RENCONTRE : Jean-Philippe Collard, "ouvrir grand la boîte"

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© Bernard Martinez, La Dolce Volta

En marge des Flagey Piano Days où se réuniront de très grands et jeunes artistes (Rémi Geniet, Frank Braley, Anna Vinnitskaya...), nous avons pu rencontrer Jean-Philippe Collard qui jouera au Studio 4 le 21 février prochain. Pianiste de talent dont la carrière n'est plus à faire, il inspire, par ses enregistrements et concerts, un certain nombre d'artistes. En toute simplicité (trait qui caractéristique de J.Ph. Collard), c'est un échange passionnant et instructif sur différents points importants que nous proposons ici.

- Dans le cadre des Flagey Piano Days, vous êtes en quelque sorte le centre de gravitation. Qu'est ce qui vous amené à cette accepter ce projet ?
Vous savez, c'est une offre qui s'intègre dans une offre globale : un certain nombre de villes qui m'invitent, moi ou d'autres artistes, et c'est aussi à l'initiative de Gilles Ledure. Lorsqu'il était aux manettes à Lille, il m'avait invité pour jouer les Tableaux d'une exposition et ce concert s'est passé dans des conditions telles qu'il a voulu réentendre l’œuvre dans d'autres conditions. Je suppose qu'il n'a pas gardé un trop mauvais souvenir de ce concert et souhaitait que je joue ces Tableaux à Flagey.

- Le programme est impressionnant, complexe et difficile. Pourquoi avoir agencer les Tableaux avec la Seconde Sonate de Chopin et les Scènes de la Forêt de Schumann ?
Il n'y a pas de désir particulier, pas de thème. Il se trouve que tout commence en sib majeur ou mineur. C'est à peu près le seul point de couture entre les œuvres car sinon elles ne ressemblent pas sauf à considérer que Schumann n'a pas fait autre chose que des peintures, comme Moussorgsky qui transcrit des tableaux. Schumann transcrit des scènes de la forêt d'une manière remarquablement précise. Il a absolument voulu appliquer l'ambiance à la qualité de sa musique et de son inspiration ; il est rare que l'adhésion ou l'agrégation soit si proche, en tout cas chez Schumann. Ce sont les deux piliers et, au milieu, la Sonate funèbre qui ne ressemble à aucune autre ; il n'est donc pas nécessaire de mettre cette si œuvre singulière dans un élément thématique, elle se place partout et nulle part.

- N'est-il pas difficile de proposer un programme aussi large en si peu de temps ?
Ce programme, côté chronomètre, n'est pas long. Il est dense sur le plan de la pensée mais pas tant que ça. Les arguments sont anecdotiques s'agissant de Schumann et Moussorgsky. Il n'y pas de plongée dans un univers comme chez Schubert ou Beethoven. C'est une musique parlante et il reste la courte Sonate funèbre, pilier central. Je suis heureux qu'elle soit courte, non pas par la difficulté technique qu'elle pourrait représenter, mais simplement par les idées qu'elle génère. Pas seulement la Marche funèbre très connue et l'épisode central qui n'est d'ailleurs pas funèbre mais plutôt angélique, paradisiaque, mais surtout à cause de ce final qui s'en va dans les abîmes, les profondeurs. Je ne sais plus qui disait que c'était un coup de vent glacé sur les tombes et cela, heureusement,c'est court.

- Pour revenir aux Tableaux, je pense tout de suite à l'excellente orchestration de Ravel. Vous en êtes-vous inspiré ?
Même si je n'y fais pas référence directement, j'ai évidemment dans l'oreille ce qu'en a fait Ravel. L'imaginaire à ce moment-là est tellement riche et puissant que forcément vous avez des applications sonores, c'est le principe de cette œuvre. Ravel nous a pas tellement rendu service : il a fait pas mal d'ombre à la version piano. Mais il nous a donné aussi une faculté d'inspiration considérable à laquelle on ne peut pas échapper. Ce qu'il faut retenir et savoir de cette œuvre, c'est qu'en tout cas, Ravel ou pas, il y a une dimension sonore qui est donnée soudainement à l'instrument que peu de compositeurs ont atteint excepté Liszt et certaines manières de Messiaen. Avant que Ravel ne la transcrive, il s'agissait déjà d'une partition symphonique.

- Je pense aux Catacombes qui, à l'orchestre, sonnent merveilleusement bien alors qu'au piano, trouver les bonnes sonorités est redoutable.
Oui, c'est vrai mais pour nous, pour moi, c'est un domaine de recherches à cause de ce que je sais ou de ce que j'ai entendu de Ravel. Un domaine de recherches qui me pousse à trouver des atmosphères et sonorités. Si Ravel n'avait pas été là, je n'aurais pas ce désir de « presque » imitation, de donner au piano ces couleurs et des saveurs inédites.

