Stéphane Ginsburgh, pianiste des défis

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Stéphane Ginsburgh est un pianiste qui aime les défis. Il joue régulièrement Morton Feldman et Frederic Rzewski, enregistre l'intégrale des sonates de Prokofiev (Cyprès) et se prépare à affronter, avec son compère Wilhem Latchoumia, l'imposante "Mantra" de Stockhausen pour le festival Ars Musica. Crescendo-Magazine rencontre l'un des artistes les plus épatants et indispensables de la scène belge.

Dans le cadre d’Ars Musica, vous allez interpréter le titanesque Mantra de Stockhausen (avec votre confrère Wilhem Latchoumia).  Nous célébrons cette année le 90e anniversaire de la naissance de Stockhausen, figure imposante de la musique du XXe siècle. Comment l’auditeur peut-il entrer dans une telle partition ? Sa musique, très marquée par son époque, n’a-t-elle pas prématurément vieilli ?

Comme l'explique Karlheinz Stockhausen dans une célèbre discussion avec Theodor Adorno, il existe des conditions optimales pour écouter sa musique et d’ailleurs, toute musique. Au-delà de la qualité de la performance musicale qui repose sur les interprètes, j’en retiens deux. L’une tient à la qualité acoustique optimale de la salle. Stockhausen était très attentif au lieu de la performance musicale, jusqu’à dessiner les plans d’une salle idéale, bien entendu de proportions assez fabuleuses. Je ne sais pas si sa construction en a jamais été envisagée. L’autre concerne les auditeurs eux-mêmes desquels on devrait, selon lui, toujours attendre une démarche d’écoute active. Cette démarche passe par exemple par un certain nombre d’écoutes successives qui permettent de se plonger dans un univers musical particulier et de l'apprivoiser. Cette écoute ne nécessite pas une compréhension théorique de l’œuvre. Cependant, Karlheinz Stockhausen ne se fait pas d’illusion et, à l’instar de Nietzsche dans le Crépuscule des idoles, dit qu’il est conscient de ce que sa musique s'adresse à un assez petit nombre d’auditeurs. Cela ne l’empêche pas de poursuivre son cheminement musical sans relâche.

Quant à la question du vieillissement, toute musique est marquée par son époque, celle de Bach, Beethoven, Debussy aussi. En ce sens, la musique de Stockhausen a évidemment vieilli. Je ne m’étends pas ici sur ce qui aurait particulièrement vieilli. Mais comme on ne peut pas vraiment parler de progrès en musique comme on peut en parler en science, même ce phénomène y est aussi contesté. Ce qu’il faut voir en toute musique, c’est d’une part l’héritage qu’elle porte et de l’autre, les germes qu’elle a constitués pour la musique actuelle. En ce sens, Stockhausen est vraiment un compositeur séminal pour aujourd’hui, un des pionniers de l’électronique, dont l’influence s’est étendue aussi hors du domaine “classique”.

Dans cette aventure, je suis en compagnie de l’extraordinaire Wilhem Latchoumia, véritable félin du piano mais aussi de Jan Panis pour l’électronique, qui a côtoyé le compositeur de près et a joué Mantra à de nombreuses reprises.

Dans votre parcours interprétatif, on vous sait très attaché à des esthétiques très diverses comme celles de Morton Feldman dont vous avez enregistré différentes pièces dont Palais de Mari ou encore Frederic Rzewski. Comment traverse-t-on des univers pianistiques aussi divers et différents ?

Assez facilement en réalité. Selon moi, il existe véritablement un continuum entre les compositeurs, une pensée commune, même quand il y a de grandes différences. C’est amusant que vous citiez Rzewski d’un côté et Feldman de l’autre. Le premier m’a confié dernièrement combien sa rencontre à Darmstadt avec Stockhausen de 10 ans son ainé, fin des années 50, avait été importante pour lui intellectuellement et musicalement. Quant au second, Stockhausen lui a dit un jour: “Ta musique pourrait être un moment dans ma musique.” Musicalement parlant, les rapports sont nombreux. En ce qui concerne les questions purement pianistiques, on s’arrange, il faut apprendre à glisser sa main dans le gant du compositeur.

