Quand l’abstraction mène à l’essentiel

par

La Traviata de Giuseppe Verdi mise en scène par Robert Wilson et dirigée par Teodor Currentzis

Au Grand Théâtre de Luxembourg, c’est par une immédiate et longue ovation debout que les spectateurs ont manifesté leur enthousiasme à la fin de la première représentation de La Traviata dirigée par Teodor Currentzis et mise en scène par Robert Wilson.

Une représentation d’opéra est réussie quand elle conjugue, quand elle fusionne, ce que l’on entend et ce que l’on voit, quand la mise en scène et le jeu musical et vocal emmènent tous les spectateurs au cœur d’une œuvre dans ce qu’elle a d’unique et de multiple, tout en réservant à chacun d’eux un espace personnel.

On connaît l’histoire de Violetta, cette mondaine, cette « dévoyée » (traviata en italien) qui, touchée par l’amour, renonce à sa vie festive. Mais elle va se heurter aux conventions et contraintes sociales et morales de son temps, sacrifier cet amour, se sacrifier. Atteinte par une maladie sans appel, elle meurt.

Contrairement à d’autres metteurs en scène dont les lectures distraient de l’œuvre et en compromettent l’écoute (certains se souviendront de l’hyperréaliste-tendance partouze d’Andrea Breth à La Monnaie), Robert Wilson donne à voir et à mieux entendre. Et cela de façon inattendue. Aucune volonté réaliste-naturaliste chez lui -il n’y a pas de décor au sens habituel du terme (salle des fêtes, boudoir, canapés, jardin, chambre à coucher). La scénographie est abstraite. Elle est incroyable jeu de lumières : les personnages sont plongés dans des atmosphères colorées, ils sont « saisis » par des projecteurs, des poursuites, qui les « révèlent », qui parfois ne donnent à découvrir que leur visage, qu’une de leurs mains. Une façon si efficace de focaliser notre regard -et notre attention- sur eux. Leur mise en place est tout aussi particulière : se déplaçant de profil, un bras devant, un bras derrière, ils nous apparaissent comme des hiéroglyphes dont peu à peu nous saisirions le sens. Dans cette histoire si sensorielle-sentimentale, ils ne se touchent jamais. Pour ajouter à l’abstraction, d’étranges objets, isolés ou combinés de façon multiple, descendent des cintres, surgissent des côtés du plateau, toujours liés aux évolutions de la partition, aux déplacements-états d’âme des personnages -libre à chacun de les interpréter comme il le veut. Les lumières, les apparences hiéroglyphiques, l’extrême réserve physique des rencontres, les objets, créent un univers déréalisé, mais tel qu’il est absolument conçu pour donner toute son importance au chant, et donc à tout ce qui étreint les protagonistes.  

D’autant plus que Teodor Currentzis réalise un magnifique équilibre entre les voix et les sons de son orchestre. La partition de Verdi est jouée comme une pièce de musique de chambre, donnant à chacun des instruments la place exacte qui lui revient, en symphonie avec les autres musiciens, en dialogue privilégié avec les chanteurs. Quelles nuances obtient le chef. Il est vrai que l’orchestre russe MusicAeterna of the Perm Opera est en phase avec la partition de Verdi l’Italien. Grâce à la direction de Currentzis, les chanteurs peuvent moduler leurs interventions. Jamais, ils ne doivent lutter contre l’orchestre ; toujours, celui-ci est avec eux. Ils peuvent alors prendre des risques, se permettre, jusqu’aux limites les plus ténues, une expressivité vocale révélatrice de leur talent.

Celle qui s’impose alors, c’est Nadezhda Pavlova. Fantastique Violetta, réalisant sans problème les redoutables acrobaties vocales de son rôle, mais faisant de sa voix le portrait de son si généreux personnage. Quels murmures, quelles plaintes murmurées pour si bien dire le don de soi, le sacrifice, la douleur, l’amour. L’Alfredo Germont d’Airam Hernández et le Giorgio Germont de Dimitris Tiliakos, dans le même esprit vocal, accomplissent avec elle le trio fatal de cette tragédie. Les autres interprètes et le chœur de Perm sont à leur unisson vocal et scénique.

Robert Wilson et Teodor Currentzis nous ont amené à l’essentiel de cette œuvre, qui -paradoxe de l’art- nous réjouit du drame qu’elle chante.

Stéphane Gilbart

Luxembourg, Grand Théâtre, le 12 octobre 2018

Crédit photographique : Lucie Jansch

 

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