- A propos de l'écoute, de l'inspiration et de l'imagination, les jeunes musiciens ont parfois tendance à se cantonner à la pratique sans plus prendre le temps d'écouter autre chose. Cela devient un flot de notes sans aucun sens. Doit-on retourner en arrière et prendre le temps d'écouter ce qui nous entoure pour affiner notre imagination ?
C'est une analyse pertinente et vraie. Il y a un lissage qui n'est pas dû simplement qu'au désir des jeunes artistes, c'est aussi le produit des avancées technologiques tel l'enregistrement. Et celà finit par « transpirer » dans le public qui en arrive à son tour à désirer ce lissage. Aujourd'hui, il faut un renouvellement quasi quotidien de ce qu'on est en droit d'espérer du piano. Il faut forcément des nouveaux pianistes, qui jouent mieux que les anciens. Le niveau est de plus en plus élevé. Par le biais des concours internationaux -qui ne nous rendent pas service en l'occurrence- ce sont les techniciens qui vont l'emporter sur des musiciens qui ont plus à dire mais qui sont plus fragiles. Pour être tout à fait égoïste, ce système, même si je le déplore, je m'en arrange. J'ai la prétention d'appartenir à la catégorie de ceux qui n'ont pas cette espèce de rigueur pianistique, mais qui ouvrent grand la boite et offrent quelque chose de nouveau.

© Bernard Martinez, La Dolce Volta
© Bernard Martinez, La Dolce Volta

- Vous êtes directeur des Flâneries musicales de Reims où se produisent de jeunes artistes. L'offre est- elle assez importante pour les jeunes aujourd'hui ?
En tant que directeur artistique de ce vaste festival, je leur réserve une place. J'en choisis trois, je les mets sur la scène et Medici TV se charge de la rediffusion. Ainsi, je leur apporte quelque chose qui est de nature à les faire connaître parce que je crois personnellement qu'ils ont énormément de talent. Je m'attache à cela et aussi à ce que les artistes sélectionnés, une fois qu'ils ont vécu cette expérience à Reims, s'attachent à mon festival et reviennent volontiers pour donner des concerts. C'est l'occasion pour le public de suivre une éventuelle évolution.

- Êtes vous attaché à la transmission de votre savoir, de votre expérience ?
Je n'ai jamais pu régler ce problème d'enseigner et de faire des concerts en même temps. Je n'y arrive pas. J'étais sur le point de faire le pas et puis j'ai eu peur d'être aliéné par un groupe d'étudiant qui mérite qu'on s'en occupe d'une manière très efficace, qu'on soit à leur côté. Le professeur est un guide et j'ai trouvé la charge trop lourde. Je regrette un tout petit peu de ne pas pouvoir transmettre quelque chose a malheureusement disparu, l'éducation de la matière sonore au travers du répertoire français. Je continue de penser qu'il existe une véritable approche du son français même au travers des instruments contemporains (les pianos qui sortent d'usine aujourd'hui). Il y a une manière de jouer le répertoire français, une manière de le penser, de le comprendre. Au conservatoire -qui n'en est pas à une bêtise près- c'est complètement négligé. Dans les concours, la musique française, une vraie richesse quand on pense à Debussy, Ravel, Fauré, Chabrier, est très vite écrasée par les compositeurs germaniques ou le répertoire romantique. Je ne vois pas beaucoup de grands artistes qui se préoccupent de cet héritage.

- Beaucoup de jeunes artistes participent au Flagey Piano Days. Auriez-vous un conseil à leur donner ?
Même si je n'enseigne pas, il arrive que des étudiants frappent à ma porte ou m'appellent et je les reçois. Des entretiens parfois longs pour parler et saisir les motivations profondes de chacun. Savoir d'où il vient et où il veut aller. La musique est-elle au centre de sa vie, ou bien est-il attiré par une forme de performance, de compétition ou de mise en avant de sa personnalité ? Je me forge une opinion et tente de faire comprendre à certains que le parcours n'est pas ce qu'ils imaginent. C'est bien d'avoir de l'enthousiasme, de l'ambition mais cela n'est pas une finalité. Ce qui compte, c'est la vision qu'on peut avoir quand on a 25 ans sur une vie entière consacrée à la musique. C'est une vie matérielle, spirituelle, c'est une vie quotidienne aussi car elle est très affectée. Je me méfie beaucoup de tout ce qui est attraction de la lumière ; je déteste cette immédiateté séductrice qui lie l'effet pianistique et l'enthousiasme des gens. Cette disposition d'esprit m'est étrangère et je la déteste vraiment.

- Est-ce que le stress est toujours présent ?
Oui. Pendant des années, j'ai essayé de le chasser, de le mettre à côté, de me protéger, de me fortifier pour qu'il ait moins d'emprises sur moi. Après, j'ai assimilé le stress et la concentration. Plus j'étais concentré, plus il était présent, ce n'était donc pas la bonne marche à suivre. Aujourd'hui, il me fait autant souffrir, c'est une évidence. Est-ce que j'ai plus de faculté à le maîtriser une fois que je suis sur scène, c'est possible mais il y a des jours où je suis obligé de laisser passer le temps sans parler de ma personne et de ce que j'ai à dire, de laisser le destin s'accomplir. Parfois, in fine -après analyse et après concert- le stress est un élément indispensable pour que tout arrive à fleur de peau et que tout voyage dans la salle.

