Rencontre : Christian Lindberg, Artiste de l'Année, ICMA 2016

par
lindberg

- Christian Lindberg, vous avez dit un jour que le trombone était l'instrument du siècle dernier. Pensez-vous qu'il est toujours l'instrument de ce siècle ?
Je ne le pense pas. Je suis un peu déçu. Vous voyez, j'ai mené une carrière avec le trombone et aujourd'hui, j'élargis mon travail. Bien sûr, je vais poursuivre la création de concertos pour trombone. En 2017, je vais créer le concerto du compositeur suédois Per Egland. Mais les choses ne se passent pas comme je l'espérais. J'ai donné quelques masterclasses avec de jeunes trombonistes vraiment talentueux et je les ai très fortement encouragés à tenter une carrière de soliste, mais ils rejoignent tous des orchestres (il rit).

- Question de sécurité ?
Oui, question de sécurité. Tout le monde joue la sécurité.

- Il y a assez d'orchestres pour tous ces instrumentistes ?
Le monde orchestral rétrécit et il existe de moins en moins de possibilités, mais je pense qu'il s'agit aussi d'un manque de créativité. Pour un tromboniste vraiment talentueux, il est possible d'être soliste à temps plein. J'avais espéré qu'il y en ait deux ou trois mais les jeunes préfèrent entrer dans un orchestre. Ou bien ils s'orientent d'une tout autre façon : ils deviennent avocats ou quelque chose dans le genre (rires).

- Ne peut-on être à la fois soliste et membre d'un orchestre ?
Non ! Pensez-vous qu'Itzhak Perlman pourrait également être violoniste dans un orchestre? Non, cela ne fonctionne pas. Il en va de même pour le trombone.

- Mais certains instrumentistes poursuivent cette double carrière...
Oui, mais ils n'atteindront jamais le même niveau que des solistes. Et comme il y a peu de trombonistes solistes vraiment connus, le monde musical n'a pas la chance d'avoir beaucoup de pièces ou de concertos pour trombone.

- Est-ce la seule raison ?
Non. Au 20e siècle, le jazz a pris une grande part dans la vie musicale. Le jazz et le rock ont suivi leurs propres chemins et ont "volé" une grande partie du marché des instruments acoustiques. En tant qu'instrumentistes acoustiques, nous avons été un peu trop conservateurs et trop peureux.

- Pour quelle raisons vous êtes-vous mis à diriger ?
C'est un orchestre qui me l'a demandé. Je donnais une nouvelle pièce en concert et le chef n'y était pas préparé (rires...) 

- Ce n'est pas une histoire nouvelle... (rires)
... et j'ai mené ça très diplomatiquement... Les musiciens -les membres du Northern Sinfonia- sont venus à moi et m'ont dit : "Wow, vous devriez vraiment diriger!". 

- Quand était-ce ?
En 1997. J'ai répondu : "Non, ce n'est pas ce que je veux faire." Mais ils ont insisté : "S'il vous plaît, essayez au moins !" Et j'ai cédé : "OK, dans trois ans. J'arriverai en octobre 2000."
J'ai donc eu trois ans et demi pour me préparer. J'ai pris beaucoup de leçons des grands chefs d'orchestre avec lesquels je travaillais. Une très bonne école. J'ai appris beaucoup de Leif Segerstam, de Neeme et Paavo Järvi, de Gilbert Varga, Esa-Pekka Salonen. Il y en a eu beaucoup... Zubin Mehta aussi. Une bonne éducation. 

lindberg-e1473681546152-250x188- Sur votre site Web, je lis que vous ne voulez pas être étiqueté « compositeur » et que parler de ce que vous avez écrit serait un non-sens. Mais quelques compositeurs qui ont écrit pour vous ont peut-être eu une influence sur votre style...
Je ne veux pas parler de "style" parce que le style devient quelque chose qu’on copie. Pourquoi Berio est-il si spécial ? Pourquoi Xenakis est-il si spécial? Pourquoi Takemitsu est-il si spécial ? Parce qu'ils ont leur caractère propre. Beaucoup de compositeurs, voyant qu'ils réussissent, se disent : "OK, si j'écris comme ça, j’aurai du succès." Moi, je veux être complètement libre et me questionner à l'intérieur, vraiment à l'intérieur de mon cerveau. Et je vois ce qui en sort. Tout peut advenir : une musique laide, belle, drôle... C'est un peu comme une petite fille de cinq ans qui dessine. Elle n’essaie pas d’être bonne. Parce qu'elle n'est tout simplement pas hors de sa créativité. Et il est extrêmement important de garder cette créativité naturelle.

- Mais est-il possible d'être libre de tous motifs ?
Non (il rit), mais on peut essayer. Je commence une œuvre absolument libre, vide de tout. Je crée toujours différents embryons, différentes idées et je les laisse reposer un certain temps. Quand j’y reviens, je les regarde, je vois ceux qui sont originaux, ceux qui sont des copies, ceux qui sont mauvais, ceux qui sont ceci ou cela, et puis j'en trouve quatre ou cinq qui me semblent bons et je commence à construire une pièce autour d'eux.

