Schumann inattendu et incandescent

par

Robert Schumann (1810 - 1856)
Concerto pour violon en ré mineur - Trio pour piano, violon et violoncelle en sol mineur, op. 110
Isabelle Faust (violon), Alexandre Melnikov (piano), Jean-Guihen Queyras (violoncelle), Freiburger Barockorchester, direction Pablo Heras-Casado.
2015-DDD-61’37-Harmonia Mundi-HMC 902196

Le Concerto pour violon de Schumann a connu un destin singulier. Composé, à l’instigation du grand violoniste Joseph Joachim, à l’automne de 1853, pendant une brève et inespérée période de rémission alors que la santé mentale du compositeur se dégradait déjà sérieusement, il ne fut jamais joué en public du vivant du compositeur, même si quelques répétitions eurent lieu sous sa direction. Qui plus est, Joachim -à qui le manuscrit fut transmis au décès de Schumann- fut, tout comme Clara Schumann, pris de sérieux doutes quant à la valeur de l’oeuvre, dont il craignait qu’elle ne fût un reflet de la dégradation de l’état psychique de son ami et serait jugée par trop inférieure aux autres oeuvres de cet ami qu’il admirait. C’est pourquoi il en vint à interdire toute publication ou exécution pour les cent ans à venir. En fait, un accord put être conclu plus tôt que prévu avec les héritiers du violoniste et l’oeuvre fut publiée en 1937. La création mondiale aurait dû en être confiée au jeune Yehudi Menuhin, mais les autorités nazies, peu enthousiastes à l’idée de voir un musicien juif donner la première d’une oeuvre censée dans leur esprits remplacer au répertoire le Concerto de Mendelssohn dont la musique avait été bannie pour raisons raciales, s’arrangèrent pour que le célèbre violoniste allemand Georg Kulenkampff en assure la première exécution à Berlin, plus de 80 ans après sa composition. Mais c’est bien Yehudi Menuhin qui en assura la première discographique l’année suivante. Depuis lors, l’oeuvre a été régulièrement enregistrée (Henryk Szeryng dans les années 1960 déjà, Gidon Kremer l’a même gravée à deux reprises, et ces
dernières années de jeunes solistes tels que Baiba Skride et Anthony Marwood en ont livré des versions convaincantes) mais n’a jamais réussi à prendre pied dans les salles de concert.
La faute en est peut-être, au moins partiellement, à l’oeuvre aussi qui -surtout dans le premier mouvement d’une construction pleine de fantaisie mais assez lâche- ne présente pas la rigueur de conception des concertos de Beethoven, de Brahms ou de Mendelssohn, offre sans doute moins de possibilités au violoniste de se mettre en valeur que dans ceux-ci (il n’y a pas de cadence pour le soliste) et pêche également par manque de thèmes véritablement mémorables.
Ce nouvel enregistrement ne manque pas d’atouts, à commencer par la participation un peu inattendue du Freiberger Barockorchester. L’excellent ensemble allemand, dirigé avec beaucoup d’autorité par le jeune chef espagnol Pablo Heras-Casado, apporte à la fois la transparence d’une formation réduite (39 musiciens) et une verdeur de timbres (cordes graves gutturales à souhait, bois poétiques et cuivres agréablement râpeux) très convaincante. Quant à la prestation d’Isabelle Faust -qui opte ici pour un violon monté avec des cordes en boyau et qui évite quasi tout vibrato- elle est remarquable. La violoniste allemande attaque l’oeuvre avec la franchise, l’intelligence et l’irréprochable maîtrise technique qu’on lui connaît, ainsi qu’une conduite du discours impeccable: énergique dans les mouvements extérieurs (dont la Polonaise finale qui eût sans doute gagné à être un peu écourtée par le compositeur) et merveilleusement sensible et lyrique dans le bref et exquis mouvement central, une de ces merveilleuses et pudiques confidences où Schumann excelle invariablement.
Dans le Troisième Trio à clavier, op. 110 -où aux cordes frottées en boyau s’ajoute le subtil timbre d’un piano viennois Jean-Baptiste Streicher de 1847- la violoniste est rejointe par deux acolytes aussi profondément musiciens qu’elle. La pudeur, la finesse, la délicatesse avec lesquelles ces musiciens sensibles et cultivés abordent les mystères et les beautés de cette oeuvre poétique et secrète, faisant fi de toute virtuosité creuse et extérieure, ne peut qu’emporter l’adhésion.
Patrice Lieberman

Son 10 - Livret 10 - Répertoire 10 - Interprétation 10

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