Quand Beethoven est chez lui à Moscou

par

JOKERLudwig van BEETHOVEN (1770-1827)
Symphonies n° 1 à 8
Orchestre symphonique non précisé, dir.: Rudolf BARSHAI
1969 à 1975-ADD-305' env.-Textes de présentation en russe, anglais et français-Melodiya MEL CD 10 02228 (5 cd)

Interpréter les symphonies de Beethoven avec un ensemble réduit semble banal aujourd'hui mais il n'en a pas toujours été ainsi: la tradition wagnérienne, encore largement perpétuée de nos jours, a longtemps destiné ces partitions à des phalanges généreusement fournies. Le maître de Bonn n'a bien sûr pas été seul à recevoir ce traitement et, jusqu'aux années 50, on ne remit jamais en cause la taille de l'orchestre. C'est avec l'apparition de nouvelles structures, plus légères en nombre de musiciens, et avant l'apparition des « baroqueux », qu'on commença à envisager des alternatives. En quelques années, à partir de la fin de la guerre et surtout au cours des années 50, ce fut une floraison de ce type de formations, pour la plupart appelées, sous la direction de leurs chefs fondateurs, à devenir quasiment légendaires: Neville Marriner et l'Academy of St Martin in the Fields, l'English Chamber Orchestra (à l'origine dénommé Goldsbrough), Renato Fasano et I Virtuosi di Roma, Antonio Janigro et les solistes de Zagreb, Karl Münchinger et l'orchestre de chambre de Stuttgart, Claudio Scimone et I Solisti Veneti, Karl Ristenpart et l'orchestre de chambre de la Sarre, I Musici, Kurt Redel et l'orchestre Pro Arte de Münich, Jean-François Paillard et l'ensemble qui porte son nom, Karl Richter et l'orchestre Bach de Münich... et Rudolf Barshai, créateur de l'orchestre de chambre de Moscou en 1956. Aussi étonnant que cela puisse paraître, c'est, semble-t-il, ce dernier qui, le premier, de la fin des des années 60 au début des années 70, envisagea d'octroyer aux « 9 » une cure d'amaigrissement, une initiative dont ces  disques sont le résultat. En réalité, l'orchestre de Barshai, renforcé d'un certain nombre de musiciens issus des meilleures phalanges russes pour l'occasion, acquiert de ce fait une dimension malgré tout imposante, beaucoup plus « symphonique » que « de chambre ». Petite précision préliminaire: vous ne trouverez pas de 9ème dans ce coffret. La raison en revient à l'exigence du chef lui-même qui demanda des chanteurs allemands pour éviter que le finale soit chanté en russe selon une habitude toujours tenace aux alentours de 1975. Cette requête fut concrétisée par l'accord de Eurodisc de graver le disque à Stuttgart avec le choeur de la ville. Mais Melodiya, producteur de la série, ne voulut pas partager son droit de propriété exclusif; la firme allemande ne put accepter cette situation et l'enregistrement ne se fit pas. Derrière cette anecdote se dissimule le drame de la carrière du chef russe qui, à l'instar de nombre de ses collègues, eut ses ambitions limitées par le régime soviétique. Né en 1924, il ne pourra se produire en dehors du bloc de l'Est qu'à partir de 1977 et, par exemple, ne donnera sa vision de la 9ème qu'en 1986, à Londres. Merveilleux altiste lui-même avant de devenir chef d'orchestre (Nicolaï Golovanov lui proposera de prendre la direction du pupitre des altos au Bolshoi et Mravinsky fera de même plus tard à Léningrad), Barshai, décédé en 2010, était d'une rigueur et d'une précision extrêmes. Lent dans le déroulement des répétitions, obsessionnel dans son désir de perfection, reprenant inlassablement le moindre détail jusqu'à l'épuisement, il n'hésitait pas à demander ces répétitions par dizaines pour un unique concert, afin d'offrir au public des performances soignées comme rarement; un trait de caractère qui, une fois tombé le rideau de fer, rendra souvent réticents producteurs de disques et organisateurs de concert. Cette volonté et cette méthode de travail porteront pourtant leurs fruits et ces cinq cd sont des exemples parfaits de son style rigoureux, d'une transparence absolue, aux phrasés qui frisent la perfection. Les tempos sont toujours très