- Vous positionnez-vous en tant que soliste lorsque vous écrivez, ou pas nécessairement ?
Non, la musique vient toujours en premier ! Et puis, bien sûr, elle dépend aussi de la commande. Parce que jusqu'à présent, je n'ai écrit que sur commande. Je n'ai écrit qu'une seule pièce "hors commande" et depuis, je reçois des commandes de tous les orchestres.

- Et où est le public, dans votre composition ?
Je vais vous raconter une expérience vécue. J'ai un très, très bon ami qui est un spécialiste du cerveau. Il est très intelligent, très bien éduqué, mais il ne connaissait pas la musique classique et je l'y ai introduit… Il est venu à mes concerts et il m'a dit : « Je me sens si loin de toi. Pourquoi portes-tu ces vêtements ? ». J’ai répondu : « Nous devons porter ces vêtements. Cela fait partie du concert, c'est beau ». Il a ajouté : « Non, ce ne l’est pas. Je me sens exclu. »
Pour le 75e anniversaire du BBC Symphony, j'ai essayé un nouveau code vestimentaire : pantalon en cuir et chemise noire. J'étais soliste, Joshua Bell était l'autre soliste. Je me promenais dans les coulisses et tout le monde me regardait comme pour dire: « Qu'est-ce qu'il fait ? Il est fou ? »... Je me disais « Merde, merde, cela ne convient pas à ma profession. Merde, mon ami. Pourquoi me pousser à cette horreur? »
Je suis monté sur scène après Joshua Bell qui avait reçu des applaudissements très polis. Quand je suis arrivé, le public est devenu complètement sauvage. J'ai joué et le public était enthousiaste. Dans les coulisses, Joshua a plaisanté : « Pourquoi ne m'as-tu rien dit ? J'ai l'air stupide à côté de toi ! Tu as volé mon show ! » Et puis le directeur général du BBC Symphony a fait un long discours à propos de l’orchestre et l'a terminé en disant « Nous devons tirer des leçons du code vestimentaire de notre collègue suédois ». Cela avait marché. Depuis ce jour-là, je n'ai plus porté de queue de pie. Des petits détails comme ceux-là peuvent aider. Sans aller trop loin, bien sûr, mais nous devons nous ouvrir, nous détendre et communiquer avec le public plus jeune.

- Pensez-vous qu'il y a une chance de conquérir plus de jeunes ?
Absolument !

- S'il y avait moins de rigidité...
Absolument. Les jeunes peuvent vraiment aimer la musique classique. Pas nécessairement quand ils ont 20 ans, mais quand ils en ont 30 ou entrent dans la quarantaine. Ils recherchent ce type de musique qui est un peu plus qu'une chanson rock. Lorsqu'ils vont au concert, ils écoutent la musique pour elle-même. Et cette musique est incroyable. Mozart vivra toujours, Beethoven vivra toujours, Bach... tous ces compositeurs... Mais il faut cesser d’imposer ce genre de vêtements, cette attitude snob.

- Pensez-vous que le CD et la musique enregistrée ne sont plus qu'une trace du passé ou bien vont-ils survivre ?
La musique enregistrée va certainement rester.

Artist of the Year ICMA 2016. Christian Lindberg reçoit son prix à San Sebastian
Artist of the Year ICMA 2016. Christian Lindberg reçoit son prix à San Sebastian

- Pourquoi enregistrez-vous ? Quel est votre but principal quand vous décidez d'enregistrer un concerto ou une autre pièce ?
Réfléchissez au concert en direct. C'est seulement un moment. Si vous pensez à un peintre, c’est comme si le public le regardait pendant qu'il travaille et retravaille. Un enregistrement, c’est comme faire un dessin. Vous pouvez gratter, aller vers la perfection. Un enregistrement, pour moi, c’est une occasion de placer la musique à un niveau différent, mieux que ce que l'on peut faire en live. 

- N'est-ce pas une sorte de mensonge ?
Non, c'est cette chance de porter la musique à un autre niveau. Lorsque vous donnez un concert et que vous écoutez l'enregistrement, vous trouvez que cette mesure-ci était ci ou ça,... celle-là aurait été mieux si... Toujours. C'est le propre de la musique "live" et c'est fantastique. Mais ce n'est pas quelque chose à réécouter. C'est un moment et il a sa propre histoire.
Un enregistrement permet par exemple de placer les micros en position idéale. Aujourd'hui, il y a des ingénieurs du son fantastiques, notamment en Allemagne. Ils sont incroyables. Donc, avec le CD, vous êtes installé à la meilleure place, tout à l’écoute, ce que vous n’aurez jamais dans une salle. Vous pouvez vous asseoir dans votre salon et vivre cette expérience. C'est vraiment fantastique. 

- Pensez-vous que vous pouvez maintenir la même tension de concert dans une atmosphère de studio ?
Bien sûr ! Si vous avez un grand ingénieur du son et si vous avez une bonne relation avec l'orchestre. 

