Sokolov, colosse hypnotiseur

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Décidément, Grigory Sokolov est un pianiste qui sort résolument de l'ordinaire. Là où l'on se retrouve trop souvent face à des interprètes dotés d'intelligence et de sensibilité mais dont les moyens techniques n'arrivent pas toujours à exprimer toutes les intentions ou, au contraire, devant des pianistes aux doigts de fer mais trop souvent à court d'idées, on est, avec le grand musicien russe, en présence d'un véritable artiste aux moyens pianistiques apparemment illimités et doué d'une hauteur de vues peu commune qui va de pair avec une véritable originalité de pensée jointe à la faculté de créer un univers sonore et musical qui n'appartient qu'à lui.
Invité régulier de Bozar depuis maintenant de nombreuses années, Sokolov s'est fait entendre dans les répertoires les plus divers (on se souviendra de surprenantes pièces de Couperin et d'inoubliables sonates de Mozart) avec un égal bonheur. Qui plus est, ce colosse apparemment sévère est un véritable hypnotiseur: même si on peut aisément s'imaginer une approche des oeuvres différente de la sienne, il fait preuve d'une force de conception telle qu'elle amène l'auditeur le plus critique à rendre les armes et à suivre Sokolov là où il veut aller. Car ce pianiste est de la race des plus grands, de ceux à qui il importe, somme toute, assez peu de plaire au public, car -pareil en cela à un Schnabel ou à un Serkin- il a mieux à faire, puisque, bien plus que la vanité du succès, c'est la vérité qu'il recherche.
Son dernier récital au Palais des Beaux-Arts illustrait, une fois encore, cette approche sans concession, entièrement vouée à la recherche de la vérité qui, heureusement, passe par celle de la beauté. Dès les premières notes de la Troisième Sonate de Chopin qui ouvrait la soirée, il était clair qu'on avait affaire à quelque chose d'inhabituel : la seule façon dont les arpèges de la main gauche étaient sculptés pour être élevés au rang de véritable contrechant à la mélodie de la main droite plutôt que servir de simple remplissage harmonique, alors que la main droite détaillait les notes aiguës comme autant de perles avait déjà de quoi susciter l'admiration. Quant aux accords qui clôturaient le premier mouvement, la somptueuse richesse de son de Sokolov les fait retentir comme s'ils avaient été joués à l'orgue. Et que dire de l'infaillible sens de la phrase longue, mesuré à la capacité de soutenir un tempo inhabituellement lent dans le Largo habité d'une inexorable tension ? Quant aux traits du Finale, ils coulent comme de la lave en fusion. Ceux qui aiment leur Chopin viril et sans afféterie -à la manière de Rubinstein ou de Gilels- auront reconnu ici un pianiste à la hauteur de cette sublime musique.
La deuxième partie de la soirée fut elle consacrée à un choix de dix Mazurkas de Chopin. On sait qu'il s'agit là des expressions les plus intimes, voire les plus secrètes de Chopin. Elles exigent un interprète capable de rendre le mordant et la fierté de la danse ainsi que le caractère secret et parfois ombrageux d'une musique qui relève si souvent de la confidence. Est-il besoin de dire que Sokolov se montra entièrement digne de cette exigeante tâche ? Sa façon, selon les pièces, de mettre en exergue la grâce légère et dansante de la musique ou, au contraire, de mettre l'accent sur le côté mâle et rythmé de morceaux qui réussissent par moments à tenir à la fois de l'élégance du salon et de la vigueur de la danse populaire était remarquable. Mais il faudrait encore parler de son subtil rubato dans les passages lyriques et des couleurs carrément debussystes dont le pianiste russe parait l'harmonie chopinienne. Cette façon de révéler toute les facettes d'une musique faussement simple est vraiment la marque d'un grand interprète, invariablement captivant.
Comme Richter par le passé, Sokolov est connu pour ne pas être avare de ses bis. Le choix qu'il offrit d'Impromptus et Moments musicaux de Schubert fut une moment de grâce, le pianiste faisant preuve d'une infaillible compréhension de l'ineffable beauté de l'univers schubertien où la passion romantique le dispute sans cesse à la tendre et consolatrice beauté du chant.
Patrice Liebermann
Bruxelles, Bozar, le 14 juin 2014

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