naturels, posés dans les mouvements lents, alertes mais sans précipitation dans les allegros et scherzos. Dès la 1ère, on ne peut qu'admirer la pure beauté des cordes sur lesquelles se bâtit l'interprétation, ainsi que la brillance et le tranchant du geste dans une lecture toujours analytique, qui découvre comme en transparence toutes les strates de la partition. Pour Barshai, Beethoven, malgré toutes ses innovations, reste ancré dans le 18ème siècle et les ombres de Haydn et Mozart restent partout omni présentes, ce que soulignent à souhait de nombreux choix interprétatifs: des timbales au timbre sec, des ornements inhabituels, l'absence quasi absolue de vibratos, de rubatos, etc. Autre trait qui témoigne d'une fidélité indéfectible à la partition: le respect absolu de toutes les reprises. La 2ème, souvent empâtée lorsqu'elle est jouée par un orchestre au grand complet (Furtwängler, dans l'un de ses rares mauvais enregistrements, le seul qu'il fit de cette oeuvre, en donne malgré lui l'exemple), resplendit au contraire, traitée comme elle l'est avec cette légèreté bondissante dont nous gratifie Barshai. Légèreté et non pas maigreur: les sonorités, un rien vertes parfois, possèdent néanmoins un réel volume et sont ciselées en profondeur. L'Héroïque possède ce poids indispensable à la logique interne de l'oeuvre, ce qui n'empêche pas l'allegro con brio initial de couler avec une fluidité remarquable et, toujours, une lisibilité totale. La marche funèbre avance sans métaphysique mais avec une tension et une énergie sous-jacentes extraordinaires. Et que dire de la coda du finale, ébouriffante en diable? Epoustouflante 4ème également, très classique mais pleine de verve, passionnante de bout en bout. L'allegro con brio de la 5ème se présente comme un bloc homogène où, pour une fois, Barshai ne s'affranchit pas de la vision traditionnelle, en l'occurrence, ici, du « destin qui frappe à la porte ». Le second mouvement est d'une plénitude rare tandis que les deux derniers, assez lents, ont de la majesté mais aussi beaucoup de vivacité, sans jamais de débordement: la manière dont le chef tient ferme les rênes de ses musiciens dans la coda du finale est proprement inouïe. L'intérêt monte encore d'un cran, si l'on peut dire, avec une Pastorale parfaite d'équilibre, de souplesse et de justesse; un des très grands moments de ce coffret, déjà exceptionnel par ailleurs. Il faudrait des pages pour détailler les mille merveilles qu'on y découvre mais on peut à juste titre considérer cette version de l'opus 68 comme « de référence ». La 7ème débute sur un tempo assez lent et presque raide, ce qui permet à Barshai d'y faire entendre clairement tous les détails, dans une atmosphère générale sévère et presque inquiétante. Le tempo de l'allegretto est tout simplement idéal et, tout en témoignant d'une immense retenue, le chef fait chanter ces célèbres accents avec un intense lyrisme teinté ici de volontarisme, là de rêverie éperdue. Le 3ème mouvement est, lui aussi, remarquable, cette fois par des phrasés originaux qui offrent un éclairage différent, tandis que le finale, tranchant comme une lame, reste jusqu'au bout maîtrisé par une main de fer dans un gant de fer. Enfin, la 8ème, très stricte, granitique, grave mais grandiose, couronne en beauté ce magnifique parcours: revigorante, pleine de bienfaisante vitalité, elle est bel et bien traitée comme une « grande » symphonie et non, comme dans bien des intégrales, comme un entracte entre les 7ème et 9ème. Apothéose, plutôt, qui se fait point d'orgue de la liberté totale d'expression de son créateur, arrivé au sommet d'un art dont on ne mesurera sans doute jamais toute l'étendue. Malgré le caractère inachevé de l'entreprise, nous tenons avec cet album un ensemble d'une valeur artistique inestimable, un jalon dans l'histoire de l'interprétation, inattendu mais qui s'impose tout naturellement.
Bernard Postiau

Son 8 - Livret 9 - Répertoire 10 - Interprétation 10

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