- A la fin, vous coupez ?
Coupe et coupe ! Mais en gardant toujours la musique au centre. Mais ce n’est possible que si vous avez un ingénieur du son qui comprend tout, qui comprend la musique. Et vous-même, si vous comprenez et pouvez écouter très, très, très soigneusement et vous adapter à la situation. 

- Ne risque-t-on pas d'obtenir quelque chose de stérile ?
Non, je ne le pense pas du tout. Bien sûr, il y a un danger si ce n’est pas fait très soigneusement.

- Certains auditeurs ont écouté votre enregistrement avant la même pièce en concert. Vous pourriez vous sentir en compétition avec vous-même pour conserver le "haut niveau" »
Pas du tout. Je vais la jouer très différemment et, pour l'auditeur aussi, ce sera aussi une expérience complètement différente.
A l’âge de 32 ans, j’ai fait une expérience très importante. Avec le Radio Symphony Orchestra et Leif Segerstam, nous enregistrions le Concerto pour trombone de Serocki. Nous l'avons donné en concert. Nous avions très peu de temps et nous devions donc jouer parfaitement à chaque fois parce que, à l'époque, il n'y avait guère de montage. Aujourd'hui, vous pouvez tout modifier ; à ce moment-là, vous ne pouviez pas. Je recherchais donc la prestation parfaite. Et ce fut mon concert le plus parfait. Du début à la fin, j’ai suivi parfaitement la voie que je voulais, sans la moindre erreur. Je m’attendais à des applaudissements déchaînés puisque que, quand je faisais des erreurs, le public était déjà enthousiaste. Je me disais : "Attendez que je joue parfaitement". Mais la réaction a été très modérée. Le public veut voir que vous faites des erreurs. Il veut entendre un "direct". Il veut vous voir prendre des risques et il ne se soucie pas des erreurs. Je pense que c’est très important.

- Pour revenir au début de votre vie musicale, qu'est-ce qui vous a amené au choix du trombone ?
C'est Jack Teagarden, le jazzman tromboniste qui a joué avec Luis Armstrong. J'avais 17 ans et je faisais partie d'un groupe de six, un "gang" à l'école. Le père d'un gars avait tous les 78 tours de Luis Armstrong, Jack Teagarden et Dixieland. Ils étaient fantastiques ! C'est ainsi que avons commencé un groupe semblable.

- Avec le jazz?
Oui, avec le jazz. Je suis tombé amoureux de ce Jack Teagarden, sa façon de chanter, de jouer. J'ai acheté un trombone pas très cher et j'ai commencé à apprendre. Et puis je suis allé chez un professeur orienté musique classique. Je ne savais pas vers quoi aller. Un jour, ce professeur de musique classique m'a dit : "Vous devez décider entre le jazz et la musique classique". J'ai fait mon choix sans savoir si c'était la bonne décision. Cela m'a rendu plus ouvert. Peut-être que j'aurais été un jazzman aujourd'hui... 

- Ou les deux…
Oui, les deux. Mais… 

- Aujourd'hui, vous jouez du jazz pour vous-même ?
Oui. Dans une « party » ou des choses comme ça, je le fais. Mais pas en public. 

- Vous êtes aussi intéressé par les instruments anciens...
Bien sûr, mon frère joue du luth et il tourne beaucoup. C’est un grand puriste. Donc, je fais des projets avec lui, mais cela se limite à des projets. Mais je l'écoute beaucoup. 

- Vous n'avez pas assez de temps ?
Non ! Pour le moment, toutes les symphonies de Pettersson et la composition me prennent beaucoup d'énergie. 

- Est-ce que vous enregistrez toutes les symphonies Pettersson ?
Toutes. Dix-sept au total. Fantastique! Je les fais avec l'Orchestre Symphonique de Norrköping. Nous avons presque terminé. Il nous reste les symphonies 5, 12, 7 et 17 et nous aurons l'ensemble du cycle.

- Vous êtes connu pour le soin de vos embouchures...
Oui, je fais mes propres embouchures et mes propres instruments. Je collabore de façon fantastique avec Conn-Selmer qui est le plus grand et le meilleur facteur de trombones. Ils ont aujourd'hui plus de 100 ans. Nous avons fait un instrument flambant neuf, appelé CL2000. Nous avons commencé en 1988 et nous l'avons construit jusqu'en 2000. Et je fais mes propres embouchures, de six tailles différentes.

- Qu'est-ce qui est différent ?
Plusieurs choses. La taille de la jante, la profondeur, l'épaisseur de la jante... J'ai eu la chance d'avoir un beau-père fabricant d'instruments et nous avons fait de nombreuses expériences. Nous avons travaillé sur les embouchures pendant six ou sept ans. C'était très excitant !

- Et qu'en est-il de la protection de vos dents ?
Je les ai toutes !

Propos recueillis par Nicolas Catto (Musica, Italie) et Andrea Meuli (Music & Theater, Suisse)
San Sebastian, le 31 mars 2016

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