Tosca, l'art et l'instinct

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© Elisa Haberer / ONP

Histoire féroce selon Paul Dukas, « spectacle décoratif qui fournit l'occasion de composer une abondante musique » selon Puccini, Tosca, la pièce de Victorien Sardou écrite pour Sarah Bernhardt fut d'abord connue des deux côtés de l'Atlantique grâce à « La Divine ». En ouverture de saison sur le plateau de la Bastille, l'Opéra National de Paris reprend une mise en scène de Pierre Audi dont nous avons déjà eu l'occasion de louer l'efficacité et la fidélité (https://www.crescendo-magazine.be/2014/10/une-tosca-de-reference/). En effet, si elle n'a rien de saillant, elle ne dénature aucun des ingrédients, des enjeux, des réminiscences multiples qui nous plongent chaque fois au cœur du volcan. Ce chef-d’œuvre de 1900 fixe en effet le moment précis où le combat du matérialisme et de l'art avec sa tangentielle politique incarnée par Mario Cavaradossi, va basculer. Le génie de Puccini unit étroitement les pulsions telluriques de l'instinct à la science musicale la plus accomplie. Il approche au plus près le charnel de la voix -du feulement au soupir, des coups de cravaches à l'extase amoureuse- qui dégénéreront malheureusement ensuite en spasmes univoques et triviaux. Art de l’ambiguïté, de l’imbrication des perspectives également : le mélange visuel et sonore se superpose sans cesse - Sant'Andrea, palais Farnèse, chambre de torture, salon de la Reine, prison Saint- Ange, Te Deum et tambours révolutionnaires. Si bien que Tosca fut et reste un chef-d’œuvre populaire au sens le plus large. Tour à tour chasse, corrida, sacrifice humain, étreinte amoureuse sous l'aile omniprésente de la guerre, l’œuvre touche chacun, intimement, en ce qu'elle ressort -à travers toutes ces tragédies- de la puissance irrésistible de l'instinct vital. Celui du prédateur (Scarpia) comme celui des proies. A cet égard la spatialisation scénique en arène du IIe Acte -propice à la projection sonore- met judicieusement en valeur l'affrontement des forces du mal avec celles de l'art et de l'amour. Amour divinement chanté par Anja Harteros en un « Vissi d'arte » d'anthologie, malencontreusement applaudi avant les dernières mesures. Profusion de musique aussi, comme l'avait pressenti le compositeur de La Bohême, avec ses « singularités harmoniques », ses coloris puissants, parfois acides, ambigus et son élan mélodique aux lignes si voluptueuses quasi hypnotiques qui transportent en ce monde étrange où la pensée se dissout dans l'émotion. Grâce à la direction vigoureuse, attentive et précise de Dan Ettinger l'orchestre met en valeur cette pulsation souterraine comme les fines qualités d'orchestration que Ravel admirait tant. Tous font corps avec un trio de chanteurs exceptionnels. Bryn Terfel a épuré son jeu, densifié un chant qui frappe, caresse et broie avec une admirable économie de moyens. Anja Harteros, impériale dès son apparition, déployant les nuances infinies d'un chant qui évolue de la tendresse primesautière, à la passion criminelle et au désespoir, met son art accompli et des moyens vocaux de toute beauté au service d'une Tosca qui unit étroitement violence et lumière. Marcelo Alvarez campe un Mario sûr de lui au galbe vocal aussi maîtrisé qu'admirable. Dans cette salle de « l'opéra  populaire » de la Bastille chauffée à blanc -à deux pas de la place ensanglantée des révolutions parisiennes où plane encore l'écho de la Grande symphonie funèbre et triomphale composée par Berlioz en1840, cette Tosca est parfaitement en situation.
Bénédicte Palaux Simonnet
Paris, Opéra National, le 23 septembre 2016

et aussi avec Bryn Terfel et Angela Gheorghiu en DVD :
https://www.crescendo-magazine.be/2012/12/une-nouvelle-tosca/

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