ne se détournera plus jamais. Il grossit, grossit de plus en plus, devient obèse, presque monstrueux, mais s’en moque. Cent kilos, cent vingt, cent trente, cent quarante… Est-ce que le poids, le surpoids, serait un viol de la musique ?
À ses heures perdues, et quoiqu’il navigue entre deux ports, il rêve de chemin de fer et imagine des dizaines de nouveaux modèles de locomotives. C’est son dada, sa marotte, sa passion suprême. S’il pouvait définitivement laisser tomber le piano et travailler pour une compagnie ferroviaire, il serait, il en sûr et certain, le plus heureux des hommes.
Or voilà que lors d’une traversée entre les États-Unis et l’Europe, Clément Doucet est abordé par un de ses compatriotes, inventeur d’un instrument de musique qu’il a baptisé l’Orphéal, une drôle de machine pourvue de tirettes, à l‘instar de celle de l’orgue, où on lit notamment « trompette », « harpe » ou encore « quatuor », mais qu’il n’est pas facile de manier, à moins d’être un expert ou un virtuose. Après avoir joué dessus et en avoir rapidement assimilé l’utilisation, il accepte d’en être le démonstrateur à Paris, dans un local de la rue Maurice-Mayer, à deux pas de la place d’Italie. Une sorte de récréation, se dit-il, en attendant d’autres périples aux quatre coins de la planète. Une excellente occasion de visiter la Ville Lumière.
C’est là que Jean Wiéner, à la recherche d’un second pianiste pour un concert privé, va le voir en 1924 et se rend rapidement compte, en l’entendant jouer de l’Orphéal, qu’il a affaire à un artiste doté d’une musicalité exceptionnelle.
Et bientôt lui vient l’idée de créer avec lui un tandem afin d’exécuter des concerts de musique « salade ». Savoir : des concerts où se mêlent des musiques dites classiques, des musiques dites contemporaines, du jazz, des transcriptions, des réductions, des improvisations, des bagatelles brassant et couplant tous les genres, tous les rythmes, des chaconnes au blues, des plus sérieux aux plus populaires.
Dans son livre, Allegro appassionato (Fayard, 2012), Jean Wiéner se souvient de Clément Doucet en ces termes : « Dès la minute où nous posâmes nos quatre mains sur deux pianos, il se produisit un espèce de miracle : il y avait entre deux hommes, absolument différents l’un de l’autre, une harmonie, une intimité inexplicables ; aussi peu cérébral qu’il fût, Doucet s’en apercevait et il nous arrivait, parfois d’en rire d’un piano à l’autre. / Je pense que ce phénomène n’a pu se produire ailleurs que dans le cas d’embrassement entre deux être qui se rencontrent, par hasard, un jour, une nuit, et qui, peut-être, eux, ne se reverront jamais. »
Leur premier concert, Jean Wiéner et Clément Doucet le donnent à la Comédie des Champs-Élysées le 23 janvier 1926. Le premier d’une incroyable série de deux mille jusqu’en 1939, dans toute la France, dans toute l’Europe, en Afrique du Nord, aux Etats-Unis et en Amérique du Sud. Deux mille triomphes, à de rares exceptions près. Deux mille bis, notamment au Bœuf sur le toit, rue Boissy d’Anglas à Paris, le temple des avant-gardes dans les années 1920. Et des réceptions et des rencontres à n’en plus finir avec la jet set de l’époque et le gratin de l’univers musical, d’Igor Stravinski à Dizzy Gillespie en passant par Maurice Ravel, Albert Roussel, Georges Enesco, Darius Milhaud, Francis Poulenc, George Gershwin, Pablo Casals, Arthur Rubinstein ou Duke Ellington. Et une kyrielle de disques 78 tours chez Columbia, que les collectionneurs convoitent avidement aujourd’hui. (J’en possède quelques-uns et je n’ai aucune envie de m’en séparer.)
Dans L’Éclair, en avril 1926, Roland Manuel décrit parfaitement la stupéfiante magie que suscitent, partout où ils se produisent, Jean Wiéner et Clément Doucet : « Une espèce de Providence a réuni ces deux hommes de tout point dissemblable, qui empruntent à la disparité même de leur nature et de leur culture, le secret des vives oppositions qu’on aima dans leur jeu – je pourrais écrire dans leur duel. Joutes sévères à l’issue desquelles le seul auditoire est vaincu. […] Tandis que Wiéner prend du champ, Doucet, lourdement attablé devant sa boîte à neuvièmes, fait une moue amère, promène un œil atone sur les tentures, la toile du décor ou les jeunes femmes environnantes, et voici que ses mains courtes et grasses, s’égaillant comme au hasard sur le clavier, lancent des fusées, ouvrent des jets d’eaux et des volières, libèrent des oiseaux et des brises. »
Il y a pourtant un revers à cette rutilante médaille : durant toutes ces années de succès ininterrompus, Clément Doucet n’est pas un homme satisfait de son destin. Sans cesse, il se demande ce qui lui vaut d’être acclamé à ce point, de gagner de l’argent rien qu’en jouant simplement du piano en public. Tout le monde est capable d’en jouer, non ? D’ailleurs, cet argent, il n’arrête pas de le dépenser dans l’alcool, au gré de ses innombrables déambulations, au bar d’un hôtel ou d’une obscure boîte de nuit, à la fois parce qu’il est effectivement un dipsomane que parce qu’il ressasse au plus profond de lui-même la seule, l’unique chose qu’il aurait voulu avoir et qu’il n’a pas eue : entrer dans les chemins de fer.
Quand éclate la Seconde Guerre mondiale, Clément Doucet va se terrer à Bruxelles et se fait bien vite oublier. Il ingurgite des litres et des litres de bière, de whisky et de piquette, s’enfonce dans la misère et la vastitude de ses souvenirs.
Le plus inouï, c’est qu’il meurt deux fois. Une première fois au printemps 1948 – fausse nouvelle, qui vaut à Jean Wiéner une avalanche de lettres de condoléances. Une seconde fois le 15 octobre 1950, tout seul, dans un hôpital de Bruxelles, de « gueuse lambic, comme étaient morts presque ceux de sa famille », ainsi que le raconte Jean Wiéner dans Allegro appassionato – vraie nouvelle hélas, mais qui est loin, très loin, de bouleverser le landerneau.
Par bonheur, certaines des pièces enregistrées par Jean Wiéner et Clément Doucet sont reprises en CD. Il suffit de les écouter pour se projeter dans un étrange film musical où toutes les images sont floues, car il est impossible de savoir quel est l’extraordinaire piano de l’un et quel est l’extraordinaire piano de l’autre. Et pour que défilent aussitôt sous les yeux « des oiseaux et des brises ».
Jean-Baptiste Baronian

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