Quand Roméo Castellucci s'approprie Gluck

par

© Bernd Uhlig

Orphée et Eurydice
(Christoph Willibald Gluck)
Au sortir de ce spectacle d'exception, le public pourrait être partagé. Non pas à propos de la musique, connue et superbe, donnée ici dans la version Berlioz (1859). Mais la mise en scène très étonnante de Roméo Castellucci accapare toute l'attention. Stéphanie d'Oustrac/Orphée chante tout l'opéra debout ou assise sur une chaise, toute seule devant la scène. Une heure et demie durant. Derrière elle, un immense écran sur lequel se déroule une autre aventure, celle d'Els. Suite à un accident, cette jeune femme de 29 ans a basculé dans le coma, puis dans le locked-in-syndrom : enfermée dans un corps paralysé, elle ressent la douleur et l'émotion, mais ne peut communiquer que par un muscle, l'oeil. Pendant le premier acte, lors des lamentations d'Orphée sur la mort d'Eurydice et la décision de se rendre aux Enfers sur conseil de l'Amour, un texte -uniquement en anglais- raconte la vie d'Els avant son accident, puis décrit le drame et l'hospitalisation. Tout cela est poignant, sans aucun doute, mais réduit parfois la partition de Gluck à un fond sonore. Habile néanmoins, Castellucci parvient à réunir les deux actions : le deuxième acte est très réussi à ce propos. Le parcours d'Orphée et ses retrouvailles avec Eurydice aux Champs-Elysées sont mis en parallèle avec le trajet d'Els vers l'hôpital. Scènes de médications, voitures sur la route, couloirs de cliniques (air "Quel nouveau ciel"), chambre 416 enfin, le tout au moyen d'images toutes floues (Vincent Pinckaers). On pense au long voyage onirique dans 2001 Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick. L'apparition d'Eurydice est belle, Sabine Devieilhe, ravissante, toute d'orange vêtue, reste lointaine. Orphée se retourne, l'écran passe au blanc aveuglant. "J'ai perdu mon Eurydice", air célèbre s'il en fut, débute, lui, dans une obscurité complète. Surprise finale : après l'intervention de l'Amour, Eurydice se réveille au milieu d'un paysage nocturne arcadien enchanteur, ruines et arbres compris. Sur l’écran, on revoit alors Els, à qui l’on retire délicatement les écouteurs : elle a écouté tout l’opéra, en direct. Je me suis attardé sur cette mise en scène particulièrement curieuse et originale, car elle a frappé fort. Le statut d'Eurydice au royaume des Ombres mis en parallèle avec l'état pseudo-comateux d'une jeune fille moderne est une idée chère au metteur en scène italien, qui a l'intuition d'"un autre monde, soumis à d'autres règles, d'autres lois, d'autres langages, d'autres conceptions du temps et de la perception ainsi que d'autres paramètres de la douleur et de l'émotion" (programme de salle). Il faut signaler l'accord de la patiente et de sa famille quant à cette intervention. La production de Castellucci a été créée à Vienne, mais dans la version italienne de 1762, avec une autre patiente et d'autres images. Saluons l'exceptionnelle prestation soliste de Stéphanie d'Oustrac, une des meilleures chanteuses françaises actuelles. Orphée à la diction parfaite et au legato classique impeccable, elle est parvenue à une intensité dramatique presque insoutenable sans aucun geste : une performance inouïe. Rôle très court, Eurydice a charmé tout de suite par la couleur chaude et tendre du timbre bien plus aigu de Sabine Devieilhe. Très motivés, l'orchestre et les choeurs de la Monnaie, ainsi que le choeur de jeunes "La Choraline" (les choristes sont invisibles), dirigés par Hervé Niquet, ont accompagné ce périple intérieur de la manière la plus fidèle qui soit : avec passion. Tempi plutôt rapides, beauté des bois (cors, hautbois, bassons) : un enchantement musical. "Avant de me mettre au travail, ma grande affaire est d'oublier que je suis musicien, de m'oublier moi-même pour ne plus voir que mes personnages" écrivait Gluck. Castellucci a obéi à cet engagement du musicien, en ancrant le sujet mythique à notre époque : la douleur est éternelle, la force de l'amour aussi.
Bruno Peeters
Bruxelles, La Monnaie, le 17 juin 2014

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