Seule manquait la pomme...

par

Evelino Pido

Guillaume Tell de Rossini en version concert
Même sans le spectaculaire offert par la scène, une parfaite mise en place de tous les éléments musicaux assure la réussite d'un "Grand Opéra Français". Ce fut le cas de La Monnaie avec cette production en concert de Guillaume Tell, parangon d'un genre nouveau, que l'illustre italien crée en 1829, un an après La Muette de Portici d'Auber. Une fois n'est pas coutume pour une critique d'opéra, j'aimerais commencer par saluer l'exceptionnelle prestation de l'Orchestre symphonique de La Monnaie. Dynamisé par un Evelino Pido survolté, il a été l'âme de cette exécution, dès le poétique solo de violoncelle (Sébastien Walnier) qui débute ce spectacle de quatre heures. Rien que l'ouverture, déjà, démontrait l'exceptionnelle préparation de l'orchestre, la précision inouïe des cordes, la beauté des vents, la puissance des cuivres (les trombones dans la bataille finale). Cette précision et cette finesse ont accompagné toute la représentation, jusqu'à l'ultime chant à la liberté, aux ruisselants arpèges de harpes, qui clôt le dernier opéra de Rossini, comme un hymne à l'avenir. Un grand bravo donc aussi au premier violon, Zygmunt Kowalski. Le choeur, constamment présent et personnage actif de l'intrigue romantique tirée du drame de Schiller, a transporté le public par son évolution remarquable, épousant tous les méandres de l'action : hyménée, déploration, serments et conspiration, chasse, danses villageoises, soutien au combat, joie finale. Il peut être fier de sa prestation, et de sa parfaite justesse, de la plus douce intonation aux imposants finales des actes I (Il y va de vos jours) et III (Anathème à Gessler), où il atteint une puissance sonore maximale, pour le plus grand plaisir des auditeurs. Second bravo à son chef Martino Faggiani.
Bien sûr, qui dit "Grand Opéra" dit "grands chanteurs". Ce genre exige des interprètes une technique virtuose hors pair, un art consommé de la ligne mélodique, un tempérament dramatique puissant, et enfin et surtout, une grande endurance. Avons-nous enfin l'équivalent des Dabadie, Cinti-Damoreau, Dorus-Gras, Falcon, Nourrit, Levasseur, et autres Duprez, tous ces chanteurs de légende de l'Opéra de Paris ? Il faut croire que, petit à petit, le répertoire revenant en force, les interprètes se révèlent - ou est-ce l'inverse ? Ce qui s'est passé pour le bel canto italien il y a quelques décennies semble se produire pour l'opéra historique français. Les représentations se multiplient, les enregistrements apparaissent grâce à cette nouvelle génération des Osborn, Hymel, Cutler, Lapointe, Varnier, Delunsch, Ciofi, Giannattasio et tant d'autres. Ce fut la troisième gloire de cette soirée d'avoir à entendre des voix exceptionnelles, qui, par quelque grâce des dieux lyriques, présentait physiquement les caractères de leur rôle. Même sans mise en scène, leur engagement dramatique était tel que tous, dans la salle, suivaient leurs aventures presque en haletant. A tout seigneur tout honneur, le Guillaume Tell barbu, énorme et tendre à la fois, très dominateur, de Nicolai Alaimo, que nous avions déjà pu admirer à Amsterdam, voix charnue et timbre d'airain. Michael Spyres, étoile montante parmi les jeunes ténors héroïques, fut l'incontestable star du plateau. Il chante de mémoire, atteint toutes les notes sans peine - son Asile héréditaire fut triomphal - et possède une vaillance, mais aussi un legato et un charme qui a séduit le public, sans parler d'une parfaite diction française. Bravo l'Américain ! La Mathilde de la fière albanaise Ermelona Jaho (la belle Vestale de Spontini à Paris) a pu déconcerter par un vibrato certain. Ses deux airs ont pourtant été déclinés avec chaleur, tout comme les vocalises, héritières du passé bel cantiste du maître de Pesaro, et impeccablement détaillées. L'union des voix de Spyres et de Jaho a donné un duo à l'acte deux témoignant d'une aisance touchant au sublime, et qui n'appartient qu'aux plus grands : un des tous beaux moments de la soirée. Une Nora Gubitsch aux cheveux épars incarnait Hedwige, l'épouse aimante et éplorée. Quant à la jeune limbourgeoise Ilse Eerens, parfaitement immobile lors de la scène de la pomme, son physique de mignonne petite blondinette androgyne, en faisait un Jemmy idéal. Citons encore le caverneux Melchthal de Jean Teitgen, que nous avions applaudi dans Les Barbares de Saint-Saëns, le très sonore mais pas trop idiomatique Walter Furst de Marco Spotti, et le Gessler bien chantant mais à la limite de l'histrion de Vincent Le Texier, en bien meilleure forme que dans son Claudius d'Hamlet, à La Monnaie. Enfin, Julien Dran, dans le petit rôle de Ruodi, confirme tous les espoirs placés en lui. Troisième bravo donc à Peter de Caluwe pour avoir réuni cette distribution splendide. L'oeuvre était donnée quasi-intégralement, avec tous les ballets, dont l'ineffable "Pas des soldats", pour le plus grand bonheur du public, mais aussi de l'orchestre ! Un tout dernier petit plus encore ? La très intéressante notice historique de Damien Colas dans le programme de salle. Au crédit donc de La Monnaie d'avoir su rendre la beauté et la grandeur d'un opéra comme ce Guillaume Tell, simplement en concert. Il y manquait la dimension visuelle, oui, mais la perfection de l'interprétation, tant vocale que chorale et instrumentale, a permis de reconnaître et de revivre l'incroyable richesse musicale et dramatique d'une partition que l'on redécouvre à chaque instant.
Bruno Peeters
La Monnaie, le 2 mars 2014

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