- Certains disent que le stress part avec l'expérience et d'autres le contraire...
Effectivement. J'ai eu le grand privilège de connaître de Horowitz. Plus il avançait, plus il était considéré comme une icône, plus il avait de mal à entrer sur scène. Il a laissé des témoignages incomparables...

- Vous avez gagné les Concours Long-Thibaud et Cziffra. Faut il forcément passer par les concours pour faire une carrière ? Il y en a tant qui disparaissent au bout des quelques années...
J'ai plusieurs réponses. D'abord, si j'avais 15, 18, 20 ans, j'irais vers ces concours de manière naturelle : ce serait un objectif pour préparer du répertoire et le mettre à disposition d'oreilles qui voudraient bien m'écouter. Il n'est pas si fréquent qu'on puisse jouer devant un jury et, a fortiori, un public. On a besoin de s'exercer et de recevoir le retour public qu'offrent les concours. Celà permet aussi d'écouter les autres, ce qui ne fait du mal à personne. J'appuie volontairement sur cette phrase car on est dans un tel monde d'isolement aujourd'hui, on travaille tellement, qu'on perd l'idée d'écouter un grand maître à Pleyel ou ailleurs. Il ne faut plus acheter de disque, on n'a plus besoin de culture, c'est affligeant. Je dirais aussi que le concours est aujourd'hui une nécessité pour se singulariser, pour essayer de glaner ici ou là un diplôme qui permet d'entrer en contact avec des agents. On ne peut pas en vouloir aux jeunes de souscrire à cette formule car elle est la seule pour sortir, se positionner, s'encourager. Après, il faut prêter attention au fait que le concours met en valeur, ou résume et conclut une carrière d'étudiant. Le concours est là pour dire : vous avez derrière vous 15 ans d''études et un répertoire qu'on vous a imposé. On devrait ajouter: vous êtes parmi les plus prometteurs, mais pas parmi les artistes qui vont voyager à travers le monde. On peut être impliqué dans une compétition et avoir le culot nécessaire de la jeunesse. Une fois qu'on arrive dans le monde réel, auréolé d'un bagage comme celui là, la démarche est complètement différente. Il ne faut donc pas s'étonner qu'il y ait des plongées et que les gens se disent qu'Untel ne résiste pas. Comment peut-on le savoir à 21 ans ? Comment pourrait-on s'imaginer capable d'assimiler tout ce qui tombera sur la tête ? Le concours n'est pas évident mais nécessaire pour l'étudiant. Celui qui ne veut pas aller au concours est déjà un artiste, mais un artiste avec ses fragilités. Et j'ajoute que, malgré toutes les précautions que l'on peut prendre, n'importe quel organisateur de concours a envie d'un lauréat qui donne au concours toute son importance, et donc il faut le fabriquer. On le voit au Japon et ailleurs, on cherche l'oiseau rare qui va représenter le concours et le valoriser. On en arrive à des systèmes complexes, pas forcément valorisants pour l'âme de l'artiste.

- Vous venez d'enregistrer un très beau disque Chopin, avez-vous d'autres projets ?
Oui. Dont je ne parle pas car je n'enregistre plus de disques comme j'en faisais quand j'étais gamin. Je n'ai plus du tout la même démarche. Je n'appartiens plus à une maison de disques. J'étais chez EMI et on travaillait d'une année sur l'autre avec un plan. Aujourd'hui, je peux me permettre de dire que j'enregistre ce que je veux et que je ne sais pas encore ce que je vais enregistrer. L'objectif est à deux ans mais il est trop tôt pour dire de quoi il sera composé. J'ai besoin de prendre du temps, de jouer ces œuvres à travers le monde sur différents pianos... Quant à mon regard sur l'enregistrement, si je travaille beaucoup et que je prends mille précautions, je ne fais pas beaucoup confiance au résultat final pour une raison simple, c'est qu'une fois qu'il est paru, ma pensée a déjà beaucoup évolué.

- Y a-t-il un répertoire que vous souhaiteriez explorer ?
Oui et c'est un privilège. Je n'ai pas été beaucoup en contact avec le répertoire germanique et notamment Beethoven -que j'ai beaucoup travaillé au conservatoire. Il m'est devenu étranger et j'avais le sentiment de ne pas avoir grand chose à dire face aux gens qui le jouent tellement bien. Aujourd'hui, j'ai le privilège de pouvoir instiller au centre de mes programmes un concerto, une sonate et je prends cette musique plus pour moi même que pour en faire quelque chose de définitif comme j'ai conçu ce disque Chopin. S'agissant de Beethoven, je n'en suis pas au stade de proposer ma version, mon interprétation. Mais de temps en temps, j'ai du plaisir à jouer une sonate et je prends toutes ces émotions. Je m’immerge dans ce répertoire avec parcimonie car il y a un répertoire qui est le canal de ma carrière.

Propos recueillis par Ayrton Desimpelaere
Bruxelles, Flagey, le 5 février 2014

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