Racine et Mozart à la sauce Union Européenne

par

Mitridate, re di Ponto
Eu égard aux problèmes rencontrés par les travaux actuels au bâtiment historique de La Monnaie, et à l'installation précaire sur la site industriel de Tour & Taxis (voir notre critique de Béatrice et Bénédict), Peter de Caluwe a renoncé à remonter la production du Mitridate de Mozart dans la mise en scène de Robert Carsen de 2007
, mais a lancé un appel d'offres aux metteurs en scène, remporté par le couple Jean-Philippe Clarac - Olivier Deloeuil. Refusant les didascalies, il s'écarte délibérément de tout décor peplum pour plonger dans l'actualité. Bruxelles étant la capitale de l'Europe, nous voici dans les arcanes de l'Union, tout au long d'un sommet des 28. Mitridate perturbe l'idée de l'Union, comme il l'a fait de Rome au Ier siècle avant notre ère. Rien ne manque : de la salle d'attente à la grande table de réunion ou aux pupitres de conférences de presse, larbins et secrétaires inclus. La salle elle-même est décorée des 29 drapeaux des Etats-membres (les 28 + ... le royaume du Pont). Bien entendu, les costumes sont contemporains. Tout le spectacle est suivi au rythme des journaux télévisés qui, ponctuellement, par le biais de moniteurs, parsemés dans toute la salle, informent le public de l'actualité immédiate : annonce de la mort de Mitridate suivi du démenti, réactions, alliances diverses... Tout cela fonctionne bien, avec même quelques coquetteries comme l'arrivée de Mitridate, que l'on suit (sur video) en taxi dans Bruxelles : il arrive en trombe dans la salle, salue joyeusement un couple de spectateurs, puis monte illico sur scène. Opera seria oblige, les airs succèdent aux récitatifs, trois heures durant. Il faut saluer l'art de Clarac et de Deloeuil : chaque moment de la soirée est suivi, meublé, et l'on ne s'ennuie à aucun instant, jusqu'à la fin, lors de l'abdication, très sobre, du monarque vaincu. La mise en scène parvient à allier la réflexion politique aux intrigues amoureuses, noeud de cette tragédie d'un Racine à son sommet et d'un Mozart de quatorze ans. Dans le genre "opera seria", l'action repose sur les récitatifs, ici accompagnés de manière très animée au clavecin par le chef, Christophe Rousset, et par Corinna Lardin au violoncelle. Essentiels sont les aria da capo, connus et parfois interchangeables (air de passion, air de fureur, air de triomphe, air funèbre, etc.), défendus par des chanteurs hors pair. Gloire à la distribution, qui en réunit une pléiade extraordinaire. Tous les rôles, vocalisants à l'extrême, sont en effet très exigeants, hormis celui de Mitridate qui, lui, se distingue par "des sauts d'intervalles vertigineux et la fréquence des contre-ut" (Rousset). Michael Spyres, que nous avions tant admiré dans son Arnold de Guillaume Tell, en 2014, fut souverain, non seulement du Pont, mais du public, qu'il conquit aisément : brillantes ou touchantes, ses armes ont brillé à chaque apparition : le finale de l'acte I, par exemple, fut éblouissant (et très applaudi). Et son air Tu, che fedel mi sei au début de l'acte suivant, très doux, a démontré son infini souci de la ligne. Le ténor américain joue désormais dans la cour des grands. Pour ses débuts en Aspasia, la soprano néerlandaise Lenneke Ruiten a frappé fort : comme dans son Ophélie de l'Hamlet d'Ambroise Thomas de décembre 2013, elle nous a convaincu par d'exceptionnelles vocalises, mais aussi par un sens dramatique qui s'est déployé dans la somptueuse et très gluckienne cavatine "Pallid'ombre, che scorgete", au dernier acte. Un très grand bravo aux fils royaux, tous deux chanteurs superlatifs. Myrto Papatanasiu (Sifare), soprano grecque très à l'aise sur scène, a impressionné par une prestation vocale impeccable, au velouté exceptionnel, dans son grand air avec cor obligé, ainsi que dans son air de fureur final. Le rebelle Farnace était joliment chanté par le contre-ténor australien David Hansen, qui possédait le tranchant et la vaillance requis pour ce rôle difficile mais riche. Rien à redire non plus à la remarquable Ismène de Simona Saturova, qui a bien fait ressortir l'héritage baroque de son air "So quanto a te dispiace", et campé un personnage attachant à chacune de ses interventions. L'Arbate omniprésent d'Yves Saelens, et le martial Marzio de Sergey Romanovsky complétaient ce casting parfait. Un grand bravo encore à Christophe Rousset et à l'Orchestre symphonique de La Monnaie, artisans moteurs de cette soirée réussie.
Bruno Peeters
Palais de La Monnaie, Tour & Taxis, le 17 mai 2016

En complément du programme de salle, La Monnaie distribuait un "Mitridate Magic Workshop", petite brochure de 60 pages, adaptation et réécriture du livret par l'ERG (Ecole de recherche graphique), travail astucieux et inventif.

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