Dans le cadre du Festival Ars Musica vous allez également participer à une soirée intitulée "Nuit de la Résistance" avec, justement, une pièce de Rzewski. En quoi cette pièce est-elle une illustration de ce thème ?

Coming Together est une pièce pour ensemble indéterminé et récitant basée sur une lettre de Sam Melvillen, cet Américain dont le destin fut tragique. Emprisonné à la prison d’Attica à New York pour avoir commis plusieurs attentats, Sam Melville était un activiste radical. Le texte utilisé par Rzewski expose ce que représente l’emprisonnement, sa dureté, mais aussi la possibilité d’améliorer les conditions de détention. C’est en organisant l’amélioration de ces conditions que Sam Melville fut assassiné pendant un soulèvement. Frederic Rzewski fait souvent référence dans ses œuvres à des thématiques similaires, dans De Profundis c’est aussi la prison, dans les Variations The People United c’est la chanson révolutionnaire chilienne “El Pueblo Unido”, dans les North American Ballads ce sont des blues contestataires. Les exemples sont nombreux. Ne nous leurrons pas sur le sens, l'effet et la portée de la résistance comme titre d’une soirée. Rzewski dit lui-même que le musique ne change pas le monde. Mais elle changera peut-être quelques individus qui ensuite pourront peut-être changer le monde ?

Qu’est ce qui oppose ou peut rapprocher les musiques et les personnalités de Stockhausen et de Rzewski ? Posent-ils des défis pianistiques différents ?

Dans le cas de ces deux compositeurs, le contenu purement pianistique est bien plus proche qu’on ne l’imagine même s’ils posent forcément des défis particuliers. J’ai dit plus haut combien Rzewski avait été impressionné par Stockhausen. Cela va même plus loin puisque le compositeur américain, pianiste virtuose, a créé de nombreuses œuvres de son époque, dont l’énorme et quasi injouable Klavierstück X du compositeur allemand ! De même, chez les deux, les défis dépassent le piano puisqu’ils font également appel parfois à la voix de l’instrumentiste, à ses talents de percussionniste, voire même d’acteur.

Après ces concerts Ars Musica, vous allez jouer, à travers la Belgique, la sonate Hammerklavier de Beethoven. En quoi la fréquentation des oeuvres des compositeurs comme Stockhausen, Rzewski ou Feldman, influence-t-elle votre approche de ce chef d’oeuvre ?

Vous allez penser que c’est une obsession, mais ce sont vos questions qui m’y ramènent. Une de mes versions préférées de la sonate op. 106, et une des moins “orthodoxes”, est celle de… Frederic Rzewski. Comment imaginer proximité plus grande entre compositeur et interprète ? Beethoven et Rzewski, compositeurs et interprètes. Il m’a toujours semblé évident que la fréquentation des compositeurs actuels, récents, contemporains -quelle que soit l’appellation- était indispensable pour pouvoir renouveler le regard sur la musique “ancienne” sans devoir s’appuyer uniquement sur la tradition. Le rapport direct avec la musique vivante nourrit constamment et intensément la réflexion sur les anciens.

En 2019, votre agenda indique que vous allez reprendre les sonates de Prokofiev dont vous avez enregistré une passionnante intégrale pour Cyprès. Est-ce que votre vision de ces oeuvres a évolué depuis votre enregistrement ?   

En effet, plusieurs années après l’enregistrement de l’intégrale, je la reprends. Une évolution est pratiquement inévitable pour moi. Je ne pourrais jamais envisager de faire de la musique en répétant simplement ce que j’ai fait dans le passé. Bien sûr, une réinterprétation se nourrit d'une interprétation antérieure, mais elle est l’occasion de rafraîchir sa vision d’une œuvre assez riche pour le permettre. Celle de Prokofiev l’est plus que certainement !

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

Crédit photographique : Marie-Clémence David

Le site de Stéphane Ginsburgh : www.ginsburgh.net

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