Quel chef et quel orchestre !

par
Jordan

Philippe Jordan © Johannes Ifkovits

Pour achever sa brillante saison de concerts, le Service Culturel Migros invite pour la deuxième fois les Wiener Symphoniker qui n’avaient pas reparu à cette enseigne depuis octobre 2009 ; mais y débute leur chef titulaire depuis quatre ans, Philippe Jordan qui, au vu de sa phénoménale carrière, ne vient que rarement à Genève.

En entrant sur la scène du Victoria Hall dimanche dernier, il ne peut masquer une certaine émotion ; car, en ce lieu, combien de concerts à la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande a donné son père, Armin, qui proclamait partout que son fils était infiniment plus doué que lui. Il est vrai qu’en l’occurrence, le résultat tient de l’exceptionnel dans un programme comportant deux des oeuvres symphoniques les plus redoutables de Richard Strauss.
Est proposé d’abord Don Quichotte op.35 qui a pour soliste le violoncelliste savoyard Gautier Capuçon. Cette série de variations à caractère chevaleresque, le jeune maestro l’aborde avec une souplesse de phrasé où transparaît une ironie mordante ; il profite du soyeux des cordes pour soigner chaque détail puis, sur le grondement des basses, il ouvre l’éventail des coloris avant de conclure l’épisode par un véhément coup de timbale. Le violoncelle joue du rubato pour s’apitoyer sur le chevalier à la triste figure, tandis que l’alto solo d’Herbert Müller dialogue sur un ton compatissant avec le tuba. Grâce à l’extrême précision des lignes prend forme un tutti aux accents belliqueux, alors qu’est pourfendu un troupeau de moutons bêlant de savoureuses dissonances. La viole se déhanche pendant que l’autre voix, plus grave, se pare d’une mélancolie attendrissante que trouble une procession de pénitents claudiquant sous le sarcasme des bois. La veillée d’armes rassérène les deux complices jusqu’au moment où les hautbois profilent une paysanne hideuse. Mais les cordes se laissent emporter par une chevauchée dans les airs, suscitée par une baguette, magistrale dans sa rigueur rythmique. Le pizzicato des basses puis les trompettes cinglantes narrent les ultimes combats dont l’inanité est révélée par le violoncelle de Gautier Capuçon qui devient proprement bouleversant tandis que s’éteint le pauvre hère renonçant à sa gloire illusoire. Face à l’accueil chaleureux du public, les solistes sollicitent deux des altistes pour présenter la transposition d’une brève page de Chostakovitch, le Prélude des Trois Pièces inédites de 1923-24.
En seconde partie, Philippe Jordan s’attaque à Ein Heldenleben op.40. Bénéficiant de la qualité de tous les pupitres, il se pare d’une énergie vrombissante pour dépeindre le héros en une ligne unique qui se teintera d’amertume au moment où paraîtront ses adversaires, les critiques musicaux. Le violon solo d’Anton Sorokow joue des mille ressources de sa palette pour ébaucher le portrait de la compagne, si imprévisible dans ses sautes d’humeur, tandis que l’ensemble chante avec ampleur la grande scène d’amour. En coulisse, trois trompettes donnent le signal de la bataille, orgiaque sous les cuivres cinglants qui finiront par proclamer la victoire. Le tutti se complaît ensuite dans nombre d’autocitations d’un passé glorieux qu’absorbera graduellement le cor anglais dans sa volonté de résignation. Brièvement, les tumultes extérieurs refont surface ; mais ils sont vite estompés par un discours qui prend le temps de respirer pour atteindre à une sérénité contemplative. A peine le dernier accord posé, les spectateurs manifestent bruyamment leur enthousiasme ; visiblement touché, Philippe Jordan offre deux bis, une Cinquième Danse Hongroise de Brahms et une Tritsch-Tratsch-Polka de Johann Strauss jr à vous couper le souffle !
Paul-André Demierre
Genève, Victoria Hall, le 10 juin